Bruxelles à l’heure du marketing : le cas de Droh!me

Inter-Environnement- Bruxelles (IEB) fédère 80 comités de quartier et groupes d’habitants qui agissent pour améliorer la qualité de la vie dans la capitale de l’Europe. Son périodique Bruxelles en mouvements (BEM) vient de publier un article dénonçant la logique de city marketing qui soutient des projets, non pas destinés aux habitants ordinaires de la ville, mais qui ont pour but de positionner la cité dans une espèce de compétition destinée à « vendre » la ville sur le marché international. POUR a repris de larges extraits de ce texte dont vous trouverez l’intégralité dans le n°295 du BEM.

La société Droh!me ambitionne de créer sur le site de l’hippodrome de Boitsfort à la lisière de la Forêt de Soignes un parc d’attraction vert nommé Melting Park qui entend « rendre la nature et la biodiversité au citoyen ». Mais les slogans publicitaires de Droh!me ne convainquent guère les associations de défense de l’environnement et les riverains qui voient dans ce projet une menace pour la forêt et son écosystème.

Le site de l’hippodrome s’étend sur 32 hectares à la lisière de la forêt de Soignes. Il appartient à la Région de Bruxelles-Capitale depuis 1989. À l’abandon depuis plus de 20 ans, la Région a décidé de reconvertir ce lieu en un «  pôle régional récréatif et de loisirs actifs ». Pour rénover les bâtiments et mettre en valeur le site, la Région a opté pour un  partenariat public-privé. Malgré les nombreuses critiques que ce type de dispositif rencontre ailleurs en Europe, cette formule de financement de projets publics conserve encore toute son aura auprès des responsables politiques bruxellois : projet de centre commercial Néo sur le plateau du Heysel, tout nouveau musée d’art contemporain Kanal ou encore la future prison de Haren.

Dans le cas de l’hippodrome de Boitsfort, le partenariat public-privé a été conclu entre Droh!me Invest et la Société d’Aménagement Urbain (SAU). Droh!me Invest a obtenu la concession du site en 2014 pour une durée de 15 ans, renouvelable. À l’issue de cette période, le site sera rétrocédé à la Région. L’accord prévoit que la SAU rénove à ses frais les principaux bâtiments du site, pour plus de 7 millions d’€. Le Fonds Européen de Développement Régional a été sollicité pour un montant de 4,2 millions d’€. Ce partenariat comprend également un volet environnemental : Bruxelles Environnement se joindra ainsi au projet pour l’animation de la future Maison de la Forêt et la cogestion des parties forestières du site.

Droh!me Invest s’est quant à elle engagée à financer à hauteur de 9 millions d’€ diverses rénovations sur le site, notamment les aménagements intérieurs des bâtiments. Elle a fait appel à d’autres investisseurs privés afin de leur proposer « un partenariat fort qui génère du sens et du contenu », et qui leur offrira « une somme de touchpoint[1] qui allient image, notoriété, expérience et engagement ». De nombreuses sociétés se sont montrées «  passionnées pour les valeurs du projet » mais sans doute aussi pour les retours sur investissement escomptés.

Le business model[2] de D!romhe repose pour 21% sur les activités horeca, 21% pour la location des espaces et 12% pour l’exploitation des parkings. Le reste des recettes proviendra du golf (20%) et de la vente du Pass (13%), un ticket permettant d’accéder aux activités payantes (patinoire, mini-golf, parcours des cimes…) dont le prix se situerait entre 18 et 25€. Selon les estimations de l’ACQU, pour être rentable, « le melting park doit attirer 200.000 visiteurs/an, soit en moyenne 550 par jour. Ce n’est qu’une moyenne néanmoins: la nature même des principales activités prévues concentrera cette affluence surtout sur les soirées de week-end et sur les beaux jours coïncidant avec des périodes de congé ». 124 événements devraient en outre s’y dérouler chaque année, soit 1 tous les 3 jours.

La cible marketing[3] de Dr!omhe ce sont les classes supérieures aisées et les entreprises. Le Pop-Up Village[4] vise ce dernier créneau. Il leur propose un pack team building[5], offrant « un alliage parfait entre travail et plaisir, une expérience complète qui inclut golf, restauration et business meeting ».

Le Melting park devrait être inauguré en 2019 mais D!romeh exploite déjà une partie du site afin de rentabiliser ses investissements. Le parcours de golf et son club house sont opérationnels. Drroh!me propose également déjà à la location ses « 2.025 m² de charme et d’authenticité ». Des tentes événementielles sont proposées, certaines pouvant accueillir jusqu’à 1.750 personnes, notamment pour des walking dinner.[6] La liste des événements qui s’y sont déroulés est déjà longue : « Jpeux pas, ce soir jai piscine », Fête de la pomme, Eco Trail et tout récemment la fiesta organisée pour les travailleurs du MR.

Green business et politique urbaine

Les responsables politiques de la Région de Bruxelles-Capitale se sont manifestement emballés pour ce projet. Outre la réhabilitation de ce site emblématique, le melting park s’inscrit parfaitement dans ses objectifs de city marketing. Dans le grand marché concurrentiel des villes, chacune d’elle doit devenir « attractive » afin d’attirer toujours plus de touristes et d’entreprises. Leurs performances marketing sont évaluées au moyen d’indicateurs tels le « City Brand Index ». À l’instar de Néo, de la marina à Anderlecht ou encore du musée d’art contemporain Kanal, le Melting Park doit contribuer à faire de Bruxelles une destination phare. La plupart de ces projets repose d’ailleurs sur des partenariats public-privé. Pour promouvoir son parc, VO sait jouer sur la corde sensible des politiques. Son projet, explique-t-elle, doit jouer un rôle important « pour faire de Bruxelles une ville verte et conviviale ouverte à tous, exemplaire dans son développement et visionnaire dans son offre ». « La réalisation des promesses de Drom!eh Melting Park sera un exemple de partenariat public-privé et la preuve que l’optimisme, combiné à l’audace, à la volonté de chacun et à la pugnacité permet d’avancer et de développer un projet qui répond aux besoins de la Région et ses habitants, porteur pour tous et déterminant pour le rayonnement international de Bruxelles ».

Sur papier, ce partenariat public-privé est donc un win-win : un site à haute valeur patrimoniale est rénové, le public profite d’une gamme « unique » d’activités ludiques dans un parc de loisirs tournée vers le futur, VO Group rentabilise sa judicieuse exploitation du potentiel offert par les lieux et la ville gagne des points sur le grand baromètre international du city marketing. Cerise sur le gâteau, l’environnement est mis à l’honneur à chaque étape du projet.

Green business et marketing vert déclinent la même idée : réconcilier capitalisme et environnement. Alors qu’aux premières heures de l’écologie politique, les exigences environnementales étaient perçues comme des freins à la croissance, dorénavant, grâce au green business[7] et au marketing vert,[8] la préservation de la nature et les impératifs de rentabilité économique seraient réconciliées. Est-ce protéger néanmoins l’environnement que de s’en servir comme outil de marketing ?

Inspirés par les théories en vogue du néolibéralisme, les pouvoirs publics adoptent les mêmes modes opératoires que le privé. Le city marketing constitue l’une des formes de ce changement d’approche. La ville et ses habitants gagnent-ils cependant au change avec cette conversion des pouvoirs publics aux manières de faire et de penser des entreprises privées ? Drooh!me offre un bel exemple à la fois de green business et de ce qu’est la politique du city marketing. Ce projet ambitionne de créer un parc d’attraction green et healthy qui répond à l’objectif de « Bruxelles, ville durable ».

Droh!me est une émanation de VO Group, une entreprise de communication, spécialisée dans l’événementiel. VO a déjà une longue expérience dans ce domaine : reconstitution de la bataille de Waterloo, Journées portes ouvertes du Parlement Européen, Fête du Port de Bruxelles ou encore Brussels On Ice. La nature, l’éthique, la  convivialité, l’intergénérationnel et la santé sont naturellement au cœur du projet. Le golf, par exemple, est un « éco golf » : on y circule sur un green entretenu sans pesticide avec des voitures électriques. Un restaurant « bio-bistronomique » est déjà prévu sur le site. Il prendra place dans un bâtiment restauré par un « designer vedette » qui en fera « plus quun restaurant, un lieu de vie, de partage et de nature. La terrasse O2est un espace en bois, où le vert, le blanc et le bleu se mêlent et oùle temps se fige. »

Dans le souci d’éveiller sa clientèle à l’environnement, Dh!rome proposera plusieurs activités écologiques et éducatives. Un belvédère des cimes, culminant à 40m de hauteur, offrira un point de vue unique sur la capitale de l’Europe et sa forêt. Les plus audacieux pourront en descendre en tyrolienne. Frisson pédagogique garanti. Ce belvédère s’intègre lui-même dans un « parcours des cimes » où petits et grands pourront découvrir les charmes de la nature en faisant de l’accrobranche. Enfin, en collaboration avec Bruxelles Environnement, une « Maison de la forêt » sera implantée sur le site. Celle-ci est destinée à être « le pôle daccueil et dinformation à Bruxelles pour laccès à la Forêt de Soignes,  véritable vitrine de l’écocitoyenneté active dans un esprit ludique et créatif ». Certains détracteurs du projet parlent de « parc commercial  et même de « disneylandisation de la nature » mais ces expressions rebutent son directeur. Le melting park est tout autre chose : « un créateur de bonheurs urbains ».

Façadisme environnemental

Ce tableau qui devrait être idyllique rencontre pourtant de nombreux détracteurs. Ceux-ci dénoncent le façadisme environnemental de ce parc de loisirs du XXIe siècle et l’incompatibilité entre les activités prévues sur le site et le respect des normes de protection de la nature en vigueur à Bruxelles.

Les critiques formulées par les associations de défense de la nature et les comités de riverains à l’encontre de Droh!me s’inscrivent dans la continuité de leur combat pour la préservation de la Forêt de Soignes. Alors que le Melting park n’est pas encore officiellement ouvert, les événements que D!rhome a organisés sur le site ont déjà fait l’objet de plusieurs infractions aux normes environnementales en vigueur : tapage nocturne, utilisation d’un vaste parking en zone forestière, événements organisés sans permis, panneaux de publicité placés illégalement, etc. Ces infractions ne laissent rien présager de bon pour l’avenir lorsque le parc sera pleinement opérationnel.

D’une manière plus générale, les associations environnementales et les riverains estiment que les activités et les installations prévues sur le site entrent en contradiction avec toute une série de règles de protection de l’environnement. Situé en lisière de la Forêt de Soignes et en partie dans la forêt elle-même, classée zone Natura 2000, le Melting park risque de perturber lourdement cet environnement fragile. Il augmentera en outre les problèmes de mobilité du quartier en drainant lors de ses événements un flux supplémentaire de voitures. Enfin, pour les associations et les riverains, les activités green prévues sur le site n’ont de green que le nom. Michel Maziers de la Société des Amis de la Forêt de Soignes se demande : « Passer dune cime darbre à une autre, grimper au belvédère qui dominerait la forêt (…), est-ce promouvoir la nature ou la perturber ?». La même critique peut être formulée concernant le golf aussi « éco » qu’il soit.

Si Dromeh! a reçu son permis d’environnement le 27 octobre 2017 mais des limites sont imposées aux ambitions événementielles des exploitants : 600 personnes maximum seront admises en même temps sur le site au lieu de la moyenne de 1.500 que les promoteurs souhaitaient. Le site doit en outre fermer à minuit, le nombre de places de parking est réduit et la puissance des enceintes acoustiques est limitée. Insatisfaits par ces petites victoires, plusieurs associations et riverains ont introduit un recours devant le Collège de l’environnement contre ce permis encore trop laxiste à leurs yeux.

Le profit, le public et l’environnement

Bien que modestes, ces victoires mettent en péril le business model de Drhom!e. « Les conditions imposées par le permis limitent les possibilités d’exploitation du site et auront un impact important sur l’économie générale du projet», déplore Michel Culot. Pour boucler son budget, il lui faudra impérativement trouver d’autres sources de financement et sans doute donc de nouvelles animations durables et rentables dont Dhrom!e a le secret. Des films animaliers en 3D projetés entre les arbres ? Des courses de voitures solaires sur l’anneau de l’hippodrome ? Du parachute pour se ressourcer dans l’air pur de la forêt ? Quelles qu’elles soient, de nouvelles activités risquent à leur tour de générer de nouvelles nuisances. Les activités à forte valeur ajoutée sont aussi celles qui génèrent le plus de nuisances. Il y a là un cercle vicieux induit par la logique de rentabilité à la base du projet. À moins que les pouvoirs publics décident d’y remédier en investissant plus d’argent dans le projet…

En décembre 2017, Rudi Vervoort, ministre-président de la Région, rappelait les grands objectifs poursuivis par la Région sur le site de l’hippodrome : « Préserver et valoriser le patrimoine naturel et historique, développer un espace vert récréatif qui permette aux familles de sen approprier lusage et développer les fonctions récréatives, éducatives et culturelles du site… ». Ces buts sont louables mais ne sont pas les objectifs prioritaires de Droh!me. Drohohoho!me est une société commerciale. Elle se doit de privilégier des activités comme l’horeca et l’organisation d’événements fun car eux seuls sont rentables. Les aspects éducatifs, environnementaux et culturels sont forcément secondaires. Il y a ainsi une inversion des priorités. Celle-ci est d’autant plus difficile à accepter que le patrimoine public, rénové à grands renforts de subventions de la Région et de l’Europe, bénéficiera essentiellement à des entreprises désireuses d’y développer du networking[9] et à une clientèle de happy few.

La formule du partenariat public-privé à la base du projet constitue sans doute le biais qui explique ces dérives par rapport aux bonnes intentions de départ de la Région. Cette formule engendre une forme d’accointance entre les pouvoirs publics et les entreprises privées. En théorie, les pouvoirs publics édictent des lois et des plans et veillent à leur bonne mise en œuvre. Mais à partir du moment où les pouvoirs publics concluent des partenariats avec des entreprises privées, ils sont de fait intéressés eux-mêmes à la réussite des projets portés par le privé. Il est dès lors tentant pour eux d’utiliser les outils réglementaires à leur disposition pour soutenir leur acolyte privé.

Les associations de défense de l’environnement et les riverains soulignent dans cet esprit les nombreuses dérogations aux règles et plans en vigueur obtenues par Drohm!e. Ils dénoncent en particulier la pratique dite du « saucissonnage » des demandes de permis cautionnée par la Région. Les projets sur le site sont introduits les uns à la suite des autres auprès de l’administration, en ignorant grâce à ce moyen le cumul de leurs incidences sur l’environnement. À leurs yeux, Dro!mhe n’aurait jamais pu obtenir de permis si l’ensemble du projet et toutes les dérogations qui ont été sollicitées avaient été présentées en même temps. On assiste ainsi avec Dro!hme à un mouvement pour le moins contradictoire : la Région édicte d’une main des règles ou classe des sites, puis de l’autre, elle vide ces règles et ces classements de leur substance en accordant à un privé toute une série d’exemptions car celles-ci mettent en péril la viabilité de son projet.

Si on ne peut reprocher à une entreprise commerciale de promouvoir ses marchandises, il est choquant de voir une institution publique adopter le même type de démarche que D!hrome dont le métier est de vendre des événements fun, du golf, des cocktails et du saumon. Le city marketing reproduit la même démarche. Aujourd’hui, la Région vend l’image de Bruxelles dans les salons internationaux d’urbanisme, comme Droh!me vend son melting pot d’activités. D’autres projets auraient pu voir le jour sur le site, plus respectueux pour l’environnement et plus intéressants pour les habitants de Bruxelles mais la Région les a refusés, probablement parce qu’ils étaient moins flamboyants.

Assurer une protection forte de la nature en ville ne rapporte guère de points dans le City Brand Index. Créer des espaces verts de calme et de convivialité pour les habitants de Bruxelles ou promouvoir des activités ouvertes à toutes les catégories de la population est moins tape-à-l’œil et moins rentable. Pareilles exigences sont incompatibles avec la logique du marketing qui réduit les individus à leurs passions consuméristes et la ville au statut de marchandise.

Alexis Dabin
Inter-Environnement Bruxelles


[1]En langage marketing, le touchpoint désigne le point de contact publicitaire ou commercial d’une entreprise avant, pendant ou après l’achat de ses marchandises.
[2]Le business model (modèle économique en français) définit la manière générale dont l’entreprise génère son profit.
[3]La cible en marketing est l’ensemble des acheteurs potentiels, que l’on cherche à conquérir ou à fidéliser par des actions marketing, après avoir réalisé une segmentation.
[4]Pop-up est encore un terme de marketing. Il s’agit d’une annonce publicitaire conçue pour être pliée et envoyée à un destinataire. L’ouverture de la pop-up déclenche alors de façon automatique la présentation d’un objet en volume.
[5]Le team building consiste à organiser des activités ludiques avec les membres d’une entreprise dans le but de renforcer la cohésion de l’équipe.
[6]Autrement dit, des cocktails dînatoires.
[7]Le green business peut se définir comme les activités des entreprises qui participent à la protection de l’environnement.
[8]Le marketing vert consiste à promouvoir des marchandises en mettant en exergue leur valeur environnementale.
[9]Encore appelé « réseautage », le networking est un moyen de se créer des relations professionnelles qui permet d’accéder à des opportunités « insoupçonnées ».