Autrefois bastion de la social-démocratie européenne, la Suède est désormais gouvernée depuis deux ans par une coalition réunissant la droite et l’extrême droite. Dans cette note, Marius Perrin, doctorant au Centre d’études européennes et de politique comparée de Sciences Po, analyse les conséquences de ce basculement et explore les enseignements à en tirer pour l’avenir de la politique française.
Les progressions électorales des extrêmes droites européennes reviennent régulièrement dans le débat public français – souvent afin de mettre en perspective ou d’éclairer les réussites électorales du Rassemblement national. À ce titre, les pays où les partenaires européens du parti ont réussi à franchir l’étape décisive de l’accès au pouvoir sont bien souvent scrutés ou pris comme exemples pour servir un argumentaire purement national. Ainsi, la progression de l’extrême droite suédoise est commentée en France depuis quelques années déjà. Marine Le Pen se félicitait en 2018 de sa percée électorale1 alors que Jean-Luc Mélenchon se réjouissait de la résistance des forces politiques de gauche2. C’est toutefois le retour de la droite au pouvoir en 2022, dans une coalition inédite avec l’extrême droite, qui a attiré un surcroît d’attention.
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L’avènement d’Ulf Kristersson et la fin de l’exception suédoise
Avant toute chose, il importe de revenir sur la série d’événements qui ont permis l’émergence de cette coalition inédite après les élections législatives de septembre 2022. Le scrutin – tenu tous les quatre ans sur une base proportionnelle – a entraîné la chute du gouvernement sortant de centre-gauche, emmené par la dirigeante du Parti social-démocrate (Socialdemokraterna – S) Magdalena Andersson. Ce dernier a perdu le pouvoir malgré une légère progression en voix (passant de 28,3% à 30,3%). Dans un système parlementaire de coalition comme la Suède, cela s’explique par le repli général de son bloc, dû aux mauvais scores du Parti du centre (Centerpartiet – C) et du Parti de gauche (Vänsterpartiet – V). Pour autant, le bloc de centre-droit, emporté par le Parti modéré (Moderaterna – M) et deux petits partis de droite, les Libéraux (Liberalerna – L) et les Chrétiens-Démocrates (Kristdemokraterna – KD), ne progressait pas non plus. Plus encore, ces trois partis encaissaient tous un recul (de 19,8% à 19,1% pour les Modérés, de 6,3% à 5,3% pour les KD et de 5,5% à 4,6% pour les Libéraux). En effet, ce sont les Démocrates de Suède (Sverigedemokraterna – SD), parti d’extrême droite présent au parlement depuis 2010, qui enregistraient la plus forte progression, devenant le deuxième parti du royaume avec 20,5% des voix.
Jusqu’ici, une collaboration entre les partis de droite dits « bourgeois » et les SD avait été formellement exclue. Les Libéraux avaient même fait de la lutte contre l’extrême droite un axe majeur de leur communication. En effet, contrairement à leurs voisins nordiques comme le Parti du progrès norvégien ou le Parti du peuple danois, les SD trouvent leurs racines dans un groupuscule raciste et violent fondé dans les années 1980. Parmi les membres fondateurs du parti, on trouve notamment un ancien Waffen-SS ayant combattu dans la division Nordland. Jusqu’en 2010, les SD avaient été maintenus en dehors du parlement suédois, le Riksdag, et l’extrême droite semblait ne pas prospérer électoralement dans le pays. Cette thèse de l’exceptionnalisme suédois avait toutefois été interrogée dès les années 2000 par la recherche3.
Leur progression électorale ininterrompue à la suite de leur entrée au parlement a cependant rendu le maintien d’un cordon sanitaire autour du parti plus complexe. Cela a entraîné à partir de 2014 une situation à la fois instable et inédite, où la droite et l’extrême droite contrôlaient ensemble une majorité au Riksdag mais laissaient le centre-gauche gouverner. Cette situation dura huit ans et fut accompagnée d’une série de crises politiques. En 2014 d’abord, le budget alternatif de la droite fut adopté avec le soutien des SD. Cela entraîna la signature de l’« accord de décembre », passé entre les principaux partis de gouvernement pour contrer l’influence des SD. Il permettait au bloc parlementaire le plus important de faire adopter son budget pour entraver l’influence parlementaire des SD. Cet équilibre fut toutefois de courte durée, suivi notamment par la chute du gouvernement Löfven en 2018 qui rappela l’instabilité de la situation. Stefan Löfven parvint toutefois à se maintenir au pouvoir par un inhabituel accord avec le Parti du centre et les Libéraux. Il fut de nouveau renversé par une motion de censure en 2021, mais réussit à maintenir le centre-gauche au pouvoir à défaut d’une alternative à droite. À la fin de l’année 2021, il fut finalement remplacé à la tête du gouvernement par sa populaire ministre des Finances, Magdalena Andersson.
Devant cette situation difficile tant pour le centre-droit que pour la gauche, les leaders de la droite ont commencé à s’interroger sur leurs futures modalités d’accès au gouvernement. En effet, avec la persistance des SD comme force politique significative au Riksdag, la droite ne pouvait espérer gouverner sans une forme d’accord avec eux. Les KD d’abord puis les Modérés ensuite ont donc progressivement infléchi leurs positions, profitant notamment du renouvellement de leurs appareils dirigeants. Dès 2018, cette perspective a commencé à émerger, et c’est à cette période que les premières coalitions au niveau local ont vu le jour dans le sud de la Suède.
Le 14 octobre 2022, un mois après les élections législatives, un accord est finalement signé entre les SD, les Modérés, les KD et les Libéraux dans le château de Tidö en vue de former un gouvernement de droite pour les quatre années suivantes. Cet accord, qui marque une rupture historique avec la politique de cordon sanitaire, permet au leader des Modérés, Ulf Kristersson, de prendre la tête du gouvernement. Pour Jimmie Åkesson, président des SD depuis 2005, c’est la victoire historique de sa stratégie de normalisation. Toutefois, cette coalition prend un visage assez inédit à l’échelle européenne. En effet, bien que les SD en soient la première force, ils acceptent de ne pas rentrer au gouvernement. Ce soutien sans participation se fait pourtant véritablement dans le cadre d’une coalition. Un accord de gouvernement est signé (l’accord de Tidö) qui leur octroie de nombreuses victoires, autant symboliques que politiques. Par ailleurs, les projets de loi sont désormais négociés, examinés et présentés par des représentants des quatre partis et les SD obtiennent, entre autres, d’importantes présidences de commission au Riksdag (justice, affaires étrangères, affaires économiques, marché du travail).
Pour autant, cette coalition est immédiatement décrite comme fragile, voire explosive. En effet, elle ne dispose que d’une majorité de deux voix. En outre, au sein des partis de la coalition, les oppositions internes à l’alliance sont fortes, notamment chez les Libéraux. Plusieurs des propositions présentes dans l’accord semblent incompatibles avec les positions défendues par certains députés, qui annoncent qu’ils ne les voteront pas. Dans le monde politique et médiatique, des doutes s’expriment sur la capacité de cette alliance hétéroclite à se maintenir au pouvoir pendant quatre ans.
Pourtant, et d’une façon étonnante il faut l’admettre, il n’en est rien. Au gré des crises et des scandales, l’alliance de la droite et de l’extrême droite en Suède se maintient irrésistiblement. En deux ans, aucune crise n’a semblé mettre véritablement en danger l’accord de Tidö, et la continuité de celui-ci paraît assurée jusqu’en 2024.
Une collaboration marquée par des compromis mutuels et le sens des nécessité politiques
Pour les SD, il faut noter d’abord que bon nombre de leurs désirs ont pu être exaucés. C’est notamment le cas en matière d’immigration, où la ligne du parti se fait sensiblement sentir sur l’action du gouvernement. Celui-ci a en effet fortement durci les critères de revenus pour demeurer en Suède. Il faut désormais disposer d’un revenu équivalent à 80% du salaire médian. Des mesures très controversées ont aussi été annoncées, notamment concernant l’instauration d’un devoir de dénonciation pour les fonctionnaires s’ils étaient amenés à être en contact avec des personnes en situation irrégulière. Cette mesure a donné lieu à une forte contestation chez les enseignants et dans le monde médical, et semble aujourd’hui avoir été en partie abandonnée. Dernière proposition en date : une extension des possibilités de déchéance de nationalité pour les binationaux ayant commis des crimes graves. D’autres dossiers sont toutefois attendus dans le courant de l’année, notamment le sujet d’une possible interdiction de la mendicité dans le pays. Il s’agit d’une position fermement défendue par les SD, mais qui pourrait déstabiliser le parti libéral. En effet, alors que le congrès du parti a pris position contre cette mesure, sa direction a tout de même accepté de lancer une enquête publique sur le sujet. Sans qu’il soit certain que la proposition aboutisse, ce sens du compromis entre les différents partenaires a de quoi surprendre.
En effet, les SD aussi se sont illustrés par leur grande souplesse vis-à-vis de la politique fiscale libérale menée par Ulf Kristersson et sa ministre des Finances, Elisabeth Svantesson. Le parti de Jimmie Åkesson n’avait de cesse depuis le courant des années 2000 de se poser comme le nouveau parti des classes populaires4, attaché au concept de Folkhem (Maison du peuple) développé dans les années 1930 par le Premier ministre socialiste Per Albin Hansson et fortement associé à l’État-providence. Il n’a pourtant pas eu de difficulté à accepter la baisse des allocations d’assurance chômage en 2023 ou, plus récemment, les baisses d’impôts massives pour les classes supérieures, présentes dans le budget de 2024. Il s’agit là d’une politique « modérée » par excellence, fortement associée à l’action du centre-droit suédois lors de ses précédents passages au pouvoir. Il faut ajouter que ces politiques fiscales libérales semblent se conjuguer efficacement avec les positions des SD contre les politiques environnementales portées par le gouvernement précédent. Ce fut notamment le cas à l’automne 2023 pour abaisser les taxes environnementales sur les carburants, ou plus récemment pour abolir certaines taxes sur l’aviation. Ces dernières années, les SD se sont en effet positionnés de façon croissante sur les questions climatiques et environnementales, comme des défenseurs de l’avion, de la voiture et du nucléaire. Des positions sur lesquelles il leur semble facile de trouver des terrains d’entente avec les partis du centre-droit, qui portent eux aussi un agenda très favorable au nucléaire et à l’avion et opposé à l’énergie éolienne.
Au-delà de ces convergences politiques, il apparaît par ailleurs que les partis de la coalition font preuve d’une grande conciliation les uns envers les autres et se gardent d’exprimer de façon trop virulente leurs critiques lorsqu’une crise éclate. Cette « tolérance » trouve certainement sa source dans la compréhension mutuelle qu’un gouvernement de droite n’est possible qu’en maintenant l’entente scellée à l’automne 2022. On en trouve une illustration flagrante en mai 2024, lorsque la chaîne privée TV4 révèle dans une série de reportages en infiltration5 que le département de la communication des SD possède une « ferme à troll » secrète, utilisée pour s’en prendre aux adversaires du parti sur les réseaux sociaux. Ces révélations représentent alors l’un des plus importants scandales récents pour les SD, notamment car ces derniers ne s’en prenaient pas seulement à leurs adversaires de gauche mais se moquaient aussi de leurs partenaires de la coalition. La réponse belliqueuse d’Åkesson au reportage, s’en prenant à l’establishment de gauche et à TV4, n’a fait qu’accentuer le malaise au sein des partis du gouvernement. Toutefois, au-delà d’une brève indignation publique, les conséquences politiques furent en pratique inexistantes. Les SD ont pourtant fait le choix de la surenchère et de l’humiliation de leurs partenaires, en organisant, en réponse aux critiques, une formation d’une demi-journée pour leurs communicants, à l’issue de laquelle une fête fut même arrangée et célébrée par de faux diplômes.
Enfin, sur le plan des idées, la participation à un gouvernement de centre-droit ne semble pas avoir profondément infléchi les positions extrêmes portées par le parti sur les questions d’immigration ou d’islam. En témoignent les déclarations récurrentes du président de la commission de la justice, Richard Jomshof, appelant notamment à interdire les symboles musulmans, les comparant à des croix gammées6. Ces déclarations ne sont pas isolées : Åkesson lui-même appelait ainsi en novembre 2023 à détruire les mosquées présentes dans le pays7. Le peu de réactions face à ces déclarations des plus hauts cadres du parti souligne l’incapacité de la droite traditionnelle à contrer la radicalité de son partenaire.
En outre, il faut ajouter que des liens personnels se sont tissés entre les dirigeants des partis de droite et ceux des Démocrates de Suède. Sans l’afficher très ouvertement, le ministre de l’Éducation et leader du parti libéral, Johan Pehrson, est réputé entretenir une bonne relation avec Åkesson. Il avait ainsi fait l’objet de critiques après un débat au parlement où il avait, semble-t-il, mis en scène son opposition à Åkesson avant de lui préciser discrètement qu’il ne s’agissait que de verbiage politique. Plus récemment, c’est la vice-Première ministre et dirigeante du parti chrétien-démocrate, Ebba Busch, qui s’est rendue au mariage d’Åkesson, fortement mis en scène dans la presse people et les tabloïds. Ces bonnes relations interpersonnelles semblent jouer un rôle crucial dans la stabilité actuelle de la coalition, alors que les relations entre militants et cadres subalternes sont notoirement plus mauvaises.
Les limites d’une collaboration forcée par les circonstances
Pour autant, il faut bien souligner que si ces crises sont systématiquement atténuées par les cadres dirigeants, elles n’en demeurent pas moins endémiques. En effet, nous n’assistons pas encore à un réalignement stable des blocs partisans en Suède. Åkesson a très clairement établi, à de nombreuses reprises, que son parti ne soutiendrait pas une seconde fois un gouvernement « bourgeois » sans y participer. Une demande qui semble bien minimale étant donné le poids des SD dans la coalition. De fait, ne pas occuper une position centrale dans un futur gouvernement serait la marque d’une marginalisation durable qui mettrait certainement Åkesson en difficulté au sein de son parti. Pour autant, rien n’indique pour l’instant que les Modérés, et plus encore les Libéraux, soient prêts à accepter une telle redistribution. Si une frange importante des Chrétiens-Démocrates semble aujourd’hui militer en faveur de cette option8, il est important de rappeler que cela entraînerait mécaniquement la perte de nombreux ministères pour ces partis. En effet, les Libéraux contrôlent aujourd’hui cinq portefeuilles dans le gouvernement Kristersson contre six pour les Chrétiens-Démocrates. Pour permettre aux SD d’être représentés selon leur poids réel, ils devraient ainsi renoncer à la plupart de leurs ministères et se contenter d’une position subalterne.
Par ailleurs, des divergences majeures ont aussi donné lieu à une dislocation de la coalition sur certains votes au Parlement. Les questions de genre et de droit des femmes semblent particulièrement sujettes à de tels écarts. En avril 2024, le projet de loi pour faciliter le changement de genre à l’état civil et abaisser la limite d’âge de la procédure, portée par le Parti modéré, a rencontré une opposition franche des Démocrates de Suède et des Chrétiens-Démocrates. Les deux partis ont voté contre le projet de loi, finalement adopté grâce aux soutiens des Sociaux-Démocrates. La situation devrait se présenter à nouveau dans le courant de l’année 2025. Inspiré par la révision constitutionnelle française de 2024, un comité transpartisan vient en effet de proposer l’inscription du droit à l’avortement dans la constitution suédoise. Si cette proposition est soutenue par les Sociaux-Démocrates et les Modérés, elle semble de nouveau provoquer des remous au sein des Démocrates de Suède et des Chrétiens-Démocrates. De la même façon, la proposition, très chère à Jimmie Åkesson, d’imposer un serment de fidélité à la nation lors des cérémonies de naturalisation semble avoir été rejetée par les autres membres de la coalition.
Enfin, il semble important de noter que les partis de la coalition s’appuient sur des bases électorales bien différentes. En effet, alors que l’électorat des Modérés est en moyenne plus éduqué, à fort niveau de revenu et plutôt urbain, l’électorat des Démocrates de Suède est quant à lui très largement issu des classes populaires. En outre, il est beaucoup plus masculin et rural. Selon le dernier baromètre électoral pour la télévision publique suédoise, le soutien pour les SD est ainsi de 27,7% chez les hommes, contre 12,5% chez les femmes9. Des travaux de recherche se sont aussi penchés sur la provenance partisane de ces électeurs. Grâce à des données d’enquête, ils ont pu identifier que la plupart d’entre eux avaient autrefois voté pour le Parti social-démocrate ou le Parti modéré10. Dans un article publié en 201911, Kirsti Jylhä, Jens Rydgren et Pontus Strimling montrent en outre que les électeurs des Démocrates de Suède qui avaient anciennement voté pour les sociaux-démocrates viennent à 50% des classes populaires, alors que ces dernières ne représentent que 38% des électeurs actuels du parti. Cette variable explique cependant beaucoup moins le choix des électeurs venus de la droite. Les chercheurs mettent ainsi en avant que ce qui unit ces électeurs venus de gauche et de droite et détermine leur vote, c’est bien avant tout leur fort rejet de l’immigration. Cela distingue sensiblement l’électorat des SD de celui des autres partis. En conséquence, les auteurs soulignent qu’il est peu probable que cet électorat perdu par la social-démocratie lui revienne dans un futur proche. Ils ajoutent toutefois que les réserves de voix des SD ne sont aujourd’hui plus à chercher du côté de la gauche. Elles se trouvent en effet bien plus dans l’électorat conservateur. Cet élément représente un défi majeur pour les partis de centre-droit qui se voient ainsi graduellement concurrencés électoralement par leur partenaire. Accorder une légitimité supplémentaire aux SD pourrait se faire au détriment de leur propre soutien électoral.
Un succès dans l’ombre de la social-démocratie
Face à ces divergences fondamentales sur la politique à mener et les perspectives électorales, il n’est pas inintéressant d’observer le repositionnement récent du Parti social-démocrate. D’abord, il est notable que l’évolution de son électorat semble se faire en miroir de celui des SD. Le parti est ainsi surreprésenté parmi les femmes (40,9% contre 26,8% chez les hommes selon le même sondage). Cette divergence genrée du vote semble représenter un phénomène massif dans le pays, mais aussi plus largement au niveau européen.
Par ailleurs, le parti a aussi largement infléchi sa ligne politique en matière d’immigration et de sécurité, non sans rappeler le virage opéré par le Parti social-démocrate danois. Magdalena Andersson semble en effet décidée à afficher un visage de fermeté sur ces sujets, pour ne pas s’exposer aux critiques de la droite. En pratique, cela signifie qu’une très grande partie des lois portées depuis deux ans sur la politique criminelle ou l’immigration ont été votées par les Sociaux-Démocrates. Une enquête du quotidien Dagens Nyheter publiée en septembre 202412 montrait en effet qu’en matière de politique criminelle le parti de Magdalena Andersson avait soutenu ou s’était abstenu sur 74% des textes proposés par le gouvernement, contre seulement 28% pour le parti de gauche. Ce chiffre monte à 100% pour les textes de politique migratoire. Ce virage devrait être largement entériné lors du congrès du parti qui se tiendra en mai 2025 à Göteborg. À cette occasion, les délégués devraient adopter un nouveau programme politique remplaçant celui de 2013. Ce dernier est considéré au sein du parti comme largement dépassé en matière de migration et de répression de la criminalité.
Si les travaux de recherche montrent depuis plusieurs années déjà que les stratégies d’accommodation des politiques de la droite par les partis de centre-gauche ne semblent pas fonctionner électoralement13, cet infléchissement pourrait toutefois ouvrir la porte à de nouvelles coalitions. En effet, il n’est pas tout à fait exclu que les élections de 2026 aboutissent sur une grande coalition entre le centre-droit et le centre-gauche. Si l’arithmétique parlementaire ne permet pas de former de coalition stable à droite comme à gauche et que les exigences des Démocrates de Suède se révèlent trop importantes pour les Modérés, ces derniers pourraient se tourner vers les Sociaux-Démocrates.
Ces perspectives restent toutefois encore très incertaines. À l’heure actuelle, le bloc de gauche est crédité dans les sondages d’une large avance sur ses concurrents de droite. Cela ne semble pas pour autant se traduire par un affaiblissement des Démocrates de Suède. Bien que le parti ait enregistré sa première défaite électorale en juin 2024, reculant de deux points par rapport à son score de 2019, il reste crédité dans les sondages d’une avance de quelques points sur le Parti modéré. De façon générale, le parti se maintient étonnamment bien dans l’opinion depuis l’automne 2022. Néanmoins, il lui reste encore à trouver sa « formule gagnante », pour reprendre l’expression du politiste Herbert Kitschelt. Si intégrer le gouvernement semble véritablement être l’objectif du parti pour 2026, cela pourrait toutefois affaiblir son image d’outsider du système politique suédois. Les conséquences électorales pourraient ainsi être douloureuses pour le parti, à l’image de la trajectoire suivie par le Parti du progrès norvégien après son entrée au gouvernement en 2013.
Le cas suédois et la situation en France
Ces développements récents peuvent nous fournir quelques enseignements pour comprendre les dynamiques à l’œuvre en France aujourd’hui. En premier lieu, il apparaît que le cordon sanitaire suédois, pourtant un des plus stricts d’Europe, n’a pas résisté à l’arithmétique parlementaire. La droite traditionnelle a dû choisir entre la formation d’une coalition avec l’extrême droite, certes désagréable mais lui permettant d’accéder au pouvoir, et la tolérance d’un gouvernement minoritaire de gauche sur lequel elle n’exerçait qu’une influence limitée. Elle a fini par choisir la première option. Si la question ne se pose pas aujourd’hui dans les mêmes termes en France, du fait des rapports de force à l’Assemblée nationale et du parlementarisme rationalisé, qu’adviendra-t-il si le Rassemblement national augmentait significativement le nombre de ses députés sans obtenir une majorité absolue ? Le cas suédois nous montre que même des partis libéraux se positionnant comme des adversaires résolus de l’extrême droite peuvent rapidement être amenés à des compromis avec cette dernière quand cela représente pour eux la seule modalité d’accès au gouvernement.
Par ailleurs, la situation en Suède démontre qu’une coalition avec l’extrême droite peut se maintenir au pouvoir malgré d’importantes divergences de vues. Toutefois, contrairement à la thèse de la modération par la gouvernance, rien ne semble indiquer aujourd’hui que l’exercice du pouvoir entraîne un infléchissement significatif des positions les plus radicales de ces partis. Le Rassemblement national pourrait certainement s’accommoder d’une coalition avec d’autres forces politiques sans pour autant renoncer à ses idées. Il serait alors amené à des compromis, peut-être temporaires mais contribuant à stabiliser son assise gouvernementale. Le cas suédois nous montre néanmoins que cette pratique du compromis peut créer une forte tension au sein du parti, notamment quand celui-ci se fait imposer par ses partenaires des positions auxquelles il rechigne véritablement.
Enfin, le cas suédois nous montre que la réaction de la gauche face à la persistance d’une telle alliance peut s’avérer relativement ambiguë. Il est encore trop tôt pour tirer des conclusions définitives sur la stratégie du Parti social-démocrate suédois, mais les suites de son virage droitier sur les questions de sécurité devront être scrutées attentivement. Parviendra-t-il à capitaliser électoralement sur cette stratégie consistant à s’aligner sur le sécuritaire pour mieux se distinguer sur l’économique ? Ce virage lui permettra-t-il de porter une large coalition de gauche au pouvoir après les prochaines élections ? Mais surtout, lui assurera-t-il un regain de popularité dans la durée ou bien ne risque-t-il pas, après un retour au pouvoir en 2026, de se traduire par un nouvel affaiblissement durable du parti ?
La Suède se distingue aujourd’hui sur la scène politique européenne à plusieurs égards. Bien qu’elle représente un « modèle » de collaboration entre la droite et l’extrême droite, elle compte aussi un des partis sociaux-démocrates les plus puissants d’Europe. Alors que la mue de son système partisan ne semble pas encore achevée, il y a des enseignements à tirer en France de l’évolution de son modèle.
7 février 2025.
