Est-ce grâce au nom connu de son auteure que le livre de Camille Kouchner connaît un tel succès ? Ou parce qu’après les mouvements Metoo, et Balance ton porc, nous sommes enfin prêt∙e∙s à entendre les messages d’enfants victimes d’inceste ? Des femmes, des hommes s’expriment pourtant depuis longtemps sur les abus qu’elles et ils ont subi dans l’enfance. En voici deux exemples.
Deux femmes écrivent. L’une, Eve Ensler, a subi l’emprise d’un père pervers ; l’autre, Vanessa Springora, celle d’un brillant intellectuel pédophile. Deux histoires, très différentes, mais qui renvoient à une réalité criminelle commune: les enfants abusés sexuellement.
« L’attente est pour moi terminée. Mon père est mort depuis longtemps. (…) Il ne me demandera pas pardon. Il faut donc l’imaginer ». Ces premiers mots du livre Pardon[1] d’Eve Ensler annoncent sa démarche pour le moins inattendue : rédiger une lettre de repentance signée de son père abusif. Et de fait, l’auteure ouvre dans son esprit un espace pour donner à ce monstre une possibilité de se repentir, « de façon que je puisse enfin être libre », explique-t-elle.
Eve Ensler, dramaturge et écrivaine américaine, est connue pour avoir donné la parole à 200 femmes dans la célèbre pièce Les monologues du vagin. Avec pudeur, vérité et humour, ses interlocutrices se sont exprimées sur ce sujet tabou, peu traité en littérature comme dans la vie ordinaire. Mais il restait à Eve Ensler, un autre tabou à lever : l’inceste qu’elle a subi à l’âge de 5 ans de la part de son père, Arthur, déjà âgé.
Néfaste empreinte de l’enfance
Cet homme était admiré et adulé par sa mère. Dépressif, le père d’Arthur Ensler jugeait, au contraire, son fils paresseux. Quant à son frère, il lui imposait, dans leur chambre commune, des vexations et des tortures qu’il ne pouvait dénoncer de peur de paraître faible.
À 50 ans, Arthur Ensler décide d’épouser une jeune femme de 20 ans de moins que lui. À la naissance de leur fille, Eve, cet homme que rien n’avait préparé à la tendresse tombe dans une totale adoration pour son premier bébé. Une adoration qui le mènera à déborder les frontières de ce qui est permis. Dès 5 ans, la petite Eve est abusée sexuellement la nuit. Son père, s’il sent la tragique agitation et la répulsion de sa victime, justifie son attitude par l’amour total qu’ils se portent l’un à l’autre. Vers 10 ans, le comportement d’Eve s’oriente vers les troubles du comportement alimentaire, la dépression, l’enfermement sur soi.
Le père comprend qu’il a brisé le vase en porcelaine, qu’elle n’a plus rien à lui offrir de sa force vitale. Il ne rentre plus dans sa chambre, mais fera tout pour maintenir sa domination. Elle reste pour toujours sa propriété ! De l’adoration obsessionnelle pour sa fille, Arthur Ensler passe à la violence physique et psychologique, prenant plaisir à l’humilier, la punir, mais aussi à la fouetter à coups de ceinture et bien pire. Perversion ultime, il arrive à l’accuser de méfaits à tel point qu’il rallie sa mère et ses frères et sœurs, jaloux de n’avoir pas été autant choyés qu’elle.
Avec l’adolescence, Eve développe des tendances suicidaires et commence à mal se conduire. Elle fait une fugue dont personne ne s’inquiète. Quand elle revient à la maison, de plus en plus rebelle, le harcèlement continue. Arthur Ensler pratique le gaslighting (ou détournement cognitif), une technique de manipulation qui fait douter la victime de sa mémoire, de sa perception d’un événement ou d’un souvenir, voire de sa propre santé mentale. Et cela pour qu’Eve se sente responsable du méfait et qu’elle ne parle jamais d’avoir subi, à 5 ans déjà, l’intrusion de ses doigts d’homme dans son sexe !
Tant bien que mal, la jeune fille finit par réussir ses études. Son courage est soutenu par quelques bonnes rencontres dans le monde du spectacle ou de groupes féministes. Elle publie les Monologues en 1995, mais son père continue à tout faire pour l’humilier et la détruire. Jusqu’à son dernier souffle, cet homme a vécu du plaisir de faire du mal au point d’imposer à sa femme de rayer leur fille aînée de son testament.
C’est par l’écriture du Pardon qu’Eve Ensler se donne la possibilité de guérir de son abominable histoire et lever enfin la malédiction. Le mot inceste vient du latin incestum (souillure), proche de incesto (rendre impur). Il marque à jamais une vie d’enfant.
Eve Ensler
Pardon
Editions Denoël
2020
144 pages, 16€
Vanessa Springora, abusée, mais non violée
Le Consentement[2] retrace le chemin vécu par une adolescente victime d’un romancier pédophile. Tomber amoureuse, à 14 ans, rien de plus normal. La jeune Vanessa Springora souffre de solitude entre une mère paumée et un père qui l’oublie. Elle nourrit un complexe d’infériorité et se réfugie dans les livres jusqu’au jour où, à la faveur d’un dîner littéraire où elle accompagne sa mère, elle est remarquée par un homme brillant et charmeur qui la regarde avec insistance. Flattée, elle répond à ses lettres d’amour et va se donner à lui, sans se douter qu’elle tombe dans le traquenard d’un séducteur manipulateur.
Sa mère s’alarme un moment, mais cède devant la détermination de sa fille follement amoureuse. Il faut dire que l’adolescente a décidé que Gabriel Matzneff (G.M. dans le livre) serait son premier amant. Il saura s’y prendre pour l’initier en douceur et lui donner ses enseignements. Personne ne s’inquiétera du fait que cet homme attende l’adolescente à la sortie de l’école et finisse par l’inviter à habiter avec lui à l’hôtel. Nous sommes dans les années 80 et la libération des mœurs pousse à la jouissance sans entrave. D’autant plus aisément dans les salons parisiens où plastronne G.M. reconnu pour avoir édité plusieurs bons livres. À plusieurs reprises, les S.O.S. involontaires, mais bien réels de la jeune fille seront ignorés par les adultes, y compris par la brigade des mœurs.
La fascination de l’amour interdit
Vanessa vit sa passion et accompagne G.M. dans toutes ses sorties. Elle grandit et commence à souhaiter des relations plus constructives. Elle réalise petit à petit que la situation est malsaine et apprend que son séducteur a d’autres amours et des pratiques pédophiles à Manille. À la fois écœurée et jalouse, elle arrive à casser le mécanisme d’emprise et à rompre avec lui, ce qu’il n’acceptera jamais.
C’est là toute la complexité de cette relation qui se marque dans le titre du livre. Une passion partagée entre une fillette qui n’a pu donner son consentement éclairé et un homme de 40 ans son aîné. Toujours, il refusera de reconnaître qu’il a détruit la jeune fille qui n’a pu grandir normalement, isolée de ses pairs et ne pouvant se confier à personne.
Vanessa Springora tombe dans une détresse totale et se laisse couler, pleine de culpabilité, ne sachant plus aimer d’un plaisir partagé. L’écrivain continue à harceler sa conquête perdue et a non seulement l’outrecuidance de publier encore ses lettres, mais aussi d’étaler au grand jour leur relation passée. Elle se sent figée dans une prison de mots. Personnage de fiction, elle a perdu la trace d’elle-même.
Après des années d’errances, de cures et de traitements, un homme, un vrai, ouvre à Vanessa Springora un nouveau chemin de vie. Ils ont un enfant. Mais quand son ancien amant reçoit le prix Renaudot, en 2013, la coupe de l’indignation déborde. Révoltée par cet honneur que l’intelligentsia littéraire offre à ce pédocriminel avéré, Vanessa Springora décide d’écrire elle-même son histoire et sa vérité. Un récit ferme, lucide et sans concession, dont elle fait une intéressante œuvre littéraire qui va secouer le Landerneau parisien.
Vanessa Springora
Le Consentement
Editions Grasset
Janvier 2020
216 pages, 18€
L’inceste, pilier occulte du patriarcat
L’inceste marque à jamais une vie d’enfant. Il trouble profondément son avenir affectif et sexuel. Les victimes arrivent rarement à en parler avant d’être loin dans leur vie d’adulte. Il appartient aux adultes de confiance de prévenir les enfants pour les rendre moins vulnérables, de détecter, d’alerter et d’agir quand l’un d’eux présente un comportement d’isolement, d’angoisse, de désordre émotionnel ou alimentaire. Se taire ou détourner le regard est irresponsable.
En 2018, Child Focus a reçu 1.728 signalements (+136% par rapport à 2017), dont 530 images d’abus sexuels d’enfants. L’inceste et le viol de mineurs sont des crimes liés aux systèmes dominants et à l’oppression que subissent aussi les femmes et les très jeunes filles forcées au mariage. Selon Jeanne Cordelier, parlant du viol : « L’enjeu est la dignité et la survie psychique d’êtres humains qui sont ou ont été traités comme des choses par les activistes du système de domination le plus ancien et le plus enraciné de tous ».[3]
Il est grand temps que la peur et la honte changent de camp et que les violeurs soient sanctionnés.
Godelieve Ugeux
Article paru aussi sur Plein Soleil, publication de l’ACRF : http://www.acrf.be/category/publications/plein-soleil/
[1] Eve Ensler, Pardon, Éd. Denoël, 2020, 16 €.
[2] Le Consentement, Vanessa Springora, Éditions Grasset, 2020. 18€.
[3] Jeanne Cordelier et Mélusine Vertelune, Ni silence ni pardon. L’inceste : un viol institué, M Éditeur, 2014, 12€.