Le fait de confier à des opérateurs privés la gestion de missions d’intérêt général conduit parfois à des échecs retentissants. La Suède vient d’en faire la douloureuse expérience avec “l’externalisation” (sous-traitance au secteur privé) des services informatiques de son agence publique des transports.
La Suède dans la révolution néo-libérale
La Suède, bien que longue praticienne de la social-démocratie, fut l’un des premiers pays européens à s’engouffrer dans le néo-libéralisme et la dérégulation prônés, dès le début des années 1980, par les gouvernements Reagan aux États-Unis et Thatcher en Grande-Bretagne.
Cette “révolution” libérale visait à restreindre les missions de l’État aux seules missions régaliennes (défense, maintien de l’ordre, justice, affaires étrangères) et à confier au secteur privé ce que ses entreprises “savent mieux faire, de manière plus efficace, et donc à moindre coût”. Ce néo-libéralisme est devenu une véritable doxa universelle[1] qui a donné naissance à toutes les politiques de libéralisation mises en œuvre par les gouvernements soutenus par les organisations internationales et les institutions européennes. Ce courant véritablement dogmatique pénétra la plupart des organisations et partis politiques, du libéralisme classique à la social-démocratie (dont la Suède) en passant par la démocratie chrétienne.
Au lendemain de la crise économique et financière de 2008 et suite aux échecs des tentatives de relance élaborées sur les mêmes bases néo-libérales, celles-ci commencent, timidement, à être remises en cause. La régulation, par les autorités publiques, des processus économiques, afin de maîtriser les enjeux sociétaux (lutte contre les inégalités, la pauvreté, le réchauffement climatique, etc.), revient progressivement à l’ordre du jour.
C’est dans ce contexte que la récente expérience suédoise revêt tout son intérêt.
Externalisation et boomerang
En 2014, une institution publique suédoise, l’Agence des Transports, décide d’externaliser la gestion de ses services informatiques. Ceux-ci comprennent notamment les registres des permis de conduire et des véhicules. IBM remporte le contrat en avril 2015. La société multinationale confie elle-même la mission à des opérateurs extérieurs et le travail atterrit chez des sous-traitants dans divers pays d’Europe orientale, Serbie, République tchèque, Roumanie.
Mais il apparaît que ces sous-traitants ont accès à des informations extrêmement sensibles pour le gouvernement suédois: données sur le personnel militaire, les véhicules et plans de défense de l’armée, documents sur les infrastructures du pays et, plus inquiétant, l’identité et les adresses d’agents des services de renseignements suédois.
Consultés, les services de renseignement suédois recommandent fin 2015 l’arrêt immédiat du contrat, d’autant que les techniciens de ces pays n’ont pas reçu d’habilitation de sécurité. Malgré cela, le feu vert est donné, la directrice générale de l’Agence publique des Transports allant jusqu’à contrevenir à trois lois pour accélérer le processus.
En juillet 2017, le scandale éclate dans les médias avec des révélations de plus en plus embarrassantes pour le gouvernement suédois.
On craint notamment que les identités d’officiers de renseignement et de personnes vivant sous identité cachée aient pu tomber entre des mains indélicates. Cette affaire touchant à des domaines sensibles, la plupart des informations sont classifiées. En dépit des critiques indignées, le public ignore tout à ce jour des éventuels dégâts et conséquences de cette gestion désastreuse.
Cette fuite monumentale d’informations sensibles a déjà coûté leur poste à plusieurs hauts fonctionnaires. Le 27 juillet, ce sont deux ministres sociaux-démocrates qui démissionnent: Anders Ygeman, ministre de l’Intérieur, et Anna Johansson, ministre des infrastructures.
Et le chef du gouvernement, Stefan Löfven, se trouve en situation précaire…
Sortie du libéralisme dogmatique en vue ?
Ce n’est pas la voie que semble adopter notre pays avec la mise en place du nouveau gouvernement wallon. Notons au passage que l’expulsion du Parti socialiste de ce gouvernement est indirectement lié aux excès néo-libéraux – héritage de la doxa dénoncée ci-dessus – de nombre de ses mandataires dans un “délicat” mélange des genres mis en place dans la construction d’institutions public/privé chargées de missions d’intérêt général…
Le rôle éminent de l’autorité publique semble néanmoins retrouver quelques faveurs dans les institutions internationales et européennes. Accueillons-en l’augure. Affaire à suivre !
[1] Ensemble d’opinions (confuses ou non), de préjugés populaires ou singuliers, de présuppositions généralement admises et évaluées positivement ou négativement, sur lesquelles se fonde toute forme de communication ; sauf, par principe, celles qui tendent précisément à s’en éloigner, telles que les communications scientifiques et tout particulièrement le langage mathématique. Voir, par exemple, Alain Tihon : La main invisible, recensé par POUR.press.