Communiqué par notre ami Victor Serge, pseudonyme, ancien responsable du Comité Contre la Répression au Maroc, Liège, et ancien membre de la Coordination Internationale des Comites de lutte contre la Répression au Maroc.
Depuis quelques années se répandent de manière insidieuse les atteintes à la mémoire de Mehdi Ben Barka, l’un des leaders importants du tiers-monde, symbole de la résistance au colonialisme et du combat contre le néocolonialisme, le sionisme et l’impérialisme. Elles passent par la désinformation, la calomnie, l’insinuation ou l’amalgame.
Reprenant un article d’un universitaire tchèque, Jan Koura, en date de novembre 2020, The Observer (l’édition dominicale du journal britannique The Guardian) publie le 26 décembre 2021 un article au titre accrocheur : «Le chef de l’opposition marocaine Mehdi Ben Barka était un espion, suggèrent les dossiers de la Guerre froide». The Observer reprend quasi intégralement les thèses avancées par Jan Koura. Ces deux textes (celui de Jan Koura en particulier) reproduisent de manière détaillée l’article d’un journaliste tchèque, Petr Zidek, publié par l’hebdomadaire français L’Express en juillet 2007.
Rien donc de nouveau sous le soleil de la calomnie. Ce n’est pas la première fois que la mémoire et la figure de Mehdi Ben Barka sont attaquées. Plutôt que s’en prendre à ses idées et à son parcours militant, ses ennemis, ses adversaires et ses détracteurs essaient de le faire passer pour un quelconque espion à la solde de tel ou tel service de renseignement, aujourd’hui la Sûreté de l’État tchécoslovaque (StB), hier le Mossad israélien, pourquoi pas demain la CIA ou même le Cab-1 marocain?
LA «STORY» DE JAN KOURA
À partir de documents déclassifiés de la StB, Jan Koura prétend sans aucun recul ni regard critique que Mehdi Ben Barka aurait entretenu d’étroites relations avec elle et aurait été rémunéré pour ses services. Il perd de vue qu’il s’agit de matériel brut, produit par un service de renseignement, peut-être expurgé ou incomplet, en tout cas sujet à caution. L’article de The Observer s’inscrit dans la même logique, sans aucune enquête complémentaire. Il ne tient pratiquement pas compte des remarques que j’ai formulées quand le journaliste m’a sollicité au sujet de l’article de Jan Koura.
En l’absence de preuves matérielles, faudrait-il croire sur parole les auteurs de ces articles lorsqu’ils avancent des affirmations aussi ridicules concernant le leader du mouvement afro-asiatique, le militant progressiste au passé incontestable? À les en croire, Mehdi Ben Barka serait devenu un agent des services secrets tchécoslovaques, manipulé par un deuxième secrétaire d’ambassade à Paris. Dans l’article de L’Express, Petr Zidek avait au moins émis quelques réserves, indiquant par exemple l’absence de pièces prouvant la matérialité des prétendus liens entre Mehdi Ben Barka et la StB.
La rencontre — probablement fortuite — à Paris en 1960 de Mehdi Ben Barka avec l’agent tchèque dont le nom de code est «Motl» a certainement intéressé les dirigeants tchécoslovaques. Ils connaissaient la position importante qu’avait déjà acquise Mehdi Ben Barka dans le tiers-monde. Ils ont vu là une opportunité d’avoir des analyses pertinentes sur la situation internationale et ont demandé à leur agent de la poursuivre. En revanche, il est évident que Mehdi Ben Barka ignorait totalement la fonction réelle de Motl (officiellement conseiller d’ambassade).
PRAGUE, UN RELAIS DU BLOC SOCIALISTE
Repris par The Observer, Jan Koura a complètement négligé l’environnement géopolitique de la période concernée. Prague était le siège des organisations internationales progressistes (Fédération syndicale mondiale, Union internationale des étudiants…) Elle était le passage obligé des responsables politiques des organisations internationales comme l’Organisation de solidarité des peuples afro-asiatiques (OSPAA) pour rejoindre certaines capitales africaines, asiatiques et Cuba. D’un point de vue purement pratique, leurs billets de voyage et de séjour étaient pris en charge soit directement par les trésoreries de ces organismes, soit sous-traitées par les comités locaux de solidarité (par exemple le comité tchécoslovaque) qui servaient de relais à l’aide financière internationale du camp socialiste.
Mehdi Ben Barka était membre du secrétariat de l’OSPAA, vice-président du Comité de fonds de solidarité chargé de recueillir l’aide financière pour les mouvements de libération nationale des pays du tiers-monde, futur président du Comité préparatoire de la Conférence de la solidarité des peuples d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine (la «Tricontinentale»). À ce titre, il voyageait régulièrement en Asie, en Afrique, à Cuba et en Europe. Des aides étaient également fournies à travers la Tchécoslovaquie, afin de soutenir l’action politique des forces progressistes (matériel, formation de militants, bourses d’études…).
Étant donné l’importance de Prague, Mehdi Ben Barka, homme politique de grande envergure, militant du tiers-monde, y transitait régulièrement lors de ses déplacements. Il ne serait pas étonnant que les responsables tchèques aient saisi l’occasion pour le rencontrer. Mehdi Ben Barka ne se privait pas de faire part de son analyse politique de la situation internationale (c’est ce qui ressort du type de «rapports» qu’il aurait fournis). À la lumière de l’article de Koura, Mehdi Ben Barka n’aurait fourni aucune information sensible qui sorte du cadre de l’analyse politique. Il faut noter que, dès le printemps 1961, il avait quitté Paris pour Genève, ce qui n’est nullement précisé par Motl à ses supérieurs.
PROBLÈME DE TERMINOLOGIE
Une remarque importante est nécessaire : il y a dès le départ un problème de terminologie. Du point de vue de la StB — le seul présenté dans l’article de Jan Koura et repris par The Observer —, Mehdi Ben Barka est soit une source, soit un agent. La nuance est importante : on peut être une source involontaire sans toutefois devenir un agent, tout dépend du point de vue à partir duquel on se place. Aucun des documents consultés par Koura ne lève le doute. Dans le seul document relatif à son prétendu «recrutement», en date de 1963, le prénom de Mehdi Ben Barka devient «Mohamed».
Cela n’est pas très sérieux.
Le premier contact établi par Motl aurait été un contact politique entre un conseiller d’ambassade à Paris et un responsable politique important. Le contenu des discussions est d’ordre politique et stratégique ; il ne correspond à aucun moment à la nature des relations entre un officier et son agent sur le terrain. Les rapports présentés par Koura indiquent qu’il n’y a eu aucune évolution dans les rapports entre Mehdi Ben Barka et les personnalités tchèques qu’il a rencontrées. Koura suppose seulement qu’il aurait deviné leur appartenance au StB.
Il est indéniable que les analyses de Mehdi Ben Barka sur la situation marocaine, africaine et du tiers-monde en général étaient importantes. Il n’y avait aucune raison qu’il n’en ait pas fait profiter un diplomate ou un responsable politique d’un « pays ami ». Il était dans son rôle de dirigeant politique et ne s’en privait pas. Il avait des réunions de travail régulières avec des chefs d’État comme Gamal Abdel Nasser pour l’Égypte, Ahmed Ben Bella pour l’Algérie, Kwame N’Krumah pour le Ghana…
Par ailleurs, il n’avait nullement besoin de l’intermédiaire d’un deuxième secrétaire d’ambassade tchécoslovaque à Paris ou de passer par Prague pour échanger avec les responsables soviétiques. Ces contacts existaient déjà lorsqu’il était président de l’Assemblée nationale consultative marocaine, au lendemain de l’indépendance du Maroc. De plus, le représentant du Comité soviétique de solidarité afro-asiatique était un membre important du secrétariat permanent de l’OSPAA au Caire et co-président du fonds de solidarité chargé de récolter et distribuer l’aide aux mouvements de libération du tiers-monde. Mehdi Ben Barka occupait des fonctions importantes dans ces deux organismes et, à ce titre, était chargé de recevoir et de distribuer ces aides. Prague servait souvent d’intermédiaire à ces transactions.
Autre remarque qui ne cadre pas avec les contraintes qui auraient été imposées à un agent : Mehdi Ben Barka n’a jamais varié de sa ligne politique et idéologique, à savoir le développement du combat anticolonial et anti-impérialiste par le renforcement de la solidarité internationale tout en préservant le mouvement du tiers-monde des influences aussi bien soviétique que chinoise. Cette ligne de conduite n’a jamais changé, même après ses passages à Prague. Quant à son voyage à Pékin durant l’été 1965, c’était pour convaincre les dirigeants chinois de l’importance de la présence de l’URSS à la conférence tricontinentale, ce que la Chine contestait, arguant que l’URSS était « européenne » ; mais Mehdi Ben Barka insistait sur l’importance des républiques asiatiques. Il a eu finalement gain de cause. Le « noyau dur » tiers-mondiste indépendant de la Chine et de l’URSS au sein de la Tricontinentale autour de Mehdi Ben Barka avait un poids suffisamment fort pour imposer sa présidence au sein de son Comité préparatoire, qui a été décidée unanimement.
LA MÉMOIRE BAFOUÉE
La famille de Mehdi Ben Barka est profondément choquée et indignée par ces pseudo-révélations fabriquées volontairement à charge, sans aucun recul ni analyse des situations, du contexte historique et politique. L’objectif recherché est de porter atteinte à sa mémoire, de dénaturer le sens de son action politique et de sa pensée en faveur de la lutte des peuples contre le colonialisme, l’impérialisme et le sionisme, pour leur émancipation politique et sociale et pour la démocratie.
Certes, victime d’un enlèvement — un crime politique — le 29 octobre 1965, il n’a pas pu mener à son terme son combat pour la modernisation de la société marocaine et l’unification des mouvements progressistes du tiers-monde. Mais ses idées et son œuvre ont nourri et nourrissent encore les luttes de plusieurs générations de Marocains et au-delà. Comme les tentatives précédentes, les dernières atteintes à sa mémoire ne sauraient altérer son combat ni diminuer la portée de sa contribution à l’émergence d’une société nouvelle.
Enfin, nous sommes surpris de la facilité avec laquelle certains peuvent accéder à des milliers de documents, alors que, depuis 56 ans, nous avons avec notre avocat Me Maurice Buttin les pires difficultés à consulter ceux d’autres services de renseignement qui pourraient nous aider à connaître enfin la vérité sur le sort de Mehdi Ben Barka.
BACHIR BEN BARKA
Président de l’Institut Mehdi Ben Barka -Mémoire vivante.
Source : Orient XXI – https://orientxxi.info/magazine/ben-barka-comme-les-mauvaises-herbes-la-calomnie-repousse-toujours,5266