Des luttes éthiques aux luttes sociales – Les mouvements de contestation critique des salariés des GAFAM aux États-Unis (2015-2021)

Enquêtes ouvrières en Europe  – 35

« Je souscris pleinement à la thèse la plus constante du propos de Castoriadis : La théorie d’une pratique ne peut jamais dépasser l’intelligence des praticiens eux-mêmes. Toujours la praxis précédera la théorie. Ce n’est donc pas dans les séminaires de philosophie que les sociétés modernes résoudront leurs problèmes politiques. Il serait stupide d’en conclure que ces séminaires sont vains, ne servent à rien : ils servent à éclaircir et à discuter, sous une forme évidemment très conceptuelle, des problèmes qui ont déjà été posés par les gens qui les ont rencontrés dans leurs pratiques, ainsi que les solutions diverses, inchoactives, peut-être compatibles entre elles, qu’ils sont déjà en train d’inventer pour y faire face [1]. »

L’espace de la critique du capitalisme numérique et de l’économie des données connaît une activité plus soutenue depuis plusieurs années. Les États de droit et les démocraties sociales ont multiplié depuis 2015 les rapports gouvernementaux sur des enjeux multiples – l’intelligence artificielle, les problèmes de Privacy et de gouvernance d’internet, la fiscalité des GAFAM [2], l’avenir du travail ou la régulation des plateformes [3]. Dans le même temps, au sein des mondes académiques et des cercles experts, juristes, économistes et sociologues ont particulièrement interrogé les formes de travail et de surveillance liées aux plateformes et aux algorithmes. Une production intellectuelle conséquente dénonce désormais les risques démocratiques et sociaux qu’engendrent le modèle économique et l’hégémonie des grandes firmes du numérique, tandis que les sciences sociales aux côtés d’une partie des chercheurs en intelligence artificielle sont à l’origine de courants académiques critiques spécialisés sur le numérique et leurs acteurs [4].

Entre continuité et rupture, mobilisations sociales et lutte antisyndicale dans la Silicon Valley

Une énigme sert de point de départ aux développements qui suivent : en novembre 2020, puis en janvier 2021, des sections syndicales sont apparues chez des sous-traitants puis dans le groupe Alphabet (Google) lui-même pour la première fois dans l’histoire de l’entreprise, mais aussi pour la première fois dans l’histoire de la Silicon Valley où, jusque-là, aucun syndicat n’avait réussi à s’implanter. Pourtant, des tentatives d’ampleur eurent lieu à plusieurs reprises depuis l’après-guerre qui marquèrent l’histoire de l’informatique et du capitalisme californien, mais se soldèrent toutes in fine par le choix des salariés d’une non-syndicalisation [9]. Quelles évolutions ont permis cette petite révolution, même bien modeste [10], dans une Silicon Valley où la qualité des relations employeurs-employés faisait partie des promesses que ces entreprises ont toujours mises en avant ?

 

Les mobilisations des travailleurs et travailleuses de la Tech californienne

Dès fin 2016, les prises de position des dirigeants et des salariés de la Tech se multiplient en Californie. Le contexte social et politique de l’après-élection de Donald Trump coïncide alors avec un tournant critique de l’intelligence artificielle et de l’économie des données et une critique politique du comportement des géants de la Silicon Valley qui commence à prendre forme.

À la fin des années 2010, de San José à Portland et de Seattle à Mountain View, des employés réunis en coalitions organisent des protestations, lettres ouvertes, pétitions, arrêts de travail et des marches collectives devant les sièges des géants du numérique de la côte ouest-américaine.

 

Encadré 1. Répertorier et catégoriser les actions collectives menées au sein des GAFAM

Notre source principale pour répertorier les actions collectives au sein de la Silicon Valley et des GAFAM est une base de données Github publiée sur le site : https://data.collectiveaction.tech/ (consulté dans les mois de novembre et décembre 2020). Ce site Github, qui reçoit le soutien financier de l’institut de recherche en sciences sociales Jain Family, est géré par six personnes dont quatre travailleurs du monde de la Tech, une syndicaliste anciennement employée de Kickstarter et une sociologue des luttes sociales, doctorante à l’université Berkeley. Alimenté de manière collaborative et ouverte, il documente plus de 350 actions collectives au sein des entreprises liées au numérique (GAFAM, plateformes, start-up…). Sur le site, chaque action est associée à une ou plusieurs sources (presse généraliste ou spécialisée, fil et blog de Medium, eux-mêmes sourcés…), ce qui permet un premier niveau de vérification de la fiabilité des informations compilées. Ainsi, pour chaque événement (i.e. chaque action collective) que nous avons codé dans notre base finale, à savoir les événements survenus entre janvier 2015 et octobre 2020 (n=275), les articles de presse les relayant ont été consultés et comparés. Les recodages d’action, par rapport au découpage réalisé par le site source, ont été marginaux et le travail a surtout consisté à nettoyer la base initiale proposée par le site source, déjà fort bien entretenue.
Dans notre base finale, chaque ligne correspond à un événement, pour lequel nous avons pu coder le type d’action (grève, manifestation, lettre ouverte, etc.), le lieu (ville et pays), l’entreprise concernée, le nombre de personnes mobilisées, le type de travailleurs concernés (cols bleus, cols blancs ; salariés, contractants, etc.) ou encore le motif de la mobilisation. Sur ce dernier point, nous distinguons notamment les actions menées selon qu’elles relèvent de luttes « sociales » ou de luttes « éthiques » telles que définies.
Nous nous devons de mentionner deux biais potentiellement inclus dans la base. Le premier concerne l’origine de l’information. Dans la mesure où le site source https://data.collectiveaction.tech/ se focalise sur les articles de presse et de blogs en ligne le risque est d’évincer toutes les actions collectives qui n’ont pas été relayées par les médias, y compris locaux ou spécialisés. À ce stade, il nous est impossible de mesurer l’ampleur de ce biais, mais tout laisse à penser qu’il est faible, car les sources mobilisées sont nombreuses et variées et que la visibilisation médiatique ou la documentation en ligne sur des sites comme « Medium » semble souvent être une stratégie à part entière des instigateurs des actions collectives. Le deuxième biais concerne la qualité du recensement effectué sur le site source et les possibles omissions par rapport à la totalité des actions collectives couvertes médiatiquement. Pour juger de l’importance de ce biais, nous avons entrepris différentes méthodes de contrôle (recherche par mots clés généraux propres au champ lexical des luttes (« strike », « protest », etc.) sur Google actualités, recherche par mots clés spécifiques à certaines luttes (« MAVEN », « #MeToo », etc.), recherche sur les bases de données des principaux journaux locaux et nationaux). Les résultats de ces méthodes de contrôle suggèrent très peu d’omissions dans les événements recensés par le site source. Nous expliquons cela par la très bonne connaissance du champ de l’action collective qu’ont les tenants du site source (qui tient aussi au caractère collaboratif) et par leur intérêt à réaliser une revue exhaustive des actions collectives afin de documenter les dynamiques à l’œuvre.

L’examen de la base des 275 actions répertoriées montre que, dans un premier temps, ces mobilisations ne concernent que très peu les questions de conditions de travail, de salaires ou de représentation syndicale. Les salariés se mobilisent entre 2016 et 2018 essentiellement sur des enjeux de discriminations – envers les femmes et les minorités –, pour la protection de l’environnement et la prise en compte du réchauffement climatique, contre la collaboration avec l’ICE de leur entreprise, ou encore autour des usages de l’intelligence artificielle qui peuvent porter atteinte aux droits fondamentaux des individus ou à la démocratie (voir annexe 1). Ils suivent parfois des mouvements plus généraux prenant naissance dans la société civile américaine (les mouvements #MeToo ou Black Lives Matter sont les exemples les plus notables, voir figure 1).

Figure 1

Nombre et motifs des luttes éthiques menées aux États-Unis, au sein des entreprises de la Tech entre 2015 et 2020

Figure 1
Source : Auteurs selon : https://data.collectiveaction.tech (consulté le 21/12/2021). Les catégories ont été reconstruites par les auteurs. L’axe vertical représente le nombre d’actions, l’axe horizontal les dates (unité semestrielle), les 5 catégories ont des couleurs différentes.

Ce sont ces thèmes de mobilisation et de protestation que nous regroupons sous le terme de « luttes éthiques ». Ces motifs de lutte animent essentiellement les cols blancs, désireux de maintenir un certain nombre de valeurs qu’ils disent être à l’origine de leur engagement dans leur entreprise. On retrouve des actions nombreuses, parmi les cadres de Microsoft, de Google ou d’Amazon notamment. Les employés de Microsoft par exemple, se mobilisent contre les lois restreignant l’immigration et contre le réchauffement climatique. Les lettres ouvertes qu’ils adressent à leur CEO, mode le plus fréquent de mobilisation pour cette catégorie de travailleurs (Fan, 2020), témoignent de ce qu’ils vivent comme une inadéquation entre la direction que prend leur entreprise et l’idéal qu’il se font de l’utilité sociale de cette dernière. Google est également une autre entreprise importante d’où naissent et sont relayées ces luttes éthiques (Tveten, 2019). Deux années après la Woman March nationale qui vit défiler plus de deux millions de manifestants et manifestantes après l’élection de Trump en 2016, et un peu plus d’un an après l’affaire Weinstein et le début du mouvement #MeToo, 20 000 salariés – essentiellement des salariées – « débraient » – walk out – le 1er novembre 2018 devant le siège de Google à Mountain View. Le mouvement s’est constitué pour protester contre un traitement jugé trop favorable de cadres dirigeants après des révélations de harcèlement sexuel. Ce premier événement massif chez Google, initié essentiellement par les femmes employées par Google, marque le début de plusieurs actions de protestations qui vont se démultiplier dans l’entreprise mais aussi en dehors de celle-ci. En effet, entre 2018 et 2021, les collectifs thématiques prolifèrent au sein de Google. Ces collectifs manifestent et portent des pétitions à destination de la direction de l’entreprise (au premier rang desquelles la Google Walkout for Real Change, mais aussi Ban Google From PrideGooglers Against Transphobia, etc.).

Dans l’ensemble du tissu entrepreneurial du numérique, les thèmes de contestation « éthique » se diffusent simultanément dans deux directions : celle originelle de la critique éthique des algorithmes (reconnaissance faciale, transparence, biais des algorithmes, privacy…) et celles qui depuis #MeToo et la marche des femmes de Google concernent d‘autres enjeux démocratiques et sociaux : marche pour le climat, sexisme, racisme, lutte contre ICE et les camps d’enfants de migrants.

Mais dans un deuxième temps, ces actions commencent à s’étendre à des revendications sur les conditions de travail dans ces organisations. Entre 2018 et 2021, des groupes auto-organisés de travailleurs et travailleuses de la Tech apparaissent à Seattle, Portland, Washington, New York, Pittsburgh, mais aussi Berlin et Londres en quelques semaines. Les actions sont menées au nom de principes de non-discrimination, contre les algorithmes mais aussi à partir de 2019, pour une syndicalisation des travailleurs et travailleuses de la Tech, c’est-à-dire qu’elles mêlent progressivement des motifs de protestation éthiques et des formes de revendication sociale.

Nous regrouperons sous le terme de « luttes éthiques » cinq grandes catégories d’actions et mobilisations répertoriées dans notre base de données : les luttes antiracistes, les luttes féministes et LGBTQ+, les luttes contre le réchauffement climatique, les luttes contre les politiques migratoires et enfin les luttes contre l’utilisation dite « illégitime » des technologies (intelligence artificielle, surveillance, etc.). Ce que nous désignerons ci-après sous le terme de « luttes sociales » recouvre les revendications liées au travail et aux relations employeur/employés, c’est-à-dire les actions concernant les conditions de travail, le contrat de travail, la rémunération, les pratiques illégitimes de l’employeur vis-à-vis des employés ou encore la sécurité de l’emploi.

Ces luttes aboutissent le plus souvent à des mesures concrètes prises par les entreprises, ce qui est révélateur du pouvoir de négociation et d’imposition de normes dont jouissent les cols blancs, dès lors qu’une action collective, suffisamment fédératrice, se met en place en leur sein. Pour certains, comme Fan (2020), cette capacité à agir en tant que « régulateur » chez les cadres du monde de la Tech découle d’une position préférentielle sur le marché du travail, qui s’accompagne aussi dans les faits par de nombreux avantages financiers. Mais cette position explique aussi sans doute la distance chez les cadres « Googlers » avec les problématiques sociales plus traditionnelles, telles que portées par les cols bleus d’autres sociétés de la tech (Amazon par exemple), ou par des sous-traitants de l’entreprise.

Pour saisir le caractère spécifique de cette vague de mobilisations et juger de leur dimension inédite – ou non –, il nous faut les resituer dans leur contexte culturel et social. L’histoire des relations entre employeurs et salariés états-unienne a produit un droit du travail et des modes de syndicalisation très éloignés de ceux auquel l’histoire sociale européenne nous a habitués. En la matière, l’État fédéral américain présente une situation unique parmi les États de droit. En premier lieu, le droit varie d’un État fédéré à l’autre. S’il existe un droit du travail en Californie par exemple – avec notamment un salaire minimum et des protections minimales des salariés – ce n’est pas le cas en Alabama, État du sud historiquement républicain et parmi les plus hostiles aux droits des travailleurs et aux syndicats. C’est en Alabama, à Bessemer, qu’Amazon choisit par exemple d’implanter un entrepôt géant après avoir renoncé à le faire à New York City, et qu’un autre effort de syndicalisation porté par des employés afro-américains – qui représentent 80 % des salariés de l’entrepôt – échoue en mars 2020 après une semaine de vote sur site de l’ensemble des employés.

En second lieu, l’histoire récente des luttes sociales et syndicales aux États-Unis est étroitement liée au mouvement pour les droits civiques qui dans l’histoire américaine fonde des méthodes et modes d’action qui diffèrent des formes européennes. On peut opérer un retour rapide sur deux notions clefs réactualisées aujourd’hui dans les actions et contestations au sein des GAFAM : l’organizing et l’Union Busting.

 

Organizing, Grassroot movements et mouvement pour les droits civiques : l’auto-organisation instituée des coalitions de tech workers

L’organizing fait référence à un ensemble de stratégies et tactiques de résistance et d’influence visant à alerter et/ou rallier l’opinion publique à une cause considérée comme juste. Le terme d’organizing est issu de l’histoire des luttes pour les droits civiques qui visaient à mettre un terme à la ségrégation raciale dans les années 1960, aux États-Unis. Les techniques de résistance et d’action qu’il recouvre furent d’abord utilisées par les mouvements sociaux issus de la société civile (ou Grassroots movements) durant la première séquence historique qui marqua aux États-Unis le début du mouvement pour les droits civiques – entre 1955, avec le boycott des bus de Montgomery en Alabama, jusqu’aux lois qui marquent la fin de la ségrégation légale en 1965. L’organizing use de réunions publiques, de manifestations, de pétitions, d’actions collectives et d’actions ponctuelles comme des marches et des « happenings » marquants pour l’opinion ou les médias. Il s’appuie souvent sur l’enquête comme mode d’accès aux problèmes mais aussi comme forme de mobilisation et recrutement. Les techniques d’organizing constituent un corpus de savoirs largement diffusés dans les sociétés nord-américaines (à travers en sus des mouvements sociaux le « Community Organizing » par exemple, forme d’auto-organisation de quartiers souvent populaires ou pauvres qui visent à améliorer la vie quotidienne et protéger ou obtenir des droits pour ces communautés). Des cours d’organizing sont enseignés dans certains cursus universitaires. Il existe également des manuels sur lesquels reposent ces enseignements et cours fondamentaux. Ces techniques sont adaptées à la formation de collectifs et d’actions dans un environnement hostile avec de fortes asymétries de pouvoir et de ressources entre les protagonistes. Ce sont également des formes de mobilisation qui anticipent la répression, y compris violente de la part du pouvoir contre lequel il s’exerce.

Ainsi le collectif « Tech workers coalition » qui se développe rapidement à partir de 2017, dans un mouvement de « translocalisation » (sur la côte ouest-américaine : Portland, Seattle, puis est-Boston, New York ; et ensuite, en Europe, Londres et Berlin notamment) emprunte à ces principes et techniques qui sont enseignés lors d’ateliers internes au mouvement.

La coalition fonctionne par petits groupes fermés locaux qui se réunissent physiquement et maintiennent une présence sur les réseaux sociaux ainsi qu’une plateforme de ressources. Leurs ateliers s’organisent autour de partage d’expériences en milieu de travail. Le groupe est entièrement bénévole et horizontal, incite à la solidarité entre les ingénieurs les mieux rémunérés et les travailleurs à bas salaire et est auto-organisé. Les groupes locaux forment les travailleurs à temps plein et contractuels à s’organiser pour de meilleurs salaires et conditions de travail dans le secteur de la technologie suivant des techniques partagées avec les syndicats et issues de la tradition de l’organizing, sur la base d’enquêtes, de recrutements de personnes de confiance en face à face… De même, le processus de syndicalisation qui aboutit à la création de l’alphabet Union Worker chez Google en 2020 use d’outils d’organizing plus anciens développés dans les années 1990 par le syndicat Communication Workers of America.

 

Texte du tract des années 1990, repris par l’AWU (Alphabet Union Workers) en 2020

THE FIVE BASICS OF ORGANIZING
1. No one joins unless individually approached and asked to join.
2. The more people who are asked to join — the more who will join.
3. You cannot get hundreds of workers to join the union unless you have hundreds asking.
4. You cannot get hundreds asking people to join without strong organizing commitees.
5. You cannot have strong functioning organizing committees unless people are meeting regularly, making plans, working with lists, doing charts, taking assignments and reporting.
Source : selon AWU

L’Union Busting, forme historique de la lutte antisyndicale aux États-Unis, réactualisée par les GAFAM

Aux États-Unis, les formes historiques de lutte antisyndicale s’appuient à la fois sur un droit du travail peu implanté dans certains États et sur des idéologies antisyndicales fortement présentes dans l’histoire des luttes sociales aux États-Unis (Skopol, 1993 ; Da Costa, 1999). Il existe en outre un marché du conseil et des cabinets de consultants spécialisés dans l’action de terrain anti-syndicalisation. Dans ce contexte, l’Union Busting est une stratégie d’employeur visant à empêcher la formation d’une section syndicale dans une entreprise donnée (Logan, 2002 ; 2004 ; 2006 ; 2019 ; Smith, 2003). Cette stratégie n’est possible que parce que le droit des salariés à se syndiquer aux États-Unis n’existe pas dans l’absolu, mais dépend de la formation d’une section locale d’un syndicat national au sein de l’entreprise dans laquelle ils sont employés. La formation d’une section locale obéit à un processus défini par la loi. Une étape préalable est la formation de collectifs de support pour informer les salariés et en convaincre suffisamment de la nécessité de créer une section d’un syndicat national donné (généralement un tiers des salariés). Les collectifs de travailleurs et travailleuses formés s’associent alors à un syndicat qui accepte de les accompagner et de déposer une demande d’accréditation auprès de l’instance fédérale à Washington – le National Labor Relations Board (NLRB), agence fédérale américaine dont les membres sont nommés par le président des États-Unis – qui autorise la mise en place du processus de vote final. Ceci fait, il faut encore, d’ici le vote, convaincre une majorité de salariés de voter oui pour la formation d’une telle section. La création d’une section suppose en outre que chaque salarié cotise de façon obligatoire au syndicat d’un montant qui est prélevé directement sur son salaire. D’où des campagnes pour expliquer l’intérêt de la création d’une section censée défendre les intérêts des salariés mais aussi et surtout de négocier des augmentations de salaire qui compenseraient et, au-delà, la cotisation prélevée.

L’employeur peut alors développer une panoplie d’actions qui contrecarrent le bon déroulé de ce processus. Il peut intervenir à chaque étape par le repérage d’« agitateurs » potentiels et leur licenciement parfois avec une incitation financière au départ, la mise en place de contre-campagnes pour influer sur l’opinion des salariés, les obstacles à l’organisation du vote, à l’accès aux urnes de l’ensemble des salariés, l’intimidation durant le vote lui-même, le recours à des entreprises de conseil et de lobbying qui interviennent directement sur le terrain pour faire changer d’avis les salariés… L’ensemble de ces contre-actions définissent ce qu’aux États-Unis on nomme une stratégie d’Union Busting. On conçoit que pour les entreprises les plus motivées, la surveillance, le renseignement, l’institution d’obstacles aux réunions ou communications entre employés à propos des conditions de travail ou des salaires… fassent dès lors partie de pratiques de pouvoir et rapports de force avec les salariés afin d’empêcher toute velléité d’Union Organizing, c’est-à-dire de processus collectif d’organisation de réunions et de discussions autour d’un projet de syndicalisation.

L’échec de la syndicalisation à Amazon, à Bessemer en Alabama en avril 2021 est une illustration récente de ces processus et rapports de force. L’entreprise recrute des agents de renseignements et des cabinets de lobbying anti-syndicalisation lors de la campagne de vote des salariés. Ces cabinets incitent à la dénonciation et pratiquent l’intimidation des salariés indécis. Ces pratiques, relatées par la presse, choquent en Europe [11]. La pratique existe pourtant depuis longtemps aux États-Unis et se nourrit de profondes différences institutionnelles entre l’histoire des relations employeur/salariés et du droit du travail des deux côtés de l’Atlantique (Da Costa, 1999).

Les autres géants du numérique s’engagent également depuis 2018, dans des formes variées de lutte antisyndicale. Entre novembre et décembre 2019, Google licencie pour la première fois cinq de ses salariés arguant du seul fait qu’ils aient utilisé leurs mails professionnels afin d’organiser des réunions de préparation à des élections syndicales dans l’entreprise. Uber embauche en 2019 des entreprises de lobbying pour essayer de faire passer une loi (Bill) en Californie annulant la possibilité de requalifier ses livreurs en salariés. Google obtient que soit passée en 2020 une loi fédérale qui interdit effectivement l’usage du mail professionnel pour des messages de mobilisation. Depuis 2018, les actions collectives au sein des GAFAM bousculent ainsi le mythe consensuel du « modèle californien » et ce faisant contribuent à déconstruire ses croyances et promesses à l’aune des actes et les réponses concrètes qu’elles induisent de la part des directions d’entreprise. Ces pratiques, souvent à la limite de la légalité, mais difficiles à prouver, sont révélatrices d’un rapport de force qui s’est récemment modifié entre employés et employeurs de la Silicon Valley. Mais avec quel impact ? Peut-on véritablement parler de contre-pouvoirs ou doit-on comme le fait le maire de San Francisco, dénoncer ces travailleurs privilégiés ? Est-on face à un mouvement de « cols blancs », ou à une forme de résistance réelle face à l’hégémonie des GAFAM ?

 

Une analyse structurale de la convergence des luttes au sein du monde de la Tech

Pour apporter des éléments de réponse aux questions qui précèdent, il nous faut objectiver les conditions de l’élargissement de luttes en dehors de leur espace social d’émergence et tenter de visibiliser les éventuels croisements entre luttes d’apparences différentes (sociales/éthiques, cols bleus/cols blancs).

Le choix de partir du travail suppose le détour par la pluralité des acteurs, leurs conflits et leurs alliances. L’approche méso sociologique dans laquelle nous nous inscrivons centre l’analyse à la fois sur des processus de protestation, souvent émergents, ainsi que sur des groupes sociaux naissants qui n’apparaissent pas tous sur les scènes expertes, médiatiques ou académiques. Cette démarche rencontre d’emblée une double difficulté : comment identifier ces acteurs naissants d’une part et comment ne pas en surinterpréter le rôle ou l’importance ? Les concepts et méthodes de l’analyse structurale (Forsé, 2008), ou de l’analyse de réseaux sociaux (ARS), sont particulièrement utiles pour comprendre les interactions entre acteurs (activistes et organisations supports) et les dynamiques internes des luttes étudiées. L’analyse qui suit repose sur une approche de « réseau complet », aussi dite « sociocentrique » (Eloire et al., 2011), en ce qu’elle tente de recenser tous les acteurs participant aux actions identifiées et d’objectiver la structure d’interdépendance qui les unit et indirectement les contraint. Il ne faut donc pas voir dans le réseau constitué une « réalité », au sens où il « ne constitue [pas] une forme de coordination de l’action collective » (ibid., p. 79), mais plutôt comme un outil d’interprétation des dynamiques collectives, passées et futures, dans le milieu social que nous étudions. Les détails de la construction du réseau « complet » d’acteurs sont présentés dans l’encadré 2.

 

Encadré 2. Construire et analyser le réseau d’activistes et d’organisations supports

Pour réaliser le réseau « complet » d’activistes et d’organisations engagées dans les luttes menées au sein des GAFAM, nous avons d’abord identifié tous les acteurs ayant été soit à l’origine, soit l’une des principales parties prenantes, des actions collectives répertoriées dans notre base et ayant eu lieu aux États-Unis. Les différents articles de journaux compilés par le site source ont servi de matériau principal pour identifier ces acteurs, complétés par les informations obtenues via les comptes d’activistes sur les réseaux sociaux (Twitter, Facebook) ou encore les plateformes utilisées par les organisateurs d’actions pour relayer les événements (notamment le site Medium.com). Au total, nous avons répertorié 201 acteurs différents impliqués dans les 203 actions recensées sur le sol américain. Nous avons ensuite construit sur tableur une matrice d’interaction carrée (acteurs identiques en ligne et en colonne), prenant la valeur 1 lorsque deux acteurs, parmi les 201 identifiés, ont initié ou participé activement à au moins une action collective en commun (0 sinon). Nous avons ainsi établi 519 relations entre acteurs, à l’origine de la structure relationnelle présentée en figure 3.
Le graphe fait apparaître trois sous-structures principales, décrites dans la partie 2 de cet article. Pour simplifier la lecture du graphe, nous avons choisi de ne pas faire apparaître ce qu’il est coutume en ARS d’appeler des « isolats », c’est-à-dire des nœuds (individus ou organisations) n’étant connectés à aucun autre (environ un quart des 201 acteurs). Notons aussi que nombreuses étaient les sous-structures faisant intervenir des acteurs cantonnés dans le spectre d’une seule entreprise. Il s’agissait généralement de dyades ou de triades d’acteurs isolées des trois sous-structures principales, que nous avons également choisi de ne pas faire apparaître sur le graphe, hormis deux d’entre elles à titre illustratif (au centre de la figure 2). Un exemple est la sous-structure composée de 6 acteurs (Zaicev, Pohl, etc.), tous employés de Facebook, reliés par une action en justice qu’ils ont menée contre leur employeur mais qui n’ont entrepris aucune autre action recensée, avec aucun autre acteur.
Une telle analyse présente plusieurs limites, qu’il convient ici d’évoquer à grands traits. Premièrement, nous faisons l’hypothèse que c’est l’organisation – ou du moins la participation – conjointe d’un événement qui constitue une relation entre acteurs et est ainsi à la base de circulations multiples entre eux (apprentissage mutuel, naissance d’une vision commune, solidarité, etc.). À l’évidence, deux acteurs engagés dans une lutte sociale ou éthique peuvent entretenir une relation et exercer une influence l’un sur l’autre sans pour autant participer aux mêmes événements. Toutefois, nous considérons que c’est dans l’expérience partagée d’une action commune qu’ont le plus de chance de se créer des synergies. Deuxièmement se pose la question, au regard de l’approche sociocentrique mobilisée, de la « complétude » du réseau étudié (Eloire et al., 2011). Contrairement aux réseaux intra-organisationnels, qui prennent les frontières de l’organisation comme limite naturelle des acteurs étudiés, nous nous intéressons ici à un champ plus vaste et moins délimité, celui des luttes de travailleurs au sein d’un large secteur d’activité (réseau inter-organisationnel). Existe dès lors la possibilité d’omettre des acteurs importants dans la structure d’interdépendance, mais rendus peu visibles par la méthode de construction des données. L’utilisation de plusieurs sources (journaux, réseaux sociaux numériques, plateforme d’organisation d’événements comme Medium) permet ici de limiter ce biais, ainsi que l’analyse qualitative (par recours à la littérature déjà existante, et enquête de suivi des acteurs et de leurs échanges sur les réseaux sociaux sur la période concernée) du milieu social étudié.

Dans cette optique, nous avons appréhendé les acteurs (individus ou collectifs) initiant et participant aux actions collectives comme les maillons essentiels des synergies possibles entre luttes. En effet, ces derniers se croisent et échangent à des degrés variables lors d’actions concrètes et ce faisant participent à donner de nouvelles formes aux luttes auxquelles ils prennent part, à les étendre ou au contraire à les restreindre à des cercles clos d’acteurs.

Nous concentrons nos commentaires sur les trois principaux sous-graphes qui émergent de l’ARS, d’apparences relativement cohésives et composées d’acteurs diversifiés, et qui laissent ainsi entrevoir différentes dynamiques d’élargissement et de convergence des luttes.

 

Analyse du sous graphe 1 : centralité de Google dans les luttes éthiques des cols blancs

Un premier sous-graphe apparaît dans la partie basse de la figure 2, composé en très grande majorité d’employés de Google et des différents collectifs, souvent ad hoc et éphémères, nés des mobilisations au sein de l’entreprise. À la marge sont aussi rattachés à cet ensemble un collectif d’employés de Microsoft et des employés d’IBM ou de Palantir notamment (en gris plus clair). Google s’avère ainsi être un pôle important d’émergence et de relais des luttes éthiques qui ont cours dans le monde de la Tech. On peut néanmoins s’étonner d’une assez faible densité de liens au regard du fait que le sous-graphe regroupe des acteurs majoritairement issus d’une même entreprise et qui pourraient donc potentiellement être (ou entrer) en contact. Cette faible densité laisse présager une fragile et incertaine cohésion d’ensemble. Une explication de cette faible densité réside sans doute dans le caractère éphémère des collectifs créés chez Google, les cols blancs de l’entreprise se mobilisant à tour de rôle pour des luttes qui leur tiennent spécifiquement à cœur. L’expression de la critique semble ainsi avoir du mal à être systématisée et maintenue sur le long terme, limitant le potentiel de convergence entre luttes. Certains acteurs individuels, qui apparaissent particulièrement centraux dans le graphe, tentent toutefois de relier ces différentes luttes, à l’instar de Meredith Whittaker, ou dans une moindre mesure Paul Duke ou encore Zora Tung.

Figure 2

Réseau d’acteurs des luttes menées au sein des GAFAM

Figure 2
Source : graphe réalisé par les auteurs, à partir du logiciel Gephi. La taille des nœuds est proportionnelle à leur centralité d’intermédiarité (betweeness centrality).

Analyse du sous graphe 2 : Amazon, Instacart et Shipt : une mobilisation « par le bas » autour de luttes « sociales »

Un deuxième sous-graphe émerge dans la partie supérieure gauche de la figure 2, composé majoritairement d’employés (ou ex-employés) d’Amazon, mais aussi de livreurs d’Instacart et de Shipt. On retrouve en son centre trois activistes particulièrement actifs, au premier rang desquels Christian Smalls (qui présente le degré d’intermédiarité le plus élevé de ce sous-graphe), fondateur du Congress of Essential Workers et licencié d’Amazon Staten Island en mars 2020 durant la crise de la Covid. On retrouve également Vanessa Bain, livreuse Instacart et Doordash et fondatrice du Gig Workers Collective (GWC), ainsi que Willy Solis, chauffeur Shipt. Ce sous-graphe atteste d’une forme de mutualisation des luttes sociales entre travailleurs issus d’entreprises différentes mais qui partagent des revendications similaires, essentiellement liées, du moins à l’origine, à la précarité économique de leur travail. Une particularité notable dans ce sous-graphe est que l’on ne voit pas apparaître d’acteurs syndicaux. On pourrait ainsi dire qu’il y a une forme de mobilisation par « le bas », faite d’initiatives individuelles quasi spontanées qui donnent néanmoins rapidement naissance à des collectifs de travailleurs (dans le cas de C. Smalls ou V. Bain, voir partie suivante). Ces collectifs, au moment où ils sont créés, ont surtout vocation à élargir l’échelle de la mobilisation, davantage qu’à agir dans le sens d’une convergence.

 

Analyse du sous-graphe 3 : les syndicats en position de « brokers »

Le troisième sous-graphe, situé dans la partie haute à droite, est sans doute celui qui révèle le plus gros potentiel dans la convergence des luttes entre cols bleus et cols blancs. Ce sous-ensemble est majoritairement composé de chauffeurs (Uber et Lyft) et d’organisations défendant leurs intérêts, qu’il s’agisse de syndicats ou de collectifs plus informels. Bien qu’existe une assez forte densité au sein de ce sous-graphe, notamment dans la partie haute, trois organisations ressortent par leur centralité d’intermédiation : le Rideshare Drivers United (RDU) le Gig Worker Rising (GWR) et le Mobile Workers Alliance (MWA). Le potentiel de convergence entre luttes sociales, qui animent originellement les chauffeurs et leurs représentants, et luttes éthiques s’effectue, entre autres, par les liens tissés entre ces trois organisations et le syndicat SEIU d’un côté, et l’association de cols blancs d’Amazon (AECJ) de l’autre. Le SEIU, lié à la plupart des syndicats de chauffeurs, permet de rallier directement des collectifs importants comme MijenteTech Worker Coalition (TWC, voir description plus haut) ou Silicon Valley Rising, ralliements qui, sans lui, supposeraient un chemin beaucoup plus long. Il occupe en ce sens une position stratégique de « broker » selon Burt (1995), en l’occurrence ici celle de l’acteur capable de fédérer une critique transversale aux chauffeurs, aux employés d’Amazon, aux cadres précaires de la Tech ou encore aux activistes éthiques de la société civile. Le AECJ participe, de son côté, à combiner en interne luttes éthiques (typiquement contre le réchauffement climatique, à l’origine de l’organisation) et luttes sociales (notamment dans le soutien apporté sporadiquement aux employés d’entrepôts). Même si cette convergence reste parcellaire et inachevée chez le AECJ, elle est salutaire, car elle n’a rien d’intuitif tant Amazon est caractérisé par une forme d’ambidextrie dans sa gestion du personnel. Séparé géographiquement, cols bleus et cols blancs le sont aussi par les méthodes de management, entre « hard power » pour les premiers et « smart power » pour les seconds (Schein, 2020). Ainsi, ces deux acteurs, d’un côté par la forte activité militante et le tissage d’un solide réseau de partenaires (SEIU), de l’autre par une forme de synthèse entre luttes éthiques et sociales qui s’est réalisée chez les cadres d’Amazon (AECJ), semblent être des moteurs de la convergence des luttes au sein du monde de la tech.

La centralité des associations de chauffeurs dans cette convergence s’explique aussi sans doute en partie par la spécificité de l’activité, où les problématiques sociales (faible rémunération, volatilité des revenus, etc.) sont autant palpables que certaines d’ordre éthique (pollution et réchauffement climatique, discrimination raciale, etc.). Le Rideshare Drivers United est un bon exemple d’un collectif menant de front ces deux combats, dans le sens de la défense des intérêts des chauffeurs. Il se veut avoir une action à la fois sur les questions de salaires et de droit du travail, mais aussi sur les questions écologiques, pour laquelle il fait du lobbying (mise aux standards d’émission en CO2 des voitures, communication avec les autorités pour limiter les engorgements, etc.). Nombreux sont aussi les chauffeurs afro-américains ou d’origine mexicaine à avoir une expérience de la confrontation du racisme dans le cadre de leur activité quotidienne, renforçant l’entrecroisement des luttes sociales et éthiques, en atteste le fort relais du mouvement BLM chez les chauffeurs Uber et Lyft.

 

Synthèse : Des luttes séparées mais des acteurs et des syndicats qui organisent la convergence

Pour résumer, l’analyse de réseau permet de soutenir deux thèses complémentaires. Premièrement, la lecture des deux sous-ensembles situés en bas et à gauche du graphe alimente la thèse d’un élargissement possible de l’échelle des luttes mais aussi d’une tendance à leur cantonnement entre cols bleus d’un côté (luttes sociales) et cols blancs de l’autre (luttes éthiques). On constate par exemple que les cols blancs de Google, ralliés çà et là par ceux de Microsoft ou Palantir, sont des grands artisans de critiques éthiques, variées par leur objet, mais les luttes qu’elles entraînent restent la plupart du temps isolées et sporadiques, empêchant de réelles dynamiques collectives durables qui transcendent les objets de lutte et les entreprises d’où elles émergent. De même, si dans le sous-graphe de gauche on peut constater une dynamique inter-entreprises (Amazon-Shipt-Instacart), révélatrice d’une capacité à changer d’échelle et à faire entendre une voix plus forte, cette dynamique reste quasi exclusivement portée par des cols bleus précarisés autour de questions liées aux conditions de travail et à la paie. Ces deux sous-graphes laissent ainsi entrevoir un faible potentiel de convergence entre les luttes, du moins à court terme.

Deuxièmement, et si l’on se focalise sur le sous-graphe dans la partie supérieure droite, il est alors possible d’entrevoir une possibilité de convergence, dont l’origine serait à chercher chez les chauffeurs Uber et Lyft et les organisations qui les représentent. Le dynamisme dont font preuve ces acteurs et la prolifération de collectifs qui les représentent participent à densifier les mobilisations et à multiplier les ramifications possibles avec d’autres activistes. Notons aussi que le rôle des syndicats est important (en particulier SEIU) dans ce sous-graphe, dans leur capacité à rallier des acteurs différents ou encore à ancrer des collectifs localement très actifs (voir l’entrée « Mobile Workers Alliance » dans l’annexe 1). Ils occupent ainsi une position stratégique, les autorisant à fédérer une critique et à élargir vers d’autres horizons, rôle que des acteurs comme le SEIU entendent d’ailleurs bien souvent jouer (Logan, 2019). La syndicalisation présente donc un potentiel important à l’échelle méso-sociale d’articulation des luttes, en participant à ancrer dans le temps les partenariats et liens entre militants et activistes.

À ce titre, l’enjeu autour de la syndicalisation dans le monde de la Tech n’est pas tant locali.e. la possibilité de rééquilibrer les relations de pouvoir au sein d’organisations isolées et faire valoir les droits des travailleurs, que méso-social, dans la capacité à créer des ramifications plus durables entre luttes et faire ainsi émerger une critique plus substantielle des entreprises du numérique. De nombreuses entreprises de la Tech l’ont compris et le recours grandissant à l’« anti-unionization » chez elles a aussi vocation à empêcher l’émergence d’une critique générale du modèle qu’elles proposent.

 

Exemples et figures des luttes éthiques et sociales : de la Voice à l’Exit ?

Peut-on objectiver les liens entre protestation civique et éthique des cols blancs et mobilisation sociale des employés « cols bleus » d’Uber, Lyft, Instacart ou Amazon de façon plus qualitative ? L’étude des parcours biographiques et des champs d’action des figures principales des luttes étudiées fournit des éléments d’analyse supplémentaires.

La trajectoire d’Emily Cunningham, ex-cadre chez Amazon, en est un premier exemple. Emily Cunningham s’engage à l’origine sur les questions écologiques et participe à la fondation de l’AECJ (Amazon Employees for Climate Justice). Comme son nom l’indique, le collectif a vocation à susciter une prise de conscience chez les dirigeants d’Amazon autour des problématiques environnementales et à adapter les méthodes de production et de livraison dans une optique de durabilité. On retrouve à ce titre l’AECJ mobilisé en 2019, année de sa création, exclusivement sur les événements liés au climat ou à l’environnement, notamment la fameuse marche pour le climat en septembre 2019 qui a rassemblé les employés de nombreuses entreprises. Le printemps 2020 constitue un tournant. La gestion houleuse de l’explosion des cas de contamination au coronavirus au sein des différents entrepôts d’Amazon entraîne plusieurs mobilisations localisées, largement relayées par les médias. Cette effervescence met en lumière, notamment aux yeux des cols blancs du géant du commerce en ligne, les difficiles conditions de travail qui règnent dans les entrepôts. Cette prise de conscience s’avérera fatidique pour E. Cunningham puisqu’elle sera licenciée après avoir critiqué sur Twitter en avril 2020 les conditions de travail des cols bleus durant la crise. Celle qui se définit désormais sur son compte Twitter comme « lanceuse d’alertes » met clairement en avant la nécessité de lutter à la fois contre les mauvaises conditions de travail et contre les pratiques néfastes à l’environnement. Le vécu d’une situation d’injustice personnelle (représailles pour contestation) semble chez elle renforcer une prise de conscience des problématiques sociales qui ont trait dans le monde de la Tech, agissant de concert dans la construction d’une trajectoire militante.

Une trajectoire similaire peut s’observer chez une autre activiste d’importance, anciennement employée de Google, à savoir Meredith Whittaker. À l’origine, son action porte sur les dérives de l’intelligence artificielle et notamment son utilisation par l’armée américaine dans le cadre du projet Maven, jugé liberticide par beaucoup d’observateurs. Elle est d’ailleurs l’une des deux fondatrices (avec Kate Crawford, cadre chez Microsoft), de l’AI Now Institute en 2017, organisation installée à New York, qui entend jouer un rôle d’information et d’alerte sur les usages de l’intelligence artificielle. En 2018, alors qu’elle est encore cadre chez Google, nous retrouvons Meredith Whittaker parmi les artisans des grandes manifestations contre le sexisme au sein de l’entreprise, dans le sillon du mouvement #MeToo. Elle participe activement à d’autres mobilisations au sein de Google, engagement qui lui vaudra, en 2019, une lettre lui demandant de « quitter son emploi ». Elle démissionne dans la foulée. Depuis, on retrouve la lutte contre les représailles des employeurs, une volonté de défendre les travailleurs et leur emploi et une solidarité avec les mouvements de syndicalisation au sein d’autres entreprises de la Tech, au cœur de ses prises de position publiques.

Figure 3

Évolution des luttes menées aux États-Unis au sein des entreprises de la Tech, selon l’enjeu « éthique » ou « social » (2015-2020)

Figure 3
Source : Auteurs, selon : https://data.collectiveaction.tech (consulté le 21/12/2021). Les catégories « luttes sociales » et « luttes éthiques » ont été reconstruites par les auteurs (voir encadré 1 pour plus de précision).

Tant chez Cunningham que chez Whitakker, il semble ainsi que la mobilisation en faveur des luttes sociales arrive dans un second temps, après avoir accumulé une forme de capital militant sur des questions éthiques, c’est-à-dire un ensemble de savoir-faire mobilisables et transférables (Matonti et Poupeau, 2004), qui élargit le spectre des revendications originelles, et peut être donc, après avoir vécu une fragilisation de la situation dans l’emploi, notamment de par leur engagement sur les questions éthiques.

Du côté des catégories non-cadres, les trajectoires biographiques des activistes que nous avons analysées montrent bien la fragilité des conditions d’emploi aux États-Unis, véritable catalyseur des engagements individuels en bas de l’échelle sociale (Woodcock, 2021). Si, en situation économique « normale », les travailleurs précaires (les Gig workers notamment, mais aussi les salariés cols bleus d’Amazon) peuvent se contenter de leur sort, voire même y trouver différentes gratifications [12], les crises mettent en exergue la faiblesse du droit du travail et des protections dont peuvent jouir ces travailleurs (en termes de sécurité du revenu, de dépenses de santé, de congés payés, etc.). On retrouve à l’origine de la plupart des engagements individuels au sein de ces classes populaires des préoccupations sur la paie, qui semble être le dénominateur commun chez Jérôme Gage et Edan Alva (chauffeurs Uber et Lyft) ou encore Vanessa Bain. La crise joue un rôle de déclic et met en lumière les limites structurelles du modèle de croissance portées par les entreprises comme Instacart, notamment en ce qui concerne la rémunération des livreurs. Ainsi l’exprime Vanessa Bain dans une interview :

« La crise est et a toujours été le capitalisme. C’est juste que le prisme à travers lequel nous voyons la crise maintenant est le coronavirus, en gros… Beaucoup d’entre nous, moi et des milliers d’autres travailleurs, avons crié sans être entendus notre besoin de choses essentielles, comme les indemnités maladie, une assurance pour les accidents du travail, une classification correcte, et toutes ces choses qui fonctionnent comme un filet de sécurité pour les travailleurs. Je pense que le coronavirus a mis en lumière ce besoin et a montré également que ces choses peuvent être mises en place de manière efficace, et qu’elles peuvent réellement se produire lorsqu’il y a urgence » [13],[14].

 

La trajectoire militante de cette dernière est d’ailleurs particulièrement éclairante. Livreuse depuis 2016 pour InstacartDoordash ou encore Postmates et mariée à un livreur, Vanessa Bain a commencé à se mobiliser activement suite à la baisse de la rémunération de la course sur l’application Instacart (i.e. augmentation de 10 % du prix de la livraison à cause de frais de gestion opaques, qui a amené à une réduction des pourboires). Dépendante de cette source de revenus pour vivre, elle prétend que son revenu, du fait de la réforme engagée par Instacart, est passé de 1 500 $ par mois à quelques centaines de dollars seulement [15]. Elle devient alors l’instigatrice d’événements à petite échelle comme des manifestations d’une dizaine de personnes devant des centres commerciaux, puis cherche rapidement à fédérer tous les gig workers, notamment en lançant sur le site Medium des actions plus conséquentes (appelant par exemple à une grève des milliers de livreurs Instacart en novembre 2019). En 2021, sur son compte Twitter, Vanessa Bain se définit comme « antifa[sciste] » et soutient ouvertement les mouvements BLM ou pour l’abolition des lois restrictives sur l’immigration, signifiant chez elle une forme d’intersectionnalité que résume sa condamnation du capitalisme (« Capitalism ruins everything around me » [16]).

On retrouve chez les activistes comme Bain la volonté de créer des collectifs pérennes de manière à faire perdurer l’action contestatrice et dépasser le simple cas individuel pour gagner en taille critique. Vanessa Bain crée ainsi, avec Sarah Clarke (pseudonyme) et le soutien d’une dizaine de personnes, le Gig Workers Collective au début de l’année 2020, organisation surtout orientée vers la défense des intérêts des « shoppers » d’Instacart mais plus globalement ouverte à tous les gig workers. L’ambition du GWC, comme on peut le lire sur son site internet, est la suivante : « Nous voulons être les premiers à répondre aux questions des travailleurs indépendants qui, lorsqu’ils découvrent une baisse de salaire ou un problème quelconque, se sentent à l’aise pour venir nous voir [17]. » Le collectif reprend ainsi les revendications sur les paies, mais va aussi élargir sa critique durant la crise de la Covid, accusant Instacart, notamment, de ne pas fournir suffisamment de matériel sanitaire aux livreurs. Pareille critique sera reprise par Christian Smalls et son Congress of Essential Workers (CEW), fondé au printemps 2020, collectif visant à défendre les intérêts des « travailleurs essentiels », dont les « amazonians », mais pas uniquement. Le CEW entend en effet se constituer comme un « secure network of all essential workers nationwide ». Il est basé sur la solidarité entre travailleurs et offre différentes ressources, notamment à ceux qui ont été victimes de représailles. Cette focalisation est directement à relier à la situation personnelle de Christian Smalls, licencié au printemps 2020 par Amazon pour avoir été un des leaders des manifestations survenues dans l’entrepôt de Staten Island.

Les figures présentées ci-avant, où les profils de femmes et de minorité dominent, ont été choisies pour leur représentativité de la base étudiée. Parmi les 133 acteurs individuels recensés dans notre base (sur un total de 201 acteurs, les 68 restants étant des acteurs collectifs ou des organisations), si l’on ne garde que les acteurs ayant organisé ou participé activement à au moins deux événements (N=58) – acteurs que l’on peut qualifier comme étant les plus actifs ou les moins occasionnels –, on trouve 18 femmes contre 10 hommes (et 30 acteurs collectifs), soit respectivement 64 % de femmes et 36 % d’hommes. Parmi ces 36 % d’hommes (N=10), 9 afro-américains.

 

Conclusion

À partir de 2018, les techniques de l’organizing et de la vigilance civique associées à la mobilisation des employés des GAFAM semblent parvenir à obtenir quelques premiers résultats modestes que le droit et les États avaient peine à mettre en place seuls face aux géants de l’économie des données et aux acteurs privés de l’intelligence artificielle [18].

L’analyse structurale fait apparaître des clusters et acteurs clés qui permettent aux actions et méthodes de se diffuser ou de s’élargir d’une entreprise à l’autre et d’une thématique à l’autre. Les passages entre luttes sociales et luttes éthiques, entre revendications sur les conditions de travail des cols bleus et celle sur un droit de regard sur l’usage des algorithmes et les ventes éthiques des produits qu’ils conçoivent des cols blancs sont donc reliés et organisés par des individus et des structures qui se rencontrent ou se relaient à travers divers modes de coopération : réseaux sociaux, actions communes, instituts d’éthique ou d’organizing, ONG et syndicats. Peu présents dans les discours et dans la presse, les syndicats paraissent jouer un rôle pourtant structurant de relais et de diffusion des actions entre entreprises d’une part et entre cols blancs et cols bleus d’autre part. Ils participent ainsi à transformer, par leur position de « broker », des luttes liées à des individus, à l’organizing et à des grassroots movements, en mouvement national et en lutte sociale pour une régulation plus forte des GAFAM et l’instauration d’un droit de travail minimal.

Bien qu’inédits, ces résultats pourraient paraître néanmoins fort modestes. Il reste qu’ils interpellent les partitions intellectuelles que les sciences sociales ont pu construire pour distinguer entre un mouvement social lié à des revendications concernant le droit du travail, ses conditions et son statut et des luttes de « reconnaissance », éthiques ou identitaires. Si notre analyse de réseau des acteurs qui se mobilisent au sein des GAFAM ne permet pas de saisir de façon fine l’ensemble des « répertoires d’action » (Tilly, 1977 ; 2008) de ces mobilisations – même si nous en avons évoqué quelques-uns –, elle permet par contre de visibiliser des acteurs qui en s’appuyant sur diverses organisations – coalition, ou syndicats – font la jonction entre des luttes de nature « identitaire » ou éthique et des luttes de nature sociale. L’esquisse d’alliance entre les mouvements #MeToo, Black Lives matter et des revendications de syndicalisation que l’enquête souligne bouscule dès lors ces distinctions établies. Loin de les opposer en considérant que certaines mobilisations appartiennent au passé, alors que d’autres définissent et structurent la société présente et à venir (Rosanvallon, 2021), l’étude qualitative et quantitative et l’analyse structurale qui précèdent mettent en évidence l’émergence, aux États-Unis, d’une réarticulation possible entre revendications économiques et sociales et luttes éthiques et identitaires. Cette convergence passe aussi par les acteurs (Scott et Tilly, 1978 ; Perrot, 1973 ; Gallot, 2015 ; Berrebi-Hoffmann et al., 2019b) : les femmes et les minorités sont très fortement majoritaires parmi les organizers les plus actifs, les dirigeantes d’instituts éthiques activistes et les académiques qui développent une techno-critique à partir de 2018.

Il faudrait poursuivre l’enquête afin de qualifier les liens entre les membres des groupes d’acteurs que nous avons cherché à visibiliser. L’usage du numérique, de plateformes et de réseaux sociaux, couplés à des actions et groupes de réunion « physiques » confère une dimension translocale (Honneth, 2015) et une diffusion rapide aux mouvements analysés. Mais la nature et la solidité de ces liens entre communalité, connectivité ou liens forts d’appartenance à un groupe (Brubaker, 2001) reste à préciser pour mieux cerner la robustesse de la réarticulation entre mouvement « identitaire » et mouvement social, ici discutée.

 

Isabelle Berrebi-Hofman et Quentin Chapus,
Réseaux, 2022/1.


Annexe 1

Index des activistes et des organisations impliquées dans les luttes étudiées

  • AECJ – Amazon Employees for Climate Justice

L’AECJ a été créé au printemps 2019, par E. Cunningham et M. Costa. Il regroupe, à l’image de ses deux créatrices, essentiellement des cols blancs d’Amazon. Le collectif a été fondé autour de considérations écologistes, afin notamment de protester contre des partenariats contractés par Amazon avec des entreprises gazières et pétrolières. L’AECJ organise surtout des lettres ouvertes adressées à la direction du groupe, signées à chaque fois par plusieurs centaines de cadres, et plus récemment et sporadiquement, des manifestations. Le collectif prend aussi de plus en plus position dans des actions relevant de luttes sociales (soutien aux entrepôts), ou des luttes éthiques qui dépassent les enjeux écologiques (lutte contre les discriminations liées à la couleur de peau, etc.).

  • CEW – Congress of Essential Workers (créé par Christian Smalls)

C. Smalls commence à se mobiliser en mars 2020, alors qu’il est employé chez Amazon, contre les dérives de la gestion des cas de Covid-19 chez les cols bleus du groupe (non-respect supposé des conditions de quarantaine, manque de matériel sanitaire, etc.). Il est licencié dans la foulée, identifié comme un des leaders des manifestations qu’a connues son entrepôt de Staten Island. Ce licenciement fait l’objet d’un petit scandale, car une note interne aux RH d’Amazon fuite, où CS est présenté comme « pas intelligent » et « peu net », ce qui vaut à l’entreprise des accusations de racisme (CS est afro-américain). Il crée, une fois licencié, le Congress of Essential Workers (CEW), un collectif visant à défendre les intérêts des « travailleurs essentiels », dont les amazonians, mais pas uniquement. Le collectif est basé sur la solidarité entre travailleurs et offrent différentes ressources, notamment à ceux qui ont été victimes de « retaliation ». Le CEW organise par ailleurs des actions symboliques, notamment devant les différents domiciles de Jeff Bezos et dont CS est le principal artisan.

  • GWC – Gig Workers Collective

Le GWC a été créé au début de l’année 2020 par V. Bain, dans la lignée des actions menées à titre individuel par cette dernière, en coopération avec une autre activiste prenant le pseudonyme de Sarah Clarke. L’organisation, qui est juridiquement une fondation à but non lucratif (501c3), est surtout orientée vers la défense des intérêts des « shoppers » d’Instacart, mais a depuis sa création diversifié son action. L’ambition du GWC, comme indiqué sur son site internet, est la suivante : « Nous voulons être les premiers à répondre aux questions des travailleurs indépendants qui, lorsqu’ils découvrent une baisse de salaire ou un problème quelconque, se sentent à l’aise pour venir nous voir [19]. » Le GWC reprend ainsi majoritairement les revendications sur les paies, mais va aussi alimenter une critique sur les conditions de travail durant la crise de la Covid-19, accusant Instacart de ne pas fournir suffisamment de matériel sanitaire aux livreurs.

  • GWR – Gig Workers Rising (et son porte-parole Edan Alva)

Edan Alva est chauffeur chez Lyft depuis 4 ans, d’abord en tant que seconde activité puis en tant qu’activité principale (après avoir été licencié de son emploi principal). Il est membre et porte-parole du Gig Workers Rising, grassroot organization à l’initiative de chauffeurs Lyft et Uber, à l’origine très orientée sur des questions de droit du travail et conditions de travail (notamment dans le soutien à la loi AB5). Le GWR s’est ensuite emparé de questions éthiques, comme la lutte contre les discriminations faites aux noirs par exemple. L’organisation est connue pour ses actions de protestations sur les routes, notamment les blocages de trafic (caravans).

  • Mijente

Mijente est une association civique (501c4) de « latinos » et « chinanos » qui vise à la justice sociale, raciale, de genre et climatique. Le mouvement se dit, entre autres, « pro-noirs », « pro-indigènes », « pro-travailleurs », « pro-gay et lesbien » et « pro-migrants ». Elle participe activement à la convergence des luttes sociales et éthiques, dans son identité même, en tout cas telle qu’elle est affichée. Dans les faits, le double aspect social-éthique paraît moins probant, l’association apparaît uniquement dans les événements contre la loi ICE (contre l’immigration).

  • MWA – Mobile Workers Alliance (et Jérôme Gage)

Jérôme Gage est chauffeur pour Lyft et Uber depuis plus de 5 ans. Il commence à se mobiliser et à parler dans les médias au moment de la crise du Covid (mars 2020), notamment en ce qui concerne le manque de protection (peu de masques et de gel fournis) et les droits pour les chauffeurs indépendants (indemnisation en cas de quarantaine). En ce sens il suit la ligne du Mobile Workers Alliance dont il est membre, collectif très actif pour promouvoir la loi AB5, mais qui plus globalement entend soutenir et fédérer tous les gig workers, qu’il s’agisse de chauffeurs ou de livreurs par exemple. Le MWA est soutenu et instigué par le syndicat SEIU (voir ci-dessous) et regroupait, à l’été 2020, environ 18 000 membres.

  • RDU – Rideshare Drivers United

Rideshare Drivers United est une association fondée à Los Angeles, qui se dit « démocratique » et vise à défendre les intérêts des chauffeurs Uber et Lyft. Elle a participé à de nombreux événements dans toute la Californie. Elle se veut avoir une action à la fois sur les questions de salaires et de droit du travail, mais aussi sur les questions écologiques, pour laquelle elle fait du lobbying (mise aux standards d’émission en CO2 des voitures, communication avec les autorités pour limiter les engorgements, etc.). Dans les faits, l’association s’est surtout mobilisée en 2019 pour la loi AB5 et la question de la rémunération des chauffeurs, puis plus récemment pour les conditions de travail durant la crise Covid-19 (début 2020).

  • SEIU – Service Employees International Union

Le SEIU est un syndicat nord-américain (présent aussi au Canada et à Porto-Rico) visant à défendre les intérêts des employés du secteur des services (principalement les services publics, de santé et de propreté). Le syndicat regroupe environ 2 millions de membres en 2021. Il a joué un rôle actif dans les mobilisations pour la loi AB5 puis contre la proposition 22, au côté des associations et collectifs de chauffeurs.

  • TWC – Tech Workers Coalition

La Tech Workers Coalition est une grassroot organization, fondée en 2014 et se présentant comme une « communauté progressiste », revendiquant un ancrage politique à gauche, et qui vise à créer une large coalition d’acteurs (travailleurs, acteurs syndicaux, associations, etc.) dans le but de défendre les intérêts des travailleurs de la Tech. L’organisation, composée majoritairement d’ingénieurs ou de travailleurs qualifiés, s’adresse aussi aux employés non qualifiés (agents d’entretien, des cafétérias, etc.). Elle fonctionne avec des bénévoles et de façon horizontale, par groupes locaux, aux États-Unis et en Europe. Elle forme à l’organizing et au droit du travail ses membres en les encourageant à entreprendre des actions pour améliorer les droits, salaires et conditions de travail dans le secteur de la Tech et du numérique.

Annexe 2

Classement des organisations identifiées, en fonction de leur type et du caractère éthique ou social de leurs luttes

Grassroot organization[20] Syndicat, ONG
Luttes éthiques AECJ, Mijente, Collectifs de Googlers
Luttes sociales GWC, GWR, CEW, TWC SEIU, MWA, RDU

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Mots-clés éditeurs : #MeToo, Analyse structurale de réseau, Black Lives Matter, capitalisme numérique, Ethique et algorithmes, globalisation des mouvements sociaux, Workers Organizing

Date de mise en ligne : 18/02/2022

https://doi.org/10.3917/res.231.0071

Source :

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