Union européenne : l’édifice politique tient bon… en intégrant l’extrême-droite

Les élections européennes du week-end du 9 juin ont été marquées par une poussée vers la droite, avec notamment une forte progression des partis anti-immigration. Dans la majorité des cas, les forces d’extrême droite ont renoncé à leurs appels à quitter l’UE, mais elles sont de plus en plus en capacité de définir l’agenda de l’Union.

Giorgia Meloni préfèrerait-elle s’associer à Emmanuel Macron, « pro-européen classique » ou à Marine Le Pen, « l’outsider d’extrême droite » ? À la veille élections européennes du 9 juin dernier, de nombreux spécialistes de l’avenir de l’UE ont spéculé sur ce que ferait la Première ministre italienne, considérée comme la « faiseuse de rois » susceptible de former des coalitions à Bruxelles ou comme une partenaire au sein d’une nouvelle internationale nationaliste. Les autres candidats d’extrême droite ont accusé Meloni de lécher les bottes du président français (et de la plus haute fonctionnaire de l’UE, Ursula von der Leyen). Certains commentateurs, avec plus de ferveur européenne, espéraient que Macron et Meloni pourraient « unir leurs forces pour sauver l’Europe ». Mais alors que Macron a appelé à des élections anticipées qui pourraient facilement faire entrer le parti de Le Pen dans le gouvernement national, Meloni n’aura peut-être pas à choisir entre l’un ou l’autre après tout.

De manière générale, l’extrême droite a progressé en effectifs, même si le discours des opposants mécontents ne correspond pas vraiment à ce qui est désormais un élément établi du paysage politique européen. En fait, si l’on considère les élections dans leur globalité, le changement a été plutôt progressif. Le total général des sièges indique que dans le nouveau parlement de 720 membres, qui a gagné quinze sièges depuis 2019, le Parti populaire européen de centre-droit a gagné environ neuf sièges, les sociaux-démocrates en ont perdu deux, la gauche en a perdu un, les Verts et les libéraux en ont perdu une vingtaine chacun, et les diverses tendances de l’extrême droite en ont gagné une trentaine, principalement en France et en Allemagne. En Italie, l’extrême droite est arrivée en tête, mais ce n’est pas nouveau : les quatorze sièges gagnés par les Fratelli d’Italia de Meloni l’ont tous été aux dépens de la Lega. Le centre gauche s’est bien comporté, tandis que les centristes macroniens comme Matteo Renzi ont été perdants. En Espagne, Vox, les alliés de Meloni, ont gagné deux sièges, mais le vote des partis traditionnels s’est aussi maintenu. En Pologne, Droit et Justice a perdu, au bénéfice tant de la droite la plus modérée que de la Konfederacja, un parti nationaliste/droite-libertaire très radical.

Toutefois, si ces commentaires relativisent la progression de l’extrême droite, les événements en France semblent être le point le plus important, du moins pour l’instant. Depuis juin 2022, le gouvernement de Macron ne dispose plus de la majorité absolue au Parlement. Ayant atteint le point le plus bas de son assise, il cherche à nouveau le duel avec Le Pen, qui a souvent été son adversaire politique de prédilection pour former sa propre coalition « antipopuliste ». Cependant, les analystes y voient également un double jeu sur un autre plan. Avant sa première élection, il y a sept ans, des graffitis dans tout Paris proclamaient « Macron 2017 = Le Pen 2022 », exprimant la conviction de la gauche que, loin d’être une « barrière contre le populisme », Macron et ses politiques néolibérales alimenteraient les griefs sociaux et aideraient par conséquent le Rassemblement national à triompher à terme. Nous l’avions déjà vu à l’œuvre en tant que ministre de l’Economie dans le désastreux gouvernement de centre-gauche de François Hollande, et il avait promis qu’il transformerait la France en une « start-up nation ». Ce langage propre au dynamisme entrepreneurial traduisait un certain mépris pour les « fainéants », mais aussi pour les travailleurs qui s’attendaient à conserver un emploi stable et à bénéficier d’une bonne retraite à la clé.

En ce sens, les attaques de Macron contre le modèle social français ont été sans surprise, tout comme les violences policières contre des manifestants comme les gilets jaunes ou les opposants à sa « réforme » des retraites. Cela explique sans doute en partie la montée de l’extrême droite. Le parti de Le Pen dénonce les mesures antisociales de Macron, mais également les manifestations qui s’y opposent – et ainsi profite du désespoir et du cynisme qui résultent de l’échec de ces dernières. Mais il n’y a pas que cela. Les tentatives des ministres de Macron pour reprendre une partie du programme de Le Pen – en dénonçant les « islamo-gauchistes » et les immigrés qui profitent de l’aide sociale, ou en accusant la dirigeante d’extrême droite de devenir « laxiste à l’égard de l’islam » – sont certainement allées plus loin que ce que l’on attendait d’un gouvernement théoriquement libéral lorsqu’il s’est agi de promouvoir les thèmes de débat de l’extrême droite et de lui ouvrir la voie vers les idées majoritaires. Les élections anticipées annoncées par Macron hier soir pourraient bien déboucher sur une « cohabitation », une situation souvent conflictuelle dans laquelle le président français et le Premier ministre appartiennent à des camps politiques différents. Mais en termes de politique – y compris le projet de loi sur l’immigration adopté en décembre grâce aux voix de Le Pen – une telle coexistence a été préparée de longue date. Si l’extrême droite devait effectivement prendre le dessus, nous assisterions probablement à un affrontement entre un chef de l’État affaibli et un Rassemblement national cherchant à prendre le contrôle de la vie politique nationale.

 

Apprendre à collaborer

En France, les admirateurs de Meloni, issus de l’establishment de centre-droit, l’ont souvent opposée à Le Pen. Parmi eux on trouve notamment des gens comme l’homme d’affaires Alain Minc, qui estime que si la Première ministre italienne est « entrée dans le monde de la raison » et « s’est alignée » sur un principe de soutien à l’OTAN et de respect de l’équilibre budgétaire contrôlé par l’UE, la dirigeante de l’extrême droite française reste moins facile à contrôler. Certes, certains membres du Rassemblement national, notamment la tête de liste aux élections européennes, Jordan Bardella, ont tenté de donner au parti une orientation plus respectable et plus atlantiste. En tout état de cause, le parti est aujourd’hui bien loin des idées anti-euro qu’il soutenait au milieu des années 2010 du temps du conseiller Florian Philippot, les dix dernières années ayant vu le recrutement d’une poignée de candidats issus de la droite gaulliste, historiquement plus traditionnelle. Les fonctionnaires et les chefs d’entreprise espèrent certainement organiser un « atterrissage en douceur » lorsque le parti de Le Pen se rapprochera du pouvoir, et les élections décidées par Macron – qui pourraient amener le Rassemblement national au gouvernement bien avant l’élection présidentielle de 2027 – pourraient contribuer à lubrifier les rouages.

Il semble bien que le parti de Le Pen ait le vent en poupe. De moins en moins sujet aux anathèmes, il attire une part croissante des votes de droite, tout en s’élargissant à des secteurs de l’électorat issus de la classe moyenne, en particulier dans les petites villes de France. Sa victoire aux élections anticipées des 30 juin et 7 juillet n’est certes pas assurée : il existe également des contre-forces à gauche, et le système électoral à deux tours continue d’empêcher Le Pen de remporter des majorités absolues. Mais en France comme partout en Europe, il n’existe plus de cordon sanitaire étanche entre la droite bourgeoise et les partis qui, il y a quelques années encore, étaient considérés comme une menace pour la démocratie elle-même. En appelant à ces élections, le président Macron n’a de toute évidence pas peur de voir Le Pen l’emporter. Faute d’un projet clair pour l’UE autre qu’un retour à l’austérité, incapables de tracer une voie indépendante en matière de politique étrangère et terrifiés par la possibilité d’une victoire de Trump en novembre, les dirigeants européens tentent actuellement d’intégrer des éléments de l’extrême droite, d’abord avec Meloni, puis, semble-t-il, avec le Rassemblement national. Cette démarche connaîtra des moments de conflits, tout comme une cohabitation entre Macron et un Premier ministre d’extrême droite, ou un « indépendant » choisi par Le Pen. Mais le clivage « libéraux pro-UE contre populistes nationaux » est clairement de plus en plus creux.

Dans un débat télévisé précédant les élections, à la question de savoir pourquoi son parti avait un temps souhaité un référendum sur la sortie de l’UE mais en avait désormais abandonné le principe, Bardella, du Rassemblement national, a répondu : « On ne quitte pas la table des négociations lorsqu’on est sur le point de gagner. » On pourrait dire la même chose de l’extrême droite dans d’autres pays et du recul général des formations favorables à la sortie de l’euro lors des élections européennes de 2024. Quelles que soient leurs nombreuses différences, ces partis sont également à même de trouver leur propre façon de parler de l’Europe, tout en restant compatibles avec les institutions de l’UE. Dans un spot de campagne, les Démocrates de Suède ont fait l’éloge des différents aspects de la culture européenne qu’ils considèrent comme menacés par l’immigration. Il y avait là un hommage à un continent où les voitures, les bières fraîches et les jupes courtes sont menacées par les guerres de gangs et les manifestations pro-palestiniennes menées par les musulmans. La vidéo, émanant d’un parti qui s’était autrefois prononcé en faveur d’une sortie de l’UE, est une lettre d’amour à la notion d’Europe et se termine par le slogan « Mon Europe construit des murs. » Cette vidéo présente le continent comme un mode de vie, une civilisation menacée, un peu comme ce que Josep Borrell, haut représentant pour les affaires étrangères de l’UE, a appelé un « jardin » qu’il faut protéger de la « jungle » du monde extérieur.

Le bilan de Meloni au gouvernement montre que l’extrême droite peut trouver sa place dans ce « jardin », et même en être l’un des ardents défenseurs. Ces dernières années, on s’est beaucoup inquiété des populistes nationalistes qui menaçaient de faire éclater l’UE, que ce soit à dessein ou à cause de prévisions de dépenses inconsidérées. Mais après cette campagne, il semble de plus en plus probable que ces forces s’adapteront à l’UE et que l’establishment découvrira qu’il existe des moyens de travailler ensemble.

SourceJacobin, David Broder
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

* David Broder est le rédacteur en chef de Jacobin pour l’Europe, il est aussi historien, spécialiste des communismes français et italien.