L’affaire de presse la plus importante de notre génération, pour citer le regretté John Pilger, s’est conclue un peu comme elle avait commencé : en provoquant un pic d’intérêt éphémère des médias (il faut bien alimenter le fil de l’actualité, que diable) accompagné de leur désinvolture habituelle dans le traitement de cette affaire (il y a d’autres sujets à traiter, que diable).
D’ailleurs, je constate que pas mal de “médias alternatifs et indépendants” n’ont pas moufté plus que ça. Ils ont honte ou quoi ?
En résumé, Julian Assange a fini par craquer et plaider coupable – ce qui prouve qu’il l’était, sinon il aurait plaidé innocent et aurait fait confiance à la justice – et a profité de la magnanimité du gouvernement des États-Unis qui a finalement décidé en son âme et conscience, et sous la pression amicale de son allié Australien, que l’affaire devait être réglée dans un souci de…
Doux Jésus. Pour un gouvernement qui avait envisagé de l’enlever, l’empoisonner ou de l’assassiner, qui a soudoyé de faux-témoins, qui l’a fait séquestrer sous une forme ou une autre, harcelé, espionné, calomnié et diffamé et fait torturer pendant près de 15 ans, voilà un sacré revirement. Que dis-je, un volte-face. Que dis-je, une reconversion. Que dis-je, une illumination. Que dis-je, un miracle. Que dis-je, entendez cette musique céleste et voyez cette lumière divine. Que dis-je, je ne sais plus, mais Hallelujah quand même.
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Un peu de contexte
Commençons par le commencement. Il ne s’agit pas d’un aveu de culpabilité, mais d’un accord négocié. Il s’agit de ce qu’on appelle, en anglais, un « plea deal » (ou « plea bargain »), ce qui signifie littéralement un plaidoyer négocié. Notez au passage que la nature du plaidoyer – coupable ou innocent – n’est pas précisée même si, dans la pratique, il s’agit toujours de proposer à l’accusé de plaider coupable en échange de quelque chose. Lorsqu’il s’agit d’instrumentaliser la loi, autant aller jusqu’au bout.
En échange d’un « plaider coupable », on offrira par exemple à l’accusé une réduction (le plus souvent généreuse) de la peine qui pourrait être prononcée si ce dernier décidait de tenter sa chance devant un juge ou un jury. L’accusé s’évite des procédures sans fin et très coûteux et les procureurs US obtiennent un ’taux de succès’ (condamnations) pharamineux. Les peines négociées sont souvent, comme dans le cas de Julian, équivalentes au temps déjà passé en préventif, ce qui fait que l’accusé est plus que tenté d’accepter. Lorsqu’il s’agit d’instrumentaliser la loi, autant aller jusqu’au bout.
Sur le plan technique, l’accusé voit cette « condamnation » (qui n’en est pas vraiment une) inscrite dans son casier judiciaire. Ainsi, Julian Assange n’a plus le droit de se rendre aux États-Unis, si jamais l’envie lui en prenait. Sur le plan juridique, la condamnation ne peut pas devenir jurisprudence puisqu’il s’agit d’une négociation et non d’une condamnation formelle. Ce qui me paraît contradictoire avec l’inscription au casier judiciaire. Mais, lorsqu’il s’agit d’instrumentaliser la loi, autant aller jusqu’au bout.
Dans certaines affaires, un tel accord permet aussi d’éviter « d’étaler du linge sale en public » puisqu’on court-circuite ainsi un procès avec audiences, présentations de pièces, et tout le tralala.
Le plus souvent, un plaidoyer négocié est présenté comme une « victoire » des procureurs états-uniens. Mais parfois il exprime la volonté d’éviter une défaite annoncée et constitue une tentative de sauver la face.
Négocier un « plaider coupable » n’est pas un aveu de culpabilité. C’est un accord pour prononcer une suite de mots précis pour former une phrase, en échange de quelque chose. La fin d’une torture, par exemple.
Dans le contexte de l’affaire Assange, un « plaider coupable » est à l’aveu de culpabilité ce que les sautillements de quelqu’un à qui un cowboy tire des balles près des pieds est à la danse. Il arrive aussi parfois, dans les versions comiques, que le cow-boy se tire lui-même une balle dans le pied.
Une audience, des pseudos-garanties et deux balles dans le pied
On se souviendra que lors des audiences pour déterminer si Julian Assange pouvait faire appel, les deux juges de la Haute Cour ont demandé aux avocats des États-Unis si Julian serait discriminé à cause de sa nationalité, c’est-à-dire s’il bénéficierait des même protections juridiques que les citoyens états-uniens, notamment celles garanties par le Premier amendement de la Constitution, qui garantit la liberté d’expression, celle de tous les citoyens et donc, par extension, celle des journalistes. En effet, le traité d’extradition entre la Grande-Bretagne et les États-Unis précise qu’une extradition n’est pas accordée si l’accusé encourt une discrimination pour des raisons de religion, orientation sexuelle, opinions politiques ou de… nationalité.
Les avocats US ont répondu qu’Assange pouvait toujours demander la protection du Premier amendement mais sans garantie de l’obtenir. Pressés par les juges, les avocats US ont tenté aussi d’argumenter en disant qu’Assange ne serait pas discriminé parce qu’il est Australien, mais parce qu’il n’est pas citoyen des États-Unis, et donc qu’il serait traité à égalité de tous les non-citoyens, donc qu’il ne serait pas discriminé…
Selon les témoins dans la salle, tout ceci a provoqué des haussements de sourcils chez les juges. Première balle dans le pied.
Les juges décidèrent d’accorder le droit de faire appel à Julian Assange, en demandant aux États-Unis de leur fournir entre-temps les garanties demandées. L’audience de l’appel fut fixée aux 9 et 10 juillet 2024.
Les garanties furent transmises l’après-midi du dernier jour du délai fixé par les juges. Dans une lettre à l’en-tête de l’ambassade des États-Unis, et non du Département de Justice, les garanties se révélèrent être la répétition, version plus laconique, des contorsions sémantiques des avocats US lors de l’audience.
Or, selon un observateur attentif de l’affaire Assange, Craig Murray, les deux juges de la Haute Cour étaient les premiers qu’il a pu observer qui donnaient l’impression de prendre l’affaire d’extradition de Julian Assange au sérieux. Et toujours selon Craig Murray, la Grande-Bretagne a beau être un allié servile des États-Unis, il y avait des limites à ne pas dépasser, et traiter avec désinvolture deux juges de la Haute Cour, en tentant de les enfumer avec des formules rédigées par un diplomate de l’ambassade, n’était pas une bonne idée. Deuxième balle dans le pied.
Bref, ça commençait à sentir le roussi pour le gouvernement des États-Unis et le 9 juillet, date de l’appel, s’approchait inexorablement. Selon certaines sources, le gouvernement des États-Unis avait été informé que le procès en appel lui serait défavorable. Mauvaise nouvelle pour l’image de marque des États-Unis, qui n’avait pas besoin de ça. Risque d’intrusion de l’Affaire Assange dans la campagne électorale US. Une presse états-unienne qui risquait de s’intéresser de plus près à toute cette pagaille.
Jennifer Robinson, avocate de Julian Assange, a déclaré que c’est durant cette période que le Département de Justice états-unien, jusqu’à là indifférent aux offres de négociation, a présenté un intérêt soudain pour un « plaidoyer négocié ».
L’accord aurait été signé le dimanche 23 juin. Le mardi 25 juin, nous nous sommes réveillés en apprenant que Julian Assange était dans un avion à destination de l’Australie, avec escale à l’île de Saipan, dans l’archipel des îles Mariannes, territoire des États-Unis situé dans l’ouest Pacifique. L’escale, audience au tribunal incluse, a duré moins de 24h.
Un dénouement que nous qualifierons de « coup de théâtre ».
Briser la dynamique du harcèlement judiciaire à vie
Le lecteur attentif se posera la question suivante (et les autres la découvriront en poursuivant leur lecture dans 3… 2… 1… maintenant) : si la défaite des États-Unis se profilait à l’horizon, pourquoi diable Julian Assange a-t-il accepté un « plea deal » au lieu de savourer une victoire annoncée ?
D’abord, une victoire qui se profile n’est pas une victoire garantie.
Mais le plus important est ceci : la stratégie des États-Unis était connue. Le harcèlement judiciaire était annoncé. Si les États-Unis perdaient définitivement une demande d’extradition pour des documents publiés par WikiLeaks en 2010, rien ne les empêchait de faire une nouvelle demande d’extradition pour un autre « crime », disons pour des publications de 2011. Ou de 2012. Ou de 2017. Ou de…
Nous allons voir comment Julian Assange a sauvé WikiLeaks et aussi ses collègues de WikiLeaks.
Plaider coupable, mais de quoi ?
Clarifions un point : Julian Assange n’a pas plaidé coupable pour les 17+1 chefs d’inculpation, objets de la demande d’extradition des États-Unis.
Dans le cadre de cet accord, une nouvelle et unique accusation annule et remplace toutes les autres. L’accusation est très générale et se formule par « conspiration en vue d’obtenir des documents classifiés et de les publier ». Ce que Julian Assange a admis (« avoué »), c’est d’avoir fait du journalisme (je parierais que le terme « conspiration » a fait l’objet d’âpres tractations).
Notons au passage que l’effacement, par un claquement de doigts et sans aucun élément nouveau au dossier, de 18 accusations pouvant valoir 175 ans de prison et leur remplacement pour une toute nouvelle et toute fraîche accusation estimée à vue de nez à, disons, 5 ans – ça alors, exactement la durée de sa détention à Belmarsh – est la preuve, la démonstration, s’il en fallait une, qu’il s’agissait bien d’une affaire politique, et ce depuis le début. Mais en doutions-nous encore ?
Plaider coupable, mais en échange de quoi ?
Parce que je vous connais, vous haussez les épaules en pensant « en échange de sa liberté, voyons ». Oui, mais pas que…
L’accord stipule (pour ce que j’ai pu relever) :
- Julian Assange devait se présenter devant un tribunal états-unien. Ayant refusé de se rendre sur le territoire « continental » des États-Unis, le choix s’est porté sur l’île de Saipan.
- Pour cela, il lui était refusé d’emprunter un vol commercial. Il a fallu donc affréter un avion privé, au prix de $520.000, montant avancé par le gouvernement Australien et à rembourser… (une cagnotte a été lancée immédiatement et a récolté la somme nécessaire. Par ailleurs, un don anonyme de Bitcoins d’une valeur approximative de $500.000 est venu compléter l’action.)
- Il devait plaider coupable de la nouvelle accusation de « conspiration en vue de… »
- La peine prononcée correspond au temps qu’il a déjà passé à la prison de Belmarsh.
- Aucune restriction de mouvement, d’action ou de parole ne lui a été imposée.
- La juge constatera qu’aucune vie n’a été mise en danger par les actions de Julian Assange ou de WikiLeaks
- WikiLeaks devait détruire, preuves à l’appui, la totalité des courriers non publiés issus du Parti Démocrate. Ce qui a été fait. (Cette exigence m’interpelle au plus haut point car elle accorde une priorité inattendue à des publications potentielles autres que celles auxquelles on aurait pu penser. Mais bon, il y a sûrement des copies ailleurs…) —> CORRECTION, selon Mohamed Elmaazi et Kevin Gosztola, ce sont TOUS les documents non publiés qui ont été supprimés :
https://thedissenter.org/inside-the-assange-plea-deal-why-the-us-gover…
Et le plus important, à mes yeux :
- Le gouvernement états-unien ne pourra pas engager de poursuites pour toute autre publication de WikiLeaks effectuée à ce jour.
Julian Assange a donc obtenu 1) la reconnaissance officielle de la justice états-unienne que WikiLeaks n’a jamais mis des vies en danger, et 2) l’annulation de la menace d’un harcèlement judiciaire sans fin, pour lui et pour tous les autres membres de WikiLeaks. 3) une liberté d’action et de parole totale.
Mine de rien.
A part ça, il paraît que c’est un égoïste narcissique mégalomane.
Viktor Dedaj
« on a passé la ligne d’arrivée, là, ou bien ? Parce qu’après, j’arrête. »
PS : pour les sources, débrouillez-vous. J’ai fait mon taffe.
En complément :
Pour l’histoire : enregistrement audio complet de la comparution de Julian Assange devant un tribunal US, le 26 Juin 2024. (en anglais)
Voir l’article de Frédéric Dumas qui complète celui-ci https://www.legrandsoir.info/julian-assange-ce-que-nous-dit-l-audience…
Illustration :David G Silvers, Cancillería del Ecuador CC BY-SA 2.0