Bien sûr les actes/paroles racistes commis dans le cadre du mouvement des gilets jaunes sont inacceptables. Évidemment, il faut défendre la liberté de la presse. Informer est capital, et je comprends l’émoi des confrères/consoeurs et des équipes qui se trouvent confrontés à des comportements agressifs de la part de certains « gilets jaunes ». Ce que je comprends moins, c’est la « surprise » que cela génère et le peu de profondeur des réactions en retour.
Si on prend un peu de distance, on peut s’apercevoir que la défiance envers les médias n’est pas uniquement le fait des plus brunâtres des gilets jaunes : elle s’étend bien plus largement, et nous invite à interroger le grand écart qu’il y a entre des médias qui estiment faire leur travail, et des populations qui considèrent qu’ils ne le font pas, qu’ils donnent une image fausse de leur mouvement.
Le rejet des journalistes et des équipes de télévision auquel on assiste est inquiétant, mais y répondre en le brandissant uniquement comme une preuve des dérives fascisantes du mouvement est une erreur. À bien y regarder, il est vrai que les médias ont largement répercuté le mouvement et donné la parole à ceux qui s’y sont engagés. L’image qui en est donnée, le plus souvent, est celle d’une grogne focalisée sur le pouvoir d’achat : globalement, le message qui ressort le plus souvent, qu’il soit modéré ou plus accusateur, est que les gilets jaunes sont des nantis qui s’ignorent, des personnes qui n’auraient d’autres buts dans la vie que de pouvoir consommer plus, ce qui constituerait une attitude égoïste à l’heure où tout indique que l’ensemble de la société devrait se mettre à la déconsommation pour tenter de limiter les effets du changement climatique. Ce qui n’apparait nulle part dans les débats actuellement, c’est qu’en dehors de leurs programmes dédiés à l’actualité pure, la plupart des médias mainstream (y compris ceux de service public) ne font qu’ériger eux aussi la consommation en Graal : il existe bien quelques émissions ou rubriques qui vont à contre-courant, mais elles se noient dans un océan de publicités et d’émissions/de pages entières qui vantent le luxe comme l’unique et indétrônable marqueur de la réussite sociale. Comment rester crédible dès lors, et ne pas avoir l’air de prendre les citoyens « qui réclament plus de pouvoir d’achat » de haut, quand on participe activement au maintien d’un modèle de société reposant sur le rêve de voyages lointains, de SUV avalant des kilomètres de routes lisses pour arriver dans des lieux paradisiaques, de smartphones hyper-performants, de restaurants chics, de garde-robes qui doivent se renouveler chaque saison grâce à des vêtements jetables (la liste est infinie) ? Comment ne pas comprendre, aussi, que la seule revendication qui transcende l’ensemble de ce mouvement hétéroclite, ce n’est pas « plus d’argent dans nos poches, et tant pis pour le climat », mais « la transition ne peut se faire en dehors d’une réelle justice sociale et fiscale » ?
Le mouvement des gilets jaunes met les médias face aux choix que toute la société doit aujourd’hui poser. Et si la défiance envers leurs journalistes est aussi forte que celle envers les gouvernants et les lobbies, c’est en partie à cause de ce décalage vertigineux que l’image de Macron arrivant à Bruxelles en avion résume mieux que n’importe quelle autre : « faites ce que je dis et pas ce que je fais ! »
Ceux qui «fabriquent» l’info sur le terrain en font les frais, et on ne peut pas leur en vouloir, car ils n’ont que peu de marges de manoeuvre. L’info quotidienne se collecte dans l’urgence, pour entrer dans des cases formatées : cela implique d’arriver bien souvent sur le terrain à la façon d’un cowboy, pour y prendre le plus rapidement possible ce que l’on cherche, puis de transmettre cela sous la forme et dans l’espace ou le temps réduit imparti. Cette temporalité, ce formatage ne permettent bien souvent d’aborder les faits qu’en surface, ou en les biaisant. En raison de la précarité qui règne dans le secteur du journalisme, mais aussi du fait que ceux qui ont choisi ce métier en ont fait bien souvent une passion, la plupart acceptent de travailler dans ces conditions qui pourtant engendrent leurs propres frustrations. Pourquoi semblent-ils incapables dès lors de comprendre les frustrations du public ? C’est un mystère. Il est frappant de constater à quel point les journalistes (dont les pigistes, qui sont légion désormais), rechignent à faire connaître leurs conditions de travail, et peinent à se fédérer pour exiger qu’elles s’améliorent. Beaucoup sont pourtant des travailleurs qui comme d’autres, peinent à nouer les deux bouts en fin de mois. Peut-être par pudeur, ou par peur de perdre leur travail s’il cessent de se taire, à moins que ce ne soit aussi pour ne pas écorner l’image de ce métier qu’ils aiment tant, ils se résignent à le pratiquer dans des conditions qui le dégradent, puisqu’elles rendent toujours plus difficile le fait de recueillir et diffuser les informations de manière réellement indépendante.
Bien sûr il faut défendre la liberté de la presse, mais il est sans doute nécessaire que la presse, pour qu’on la défende, reprenne d’abord sa liberté elle-même. Même si les journalistes ne sont que les petits rouages de grandes machines médiatiques qu’ils ne dirigent pas, peut-être est-ce le moment pour eux d’entrer en résistance, en respectant “les quatre commandements du journaliste libre” définis par Albert Camus : « la lucidité, le refus, l’ironie et l’obstination ». Le texte dans lequel Camus invitait les journalistes à pratiquer ces principes pour rester libres date de 1939 ! Écrit peu après le déclenchement de la guerre, et alors que la presse est déjà souvent censurée, il a été interdit de publication dans le journal que Camus dirigeait à Alger. Il n’a été retrouvé et diffusé qu’il y a quelques années et reste très actuel :
“Il est difficile aujourd’hui d’évoquer la liberté de la presse sans être taxé d’extravagance, accusé d’être Mata-Hari, de se voir convaincre d’être le neveu de Staline.
Pourtant cette liberté parmi d’autres n’est qu’un des visages de la liberté tout court et l’on comprendra notre obstination à la défendre si l’on veut bien admettre qu’il n’y a point d’autre façon de gagner réellement la guerre.
Certes, toute liberté a ses limites. Encore faut-il qu’elles soient librement reconnues. Sur les obstacles qui sont apportés aujourd’hui à la liberté de pensée, nous avons d’ailleurs dit tout ce que nous avons pu dire et nous dirons encore, et à satiété, tout ce qu’il nous sera possible de dire. En particulier, nous ne nous étonnerons jamais assez, le principe de la censure une fois imposé, que la reproduction des textes publiés en France et visés par les censeurs métropolitains soit interdite au Soir républicain – le journal, publié à Alger, dont Albert Camus était rédacteur en chef à l’époque – , par exemple. Le fait qu’à cet égard un journal dépend de l’humeur ou de la compétence d’un homme démontre mieux qu’autre chose le degré d’inconscience où nous sommes parvenus.
Un des bons préceptes d’une philosophie digne de ce nom est de ne jamais se répandre en lamentations inutiles en face d’un état de fait qui ne peut plus être évité. La question en France n’est plus aujourd’hui de savoir comment préserver les libertés de la presse. Elle est de chercher comment, en face de la suppression de ces libertés, un journaliste peut rester libre. Le problème n’intéresse plus la collectivité. Il concerne l’individu.
Et justement ce qu’il nous plairait de définir ici, ce sont les conditions et les moyens par lesquels, au sein même de la guerre et de ses servitudes, la liberté peut être, non seulement préservée, mais encore manifestée. Ces moyens sont au nombre de quatre : la lucidité, le refus, l’ironie et l’obstination.
La lucidité suppose la résistance aux entraînements de la haine et au culte de la fatalité. Dans le monde de notre expérience, il est certain que tout peut être évité. La guerre elle-même, qui est un phénomène humain, peut être à tous les moments évitée ou arrêtée par des moyens humains. Il suffit de connaître l’histoire des dernières années de la politique européenne pour être certains que la guerre, quelle qu’elle soit, a des causes évidentes. Cette vue claire des choses exclut la haine aveugle et le désespoir qui laisse faire. Un journaliste libre, en 1939, ne désespère pas et lutte pour ce qu’il croit vrai comme si son action pouvait influer sur le cours des événements. Il ne publie rien qui puisse exciter à la haine ou provoquer le désespoir. Tout cela est en son pouvoir.
En face de la marée montante de la bêtise, il est nécessaire également d’opposer quelques refus. Toutes les contraintes du monde ne feront pas qu’un esprit un peu propre accepte d’être malhonnête. Or, et pour peu qu’on connaisse le mécanisme des informations, il est facile de s’assurer de l’authenticité d’une nouvelle. C’est à cela qu’un journaliste libre doit donner toute son attention. Car, s’il ne peut dire tout ce qu’il pense, il lui est possible de ne pas dire ce qu’il ne pense pas ou qu’il croit faux. Et c’est ainsi qu’un journal libre se mesure autant à ce qu’il dit qu’à ce qu’il ne dit pas. Cette liberté toute négative est, de loin, la plus importante de toutes, si l’on sait la maintenir. Car elle prépare l’avènement de la vraie liberté. En conséquence, un journal indépendant donne l’origine de ses informations, aide le public à les évaluer, répudie le bourrage de crâne, supprime les invectives, pallie par des commentaires l’uniformisation des informations et, en bref, sert la vérité dans la mesure humaine de ses forces. Cette mesure, si relative qu’elle soit, lui permet du moins de refuser ce qu’aucune force au monde ne pourrait lui faire accepter : servir le mensonge.
Nous en venons ainsi à l’ironie. On peut poser en principe qu’un esprit qui a le goût et les moyens d’imposer la contrainte est imperméable à l’ironie. On ne voit pas Hitler, pour ne prendre qu’un exemple parmi d’autres, utiliser l’ironie socratique. Il reste donc que l’ironie demeure une arme sans précédent contre les trop puissants. Elle complète le refus en ce sens qu’elle permet, non plus de rejeter ce qui est faux, mais de dire souvent ce qui est vrai. Un journaliste libre, en 1939, ne se fait pas trop d’illusions sur l’intelligence de ceux qui l’oppriment. Il est pessimiste en ce qui regarde l’homme. Une vérité énoncée sur un ton dogmatique est censurée neuf fois sur dix. La même vérité dite plaisamment ne l’est que cinq fois sur dix. Cette disposition figure assez exactement les possibilités de l’intelligence humaine. Elle explique également que des journaux français comme Le Merle ou Le Canard enchaîné puissent publier régulièrement les courageux articles que l’on sait. Un journaliste libre, en 1939, est donc nécessairement ironique, encore que ce soit souvent à son corps défendant. Mais la vérité et la liberté sont des maîtresses exigeantes puisqu’elles ont peu d’amants.
Cette attitude d’esprit brièvement définie, il est évident qu’elle ne saurait se soutenir efficacement sans un minimum d’obstination. Bien des obstacles sont mis à la liberté d’expression. Ce ne sont pas les plus sévères qui peuvent décourager un esprit. Car les menaces, les suspensions, les poursuites obtiennent généralement en France l’effet contraire à celui qu’on se propose. Mais il faut convenir qu’il est des obstacles décourageants : la constance dans la sottise, la veulerie organisée, l’inintelligence agressive, et nous en passons. Là est le grand obstacle dont il faut triompher. L’obstination est ici vertu cardinale. Par un paradoxe curieux mais évident, elle se met alors au service de l’objectivité et de la tolérance.
Voici donc un ensemble de règles pour préserver la liberté jusqu’au sein de la servitude. Et après ?, dira-t-on. Après ? Ne soyons pas trop pressés. Si seulement chaque Français voulait bien maintenir dans sa sphère tout ce qu’il croit vrai et juste, s’il voulait aider pour sa faible part au maintien de la liberté, résister à l’abandon et faire connaître sa volonté, alors et alors seulement cette guerre serait gagnée, au sens profond du mot.
Oui, c’est souvent à son corps défendant qu’un esprit libre de ce siècle fait sentir son ironie. Que trouver de plaisant dans ce monde enflammé ? Mais la vertu de l’homme est de se maintenir en face de tout ce qui le nie. Personne ne veut recommencer dans vingt-cinq ans la double expérience de 1914 et de 1939. Il faut donc essayer une méthode encore toute nouvelle qui serait la justice et la générosité. Mais celles-ci ne s’expriment que dans des coeurs déjà libres et dans les esprits encore clairvoyants. Former ces coeurs et ces esprits, les réveiller plutôt, c’est la tâche à la fois modeste et ambitieuse qui revient à l’homme indépendant. Il faut s’y tenir sans voir plus avant. L’histoire tiendra ou ne tiendra pas compte de ces efforts. Mais ils auront été faits. »
Albert Camus, 25/11/1939
Une façon, peut-être la seule, d’éviter que le mouvement des gilets jaunes ne sombre dans des dérives fascistes, c’est peut-être de les rejoindre, qu’on décide de porter la jaquette fluo ou pas, mais en s’habillant du même désir de mettre fin à la résignation. Cela demande de dépasser nos peurs. Les actes de révolte sont aujourd’hui érigés par certains en épouvantails pour nous ôter l’envie de porter des gilets jaunes dans toutes les autres luttes qui s’élèvent aujourd’hui contre les violences réelles mais masquées engendrées par un capitalisme outrancier. Il y a bien de la violence dans nos rues aujourd’hui, mais il faut la voir au-delà de celle qu’on nous donne « en spectacle » pour nous inciter à rester bien sagement assis devant nos écrans. Or cette violence masquée s’immisce partout, et s’inscrit dans le vide de la pensée : pour faire vivre cette pensée, il ne suffit pas de réfléchir, il faut l’incarner, la partager, et cela ne peut se faire à coups de posts sur Facebook. Il faut mettre de la pensée dans les rues, en allant à la rencontre de ceux qui ne pensent pas comme nous. Aujourd’hui, beaucoup de personnes souhaitent un changement de système dans l’espoir que la terre reste habitable demain. Mais c’est une illusion de croire que cela peut se produire sans l’établissement d’un puissant rapport de forces. “It’s time to rebel to change the future” (il est temps de se rebeller pour changer le futur) : ce leitmotiv du mouvement XR (Extinction rebellion) qui enfle en ce moment en Grande-Bretagne pourrait nous inspirer. “Le changement est urgent, il est techniquement et économiquement possible, les politiques ne font rien : il faut donc établir un rapport de forces et prendre la main. (…) XR revendique une approche systémique qui prend le contre-pied du sentimentalisme ordinaire, et n’hésite pas à se qualifier de révolutionnaire. Vu de France, il peut sembler paradoxal d’en appeler au soulèvement populaire et de parler de situation de guerre tout en se disant non violent, tant on a essayé de nous fourrer dans le crâne que les insurrections étaient forcément sanguinaires. Il suffit pourtant de se souvenir de la marche du sel de Gandhi ou de la dissidence de militants — noirs et blancs — contre la ségrégation raciale dans les bus des années 1950 aux États-Unis” (extrait d’un article à lire sur Reporterre). En Belgique, c’est la même invitation à radicaliser le combat pour le climat que nous adressent les premiers signataires de l’appel « Cessons de tourner autour du pot climatique » : « À tous les niveaux, sur tous les terrains, prenons les choses en mains, collectivement et démocratiquement. Il n’y a ni modèle clé sur porte ni sauveur suprême. Seulement quelques principes : la planète et nos vies valent plus que le profit ; les fossiles restent sous terre ; moins de marché, plus de public ; produire moins, partager plus ; répartir les richesses et le travail nécessaire. C’est de la convergence de nos mobilisations qu’émergera une alternative de société digne de ce nom. »
S’il fallait y ajouter quelques lignes pour convaincre de venir, avec ou sans gilet, et que ce dernier soit jaune, rouge ou vert, à la manifestation du 2 décembre pour le climat (Bruxelles, Gare du Nord à 12H), je choisirais celles extraites de « Sable mouvant » , récit autobiographique du romancier Henning Mankell, écrit en 2014, juste avant sa mort : « Choisir, décider, c’est prendre la vie au sérieux. Même s’il m’est arrivé d’avoir tort dans la vie, j’estime que ce ne peut pas être pire que de ne pas prendre position. Je m’étonne souvent de ces gens qui flottent sans résistance au gré du courant, qui ne remettent jamais leur existence en question, qui ne se décident pas à changer de vie même lorsque c’est de toute évidence nécessaire. La responsabilité du choix, c’est aussi oser décider de quel côté on se situe dans une société injuste, traversée de conflits et marquée par l’indignité. C’est pourquoi nous sommes tous des êtres politiques, que nous le voulions ou non. Nous vivons dans une dimension politique fondamentale. Par le fait même d’exister, nous passons un contrat avec tous nos contemporains, mais aussi avec les générations futures.
(…) Que choisissons-nous de défendre, et que choisissons-nous de rejeter ? Avoir la possibilité de choisir ce à quoi on souhaite consacrer son existence est un grand privilège. Pour la très grande majorité des habitants de la planète, la vie est fondamentalement une affaire de survie, dans des conditions dramatiques.
Il en a toujours été ainsi pour notre espèce. Manger ou être mangé., se protéger contre les prédateurs, les ennemis, les maladies. Faire en sorte que sa progéniture survive et soit aussi bien armée que possible pour affronter l’existence qui l’attend. Au cours des millénaires, très rares sont ceux qui ont pu se consacrer à autre chose que la survie. Ils n’ont certes jamais été aussi nombreux qu’aujourd’hui. La moitié au moins de l’humanité, de nos jours, vit encore sans aucune possibilité de choix. Ceux qui n’ont pas été contraints de consacrer leur temps à la survie ont aussi généralement été ceux qui détenaient le pouvoir, quelle que soit la forme de société dont on parle. Ils ont été par exemple prêtres et gardiens du temple, chargés d’amadouer les dieux ou d’interpréter les voies impénétrables du destin. Les révoltes et les révolutions ont toujours eu le même enjeu. Lorsqu’on ne peut survivre alors qu’on s’échine au travail jusqu’au bout de ses forces, il ne reste pas d’autre solution que de se révolter. C’est après le passage à la révolte que la question du « droit à autre chose » s’affirme et se précise. »
Isabelle Masson-Loodts