, après une longue période d’indifférence, voire de rejet à son l’égard. Les barrières s’estompent, laissant place à une redécouverte enthousiaste et résolument bienvenue en ces temps de désastres écologiques. À l’instar du contexte de menace nucléaire ayant vu l’émergence de ce mouvement, notre époque engendre peur, colère, sentiment d’impuissance et de profonde tristesse. Et c’est sans doute de l’accueil et de la métamorphose de ces émotions qu’il tire l’une de ses forces. Les mobilisations écoféministes surprennent par leur joie et leur inventivité : la force de la vision et de l’imaginaire, de l’art, du théâtre, de l’esthétique, des rituels. L’expérience ressentie, le corps et l’émotion y reprennent leurs droits face aux chiffres et aux grands discours politiques. À la fois courant d’action et de pensée, l’écoféminisme suscite aujourd’hui un engouement certain dans divers milieux féministes et écologistes et ce pour de multiples raisons, chacun se le réappropriant à partir de ses propres sensibilités.
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Sans chercher à extraire de ce foisonnant univers une proposition centrale
[ii], j’aimerais en tirer un fil d’une texture particulièrement précieuse pour l’écologie de notre époque. On peut en effet déceler, au cœur de l’écoféminisme, une invitation à renouer un lien d’
intimité avec la terre. Cette invitation prend son sens dans le contexte particulier d’une culture marquée par une profonde coupure entre l’humain et la « nature », coupure ayant rendu possible les rapports de domination et de destruction à l’origine de tant de ravages. Se relier à la terre peut sembler anodin de prime abord, la proposition est pourtant audacieuse à plus d’un titre, et ce principalement vis-à-vis des deux traditions dont ce mouvement procède : l’écologie et le féminisme. Enfin, même si ce type de lien relève de l’intime, il n’est pas pour autant à circonscrire au privé, à l’individuel ou au développement personnel. Il peut s’avérer profondément politique dès lors qu’il participe d’une transformation de nos manières d’être en relation, d’habiter le monde, mais aussi de s’engager face à la destruction du vivant. En déroulant ce fil, j’aimerais me faire la porte-parole de cette sensibilité particulière, celle d’un lien intime avec la terre comme source et lieu de l’engagement.
Renouer un lien d’intimité avec la terre
Les dimensions intimes de notre relation à la terre peinent à être nommées, exprimées, revendiquées publiquement dans une société qui valorise les principes généraux et l’objectivité du chiffre. C’est pourtant le défi qu’ont relevé nombre d’écoféministes en affirmant un certain mode de rapport au monde que je qualifierai ici d’« intime ».
L’« intime » renvoie à ce qui est le plus au dedans, à l’intérieur, par opposition à ce qui serait plus extérieur, distant. Comme mode de rapport au monde, il qualifie ce type de relation qui émerge quand on se laisse toucher au plus profond, cette relation qui nous affecte, nous rend sensible, nous fait vibrer. Les émotions, le corps et les sens, voire même les vibrations et l’énergie, ont droit de cité dans les discours et les pratiques écoféministes. Il n’y est pas seulement question d’un rapport au monde de type moral ou éthique, qui accorderait avant tout de l’importance aux grands principes qui guident nos comportements et nos institutions. Il n’y est (surtout) pas question d’un rapport de type instrumental qui aborderait le monde au prisme de la gestion et des solutions techniques[iii]. Le mode de rapport intime implique d’ailleurs de déployer d’autres formes d’expression et de partage : la poésie, l’art sous toutes ses formes mais aussi le rituel.
Toutes les écoféministes sont-elles sensibles à l’intime ? A cet égard, il peut être utile de distinguer l’écoféminisme dit « culturel » de l’écoféminisme social ou socialiste, moins sensible, voire critique, à l’égard de cette dimension de reconnexion à la terre. On qualifie de « sociales » et de « socialistes » les écoféministes qui utilisent une grille d’analyse matérialiste visant à développer une théorie unifiée de l’oppression. Il est à noter toutefois que le qualificatif de « culturel » a été apposé par les écoféministes sociales et non pas par les écoféministes regroupées sous cette appellation. Seule l’une d’entre elles, Charlene Spretnak, se qualifie de la sorte[iv]. J’y vois néanmoins une catégorie utile pour éviter dans cet article le label plus répandu, mais à mon sens plus restrictif, d’« écoféminisme spirituel ». En effet, la connexion à la terre ne relève pas nécessairement du domaine du spirituel. De plus, cette catégorie présente le risque de suggérer des oppositions simplistes : entre spirituel et rationnel ; spirituel et matérialiste (là où, à certains égards, les écoféministes matérialistes pourraient sembler plus éloignées de la « matière » que celles invitant à renouer un lien intime au vivant).
Ces catégories sont toutefois à prendre avec des pincettes. Nombre de penseuses écoféministes se laissant travailler par différents courants de pensée, leurs positions sont souvent plus nuancées que ne le laissent entrevoir les catégorisations. Plus qu’une proposition articulée depuis un courant bien défini de l’écoféminisme, je préfère voir dans le souci du lien intime à la terre l’un des fils qu’il est possible de tirer de ce mouvement. Une question reste toutefois ouverte : pourquoi s’agirait-il de re-nouer ? Un peu d’histoire s’impose…
L’histoire d’une coupure : le dualisme nature/culture
La destruction croisée des femmes et de la nature
Le mouvement écoféministe s’est construit sur la mise en évidence de la destruction croisée des femmes et de la nature. Ces deux formes d’oppression ne sont pas simplement concomitantes et parallèles. Elles sont profondément liées car découlant d’une même culture qui divise et hiérarchise, une culture marquée par un dualisme nature/culture inscrivant l’humanité en opposition, et en supériorité face au reste du monde vivant. Les racines de ce dualisme sont profondes dans notre culture occidentale et les écoféministes ont largement contribué à leur exploration en pointant notamment les étapes cruciales de l’avènement de la science moderne et du capitalisme.
Contraindre la nature, à l’image d’une femme qu’on viole
Dans
The death of Nature, Carolyn Merchant
[v] relit l’histoire de l’essor de la méthode scientifique moderne comme un moment charnière tant dans le rapport à la nature que dans le rapport aux femmes. Merchant voit dans la révolution scientifique, et plus spécifiquement dans la philosophie mécaniste cartésienne, une remise en question profonde de la conception « organique » qui prévalait antérieurement. A la vision des femmes et de la terre comme nourricières, est supplantée une vision mécaniste qui ouvre la voie à une exploitation décomplexée de la nature, libérée des contraintes éthiques qui étaient associées à la conception organique de la nature. Elle décèle dans l’œuvre de Bacon, considéré comme le père fondateur de la méthode expérimentale moderne, une imagerie sexuelle brutale, l’idée étant de contraindre la nature et de pénétrer ses secrets cachés, à l’image d’une femme qu’on viole. Ainsi levées, les contraintes qui pesaient sur l’exploitation de la terre ont laissé le champ libre aux autorisations légitimant le «
viol de la nature pour le bien des hommes »
[vi].
La chasse aux sorcières des XVIe et XVIIe siècles a été importante pour le développement du capitalisme
L’imagerie décortiquée par Merchant regorge également de références aux méthodes d’inquisition prévalant lors de la chasse aux sorcières. Souvent relégué au folklore ou à l’anecdotique, ce moment clé de notre histoire a été exhumé par l’écoféministe Starhawk, l’une des premières a avoir pointé l’ampleur du phénomène et son lien avec l’expropriation de la paysannerie européenne et l’origine du capitalisme
[vii]. C’est sur cette histoire que revient Federici dans son livre
Caliban et la sorcière[viii] dont la visée principale est de revisiter le développement du capitalisme depuis une perspective féministe. Federici n’aborde pas directement la question de l’articulation femme/nature, son travail est cependant une source d’inspiration importante pour le mouvement écoféministe dans le sens où il met à plat, de manière à la fois documentée et percutante, le bouleversement majeur qu’a constitué la persécution de centaines de milliers de sorcières à l’aube de l’époque moderne. Elle démontre que la chasse aux sorcières des XVI
e et XVII
e siècles a été aussi importante pour le développement du capitalisme que l’expropriation de la paysannerie européenne et la colonisation. Cette guerre menée contre les femmes est notamment expliquée par le fait que, dans la société capitaliste, le corps a été pour les femmes le terrain de leur exploitation, celui-ci ayant été approprié comme moyen de reproduction. La révolution industrielle s’est construite sur ces bases : la terre et les femmes ayant été réduites à des ressources productives ou reproductives.
Suite à cette relecture de l’histoire, renouer avec la figure de la sorcière prend un sens particulier. Comme le note Emilie Hache, c’est « une façon de reprendre contact avec soi et le monde, en se reconnectant avec son histoirE, avec l’échec historique des femmes devant la guerre que leur a déclaré le capitalisme, mais donc aussi avec leurs peurs – peur d’être rejetée, peur d’être agressée, peur d’être méprisée, etc. – une façon de se reconnecter à ses émotions, à son propre jugement, à sa propre expérience et finalement à son propre pouvoir »[ix]. Pour une écoféministe comme Starhawk, la figure de la sorcière invite également à se réapproprier notre lien au vivant, à oser écouter et déployer cette sensation retrouvée de faire charnellement partie de ce monde[x].
Le lien intime à la terre : une invitation doublement audacieuse
Faire payer à ce mouvement son audace
L’acharnement critique dont a fait l’objet l’écoféminisme pourrait être interprété comme une manière d’avoir fait payer à ce mouvement son audace. C’est en effet un mouvement d’action et de pensée qui a bousculé les codes de l’activisme et de la pensée militante en allant chercher du côté du corps, de l’articulation femme/nature ou de la spiritualité, faisant fi de toute « autorisation » de la part des écologistes, des féministes ou de l’académie
[xi].
Laura Silva Castañeda est chercheuse in-terre-dépendante. En tant que docteure en études du développement et sociologue de l’environnement, elle a étudié le phénomène des accaparements de terre. De retour à des terrains proches, géographiquement et éthiquement, elle s’intéresse aujourd’hui aux mouvements sociaux qui placent l’intime au cœur de l’écologie tels les mouvements de l’écologie profonde et de l’écoféminisme. Elle prend part à ces mouvements notamment comme facilitatrice d’ateliers de Travail qui Relie, approche développée par Joanna Macy.
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Notes
[i] En attestent autant la traduction récente de plusieurs ouvrages de référence que la multiplication des conférences, ateliers et évènements écoféministes.
[ii] Mise à part la perspective commune d’une destruction croisée des femmes et de la nature, identifier une proposition centrale à l’écoféminisme est une tâche nécessairement vouée à l’échec, voire non respectueuse de la profonde diversité de ce mouvement.
[iii] La distinction entre ces trois niveaux s’inspire, et revisite en partie, les trois « régimes d’engagement » définis par le sociologue Laurent Thévenot : régime de la justification, régime du plan, régime du proche. Voir Thévenot, L. (2006) L’action au pluriel. Sociologie des régimes d’engagement, Paris, La Découverte.
[iv] Carlassare, E. (2016) « L’essentialisme dans le discours écoféministe », in Hache, E. (ed) Reclaim. Recueil de textes écoféministes. Paris, Cambourakis.
[v] Merchant, C. (2016), « Exploiter le ventre de la terre », in Hache, E. (ed) Reclaim. Recueil de textes écoféministes. Paris, Cambourakis..
[vi] Ibid, p. 157.
[vii] Starhawk (2015) Rêver l’obscur. Femmes, magie et politique, Paris, Cambourakis.
[viii] Federici, S. (2014) Caliban et la Sorcière. Femmes, corps et accumulation primitive, Genève, Paris, Marseille, Entremonde et Senonevero.
[ix] Hache, E. (2016) ‘ »Reclaim Ecofeminism ! », in Hache, E. (ed) Reclaim. Recueil de textes écoféministes. Paris, Cambourakis, p. 39.