Aides à domicile, un métier en souffrance. Sortir de l’impasse.

Enquêtes ouvrières en Europe – 10.

L’ouvrage de François-Xavier Devetter, Annie Dussuet et Emmanuelle Puissant est construit autour d’un paradoxe. Alors qu’une première journée nationale était consacrée, le 17 mars 2023, aux aides à domicile, qu’elles sont 570 0001 et que depuis les années 1990, des mesures de rattrapage dans la structuration du secteur se succèdent en France, ces travailleuses « […] continuent désespérément d’occuper les toutes dernières places du classement : mal payées, peu considérées, victimes d’une sinistralité massive […] » (p. 6). Face à cette situation, les auteurs ne se veulent toutefois pas fatalistes, évoquant dès le titre la possibilité de « sortir de l’impasse ».

2Au fil des cinq chapitres de l’ouvrage, les auteurs permettent ainsi aux lecteurs de mieux saisir les caractéristiques de ce secteur, les mécanismes à l’origine du paradoxe que je viens d’évoquer mais aussi de proposer cinq pistes de résolution des difficultés. Ils se basent sur un matériau (riche) composé d’entretiens conduits dans quatre régions françaises entre 2010 et 2021. Outre le point de vue des aides à domicile, les verbatims retranscrits comprennent aussi celui d’autres acteurs (médecins du travail, RH, chefs d’entreprise, représentants syndicaux) assortis d’une analyse des politiques publiques et de données quantitatives.

3L’ouvrage commence par un état des lieux mitigé du secteur (chapitre 1). Les auteurs évoquent tour à tour la forte hausse des effectifs, la structuration des branches, la professionnalisation des métiers et des structures ainsi que le développement des financements publics. Si ces évolutions pourraient être considérées comme positives, la restructuration du secteur s’est aussi traduite par sa mise en concurrence (organisations publiques, marchandes et associatives), assortie d’une dégradation de la qualité d’emploi et du service. Les emplois du temps sont très flexibles, les horaires peu négociables et les temps partiels développés. Sur ce point, les auteurs battent d’ailleurs très justement en brèche leurs effets supposément positifs pour la conciliation de la vie professionnelle et personnelle. Cette situation est, par ailleurs, la source de niveaux très bas de salaires dont la hausse ne peut toutefois être réellement envisagée via une augmentation de ces temps de travail en raison de la pénibilité des métiers à laquelle les salarié·es ne peuvent faire face par manque de ressources (formations, concertations, etc.). L’association des tâches réalisées à des fonctions « féminines » conduit à un manque de reconnaissance et à une négation des savoirs et savoir-faire. En découle une définition floue des métiers, alternativement basée sur le lieu d’intervention (domicile) et le public (vulnérable) accompagné. Les auteurs voient dans ces oscillations un frein à la construction d’une véritable identité professionnelle.

4Les quatre autres chapitres répondent successivement à plusieurs questions dont trois (chapitres 2 à 4) relèvent chacun de l’explication d’un mécanisme différent ayant conduit à la non-reconnaissance du travail des aides à domicile, aux faibles salaires et au faible poids des aides à domicile face aux autres acteurs dont les pouvoirs publics et les employeurs. On peut noter dès à présent le souci de pédagogie des auteurs tout au long de l’ouvrage avec la mise à disposition du lecteur d’un schéma de synthèse à la fin de chacun des chapitres.

5« Pourquoi la valeur du travail n’est-elle toujours pas reconnue ? ». Pour répondre à cette première question, les auteurs avancent deux processus liés aux compétences mobilisées et à l’invisibilisation de la nature et des pénibilités du travail. Ainsi, l’idée qu’une formation n’est pas forcément nécessaire pour ces métiers relève du premier processus : création tardive d’un diplôme d’État, limitation de la formation une fois en emploi, etc. en sont quelques illustrations. La pénibilité de ces métiers est également peu reconnue car le « […] caractère ordinaire des gestes effectués par les salariées dans l’espace domestique rend moins perceptibles ces mêmes pénibilités » (p. 55) que dans d’autres secteurs (par exemple, industriel) où les critères sont plus évidents. Les auteurs questionnent également le rôle des modes de financement. La tarification axée sur les seuls temps « productifs » tend ainsi à accélérer les rythmes et à augmenter les déplacements, facteurs d’accidents, tout en contribuant à un recul des possibilités d’espaces collectifs. Les salarié·es sont alors face à un dilemme : respecter les temps ou ne pas être rémunéré·es pour ceux effectués en plus, pourtant nécessaires à la bonne réalisation des tâches. Enfin, en se référant aux travaux sur le monde associatif (Hély, 2009 ; Cottin-Marx, 2021), les auteurs montrent que l’accent mis sur les usagers, plutôt que les salarié·es, est encore plus marqué dans l’aide à domicile, délégitimant l’action syndicale et les revendications sociales.

6« Pourquoi les salaires n’augmentent-ils pas quand on parle tant de pénurie de main-d’œuvre ? » Les auteurs explorent à nouveau deux leviers mis en œuvre dans le secteur pouvant expliquer ce paradoxe. Le premier est celui de la hausse des embauches, notamment par une réorientation de femmes sans emploi vers l’aide à domicile par les intermédiaires de l’emploi pour leur faire accepter « ces seuls emplois disponibles » (p. 72). L’embauche de femmes immigrées est également depuis longtemps favorisée comme en atteste l’accord entre l’Agence nationale des services à la personne (dissoute depuis 2014) et le ministère de l’Immigration en 2008, politiques d’ailleurs ravivées depuis la crise Covid, et les initiatives des employeurs et branches professionnelles. Le second levier est alors celui de la réduction des attentes vis-à-vis des rémunérations. En visant des « […] salariées au faible pouvoir de négociation face aux employeurs » (p. 84), les recrutements participent à l’acceptation des conditions de travail et de rémunération tout comme les politiques de la prise en charge publique d’une partie de la rémunération finale.

7Face à ces conditions de travail et d’emploi, « Pourquoi le nombre ne fait-il pas la force ? ». Pour rappel, le site internet du gouvernement évoquait, en mars 2023, 570 000 aides à domicile mais celles-ci évoluent dans un secteur marqué par plusieurs niveaux de concurrence et donc, de fragmentation. Les auteurs avancent ainsi deux formes de concurrences (entre employeurs et entre métiers) auxquelles s’ajoute la faiblesse des temps collectifs. Depuis la fin des années 1980, les mesures politiques mises en œuvre pour garantir le choix des usagers contribuent à la fragmentation du secteur entre cinq situations d’emploi (directement par les particuliers ou via des mandataires, par des structures publiques, privées associatives ou à but lucratif) et aux mauvaises conditions de travail et d’emploi. Dans ce contexte, seul le secteur public est présenté par les auteurs comme une source de conditions d’emploi plus acceptables et ils reconnaissent une amélioration dans le secteur associatif, sans pourtant que celui-ci n’échappe réellement à la précarité. La mise en concurrence des métiers passe en partie par les politiques publiques conduisant à une reconnaissance variable en fonction des tâches effectuées, celles liées à l’entretien étant alors les moins valorisées. Enfin, pour faire nombre, des temps collectifs sont nécessaires. Or, les auteurs mettent en avant leur affaiblissement notamment mû par le soutien à l’emploi direct qui a recentré l’essentiel de l’activité sur les temps passés aux domiciles ainsi que les modes de tarification, limitant les heures de travail prises en charge, qui peuvent donc engendrer une « […] industrialisation de l’organisation du travail (et du service) » (p. 115) et une suppression des temps collectifs, « non productifs ».

8Le dernier chapitre mérite une attention particulière. Face à ces enjeux, les auteurs répondent, en effet, à une dernière question : « Comment soutenir la transformation de l’aide à domicile ? » Les auteurs rappellent d’abord que le secteur est déjà le cadre d’expérimentations et de revendications de réformes. Cinq propositions visant à changer la perception du secteur y sont alors développées. Les difficultés de catégorisation du secteur pourraient d’abord être résolues par un « […] ancrage dans le champ médico-social » (p. 120), plus adapté aux spécificités des publics que celui des services à la personne. Les auteurs précisent d’ailleurs que la crise de la Covid-19 a représenté un exemple marquant de cette nécessité et la rareté des ressources a déjà poussé à la réorganisation des réponses aux demandes, avec un recul des services de « confort ». Trois éléments seraient inhérents à cet ancrage : la reconnaissance d’une nécessité de formations ; l’organisation de « […] la production d’un service d’intérêt général » (p. 122) et la réorientation des financements publics attribués aux services à la personne. Ensuite, les auteurs prônent la constitution d’un service public plus en adéquation avec « […] la nature même des activités qui permettent aux personnes vulnérables de vivre dignement » (p. 126). Pour revaloriser ces métiers, ils proposent aussi de « compter tous les temps de travail » (p. 128) dans la rémunération : « il s’agirait ainsi de limiter le fractionnement des interventions, de valoriser les horaires décalés par rapport aux rythmes sociaux, de reconnaître la nécessité de temps collectifs, de temps de récupération, d’information, etc. » (p. 130). Au vu des tensions de recrutement, la nécessité de « penser la soutenabilité du métier » (p. 133) est tout aussi importante que l’amélioration des rémunérations. Les auteurs avancent notamment des mesures de prévention en matière de santé, la conception d’interventions « […] hors du domicile, qui permettraient d’éviter certaines contraintes liées à cet espace de travail […] » (p. 133) ou encore la réorganisation du travail. Enfin, les auteurs appellent à « renforcer la dimension collective du travail » (p. 136) et à lever les limites à la syndicalisation dans la continuité d’initiatives déjà existantes permettant à des salarié·es, pourtant isolé·es, de se réunir dans des collectifs. De manière plus générale, remettre en cause l’organisation et le fonctionnement actuel de l’aide à domicile est, selon les auteurs, un « enjeu crucial » (p. 146) qui concerne aussi la place des personnes âgées et des femmes dans la société.

9Tout au long de leur ouvrage, les auteurs ne se contentent pas d’une description de l’état actuel du secteur de l’aide à domicile et de leurs conditions de travail. En abordant les raisons historiques de leur formation et en soulignant certaines conséquences de la crise de la Covid-19, ils apportent une lecture et une compréhension dynamique de ce secteur. Le recours à un terrain de plus de dix ans, associé à l’analyse de l’évolution des politiques publiques permet, en effet, de replacer les constats des conditions actuelles des aides à domicile dans une perspective de long terme et d’en comprendre les tournants mais aussi les inerties. Les cinq propositions formulées par les auteurs permettent quant à elles de se projeter dans la situation que le secteur pourrait atteindre, à un horizon plus ou moins lointain, si – évidemment – elles étaient mises en œuvre. À l’issue de la lecture de cet ouvrage de synthèse, cette projection dans un futur encore incertain apparaît comme une piste de travaux à moyen et long terme. Alors que les auteurs concluent sur le fait qu’avec la crise Covid, « le secteur sanitaire a engagé un processus de revalorisation et [que] la prise de conscience des difficultés liées aux conditions de travail [des métiers du lien et du soin] semble réelle », ils ne peuvent toutefois s’empêcher « [d’espérer] que cette brèche ne se referme pas au nez de l’aide à domicile » (p. 146). Ainsi, l’effectivité et la pérennité des différentes prises de conscience associées à la Covid-19 peuvent être interrogées et ce, particulièrement une fois le « choc » passé et les contraintes budgétaires à nouveau pleinement au centre des attentions.

10Les auteurs livrent en définitive un ouvrage dont la lecture est aisée et qui permet de comprendre les difficultés des aides à domicile et les solutions envisageables pour les résoudre. Ces deux objectifs principaux semblent donc atteints.

 

Mélanie Lépori

Université de Strasbourg


Aides à domicile, un métier en souffrance.
Sortir de l’impasse.
(Livre de FX Devetter, A.Dussuet et E.Puissant)

Bibliography

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Cottin-Marx Simon (2021), C’est pour la bonne cause ! Les désillusions du travail associatif, Ivry-sur-Seine, Les Éditions de l’Atelier.

Hély Matthieu (2009), Les Métamorphoses du monde associatif, Paris, Presses universitaires de France.
DOI : 10.3917/puf.hely.2009.01

Notes

1 Données disponibles sur la page : https://www.gouvernement.fr/actualite/premiere-journee-nationale-des-aides-a-domicile, actualisée le 16 mars 2023, consultée le 26 janvier 2024.

Mélanie Lépori“François-Xavier Devetter, Annie Dussuet & Emmanuelle Puissant, Aide à domicile, un métier en souffrance. Sortir de l’impasse, La nouvelle revue du travail [Online], 24 | 2024, Online since 09 April 2024, connection on 20 November 2024URL: http://journals.openedition.org/nrt/15324; DOI: https://doi.org/10.4000/nrt.15324

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Source : https://journals.openedition.org/nrt/15324

A LIRE.
●”Pourquoi former des non qualifiés ? Le cas des agents d’entretien et des aides à domicile”, Adèle Burie, François-Xavier Devetter et Julie Valentin,  FormationEmploi, 166/avril-juin 2024, en accès acces libre.
●”Le marché des services à la personne. Que reste-t-il du modèle associatif ?”, Anne Le Roy et Emmanuelle Puissant, 14 novembre 2023, La Vie des Idées, en accès libre.
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François-Xavier Devetter, Annie Dussuet & Emmanuelle Puissant, Aide à domicile, un métier en souffrance. Sortir de l’impasse,

Mélanie Lépori

Bibliographical reference

François-Xavier Devetter, Annie Dussuet & Emmanuelle Puissant, Aide à domicile, un métier en souffrance. Sortir de l’impasse, Ivry-sur-Seine, Les Éditions de l’Atelier, 2023, 160 p.