Tout au long de la semaine précédant Noël, la radio publique belge francophone s’est totalement mobilisée pour mettre en œuvre – et en spectacle – l’opération « Viva for Life ». A grand renfort de publicité et en convoquant les stars du moment. Destinée à collecter des fonds pour soutenir une variété d’initiatives luttant contre la pauvreté à Bruxelles et en Wallonie, particulièrement celles qui frappent les enfants, cette opération a littéralement saturé l’audience. En définitive, près de 5 millions d’euros ont été collectés le soir du 22 décembre. Un grand succès pour ce samedi d’apothéose. Un grand succès ? Vraiment ? Mais pour qui ? Et pour quoi ? Et si de telles opérations étaient toxiques pour le « bien vivre ensemble » ?
Pour éviter tout malentendu, je soulignerai immédiatement – et sans hésitations – les bons côtés de l’opération. Pendant une semaine, en effet, il a été largement question de la pauvreté des familles bruxelloises et wallonnes. Un quart d’entre elles vivent dans des conditions à ce point désastreuses qu’elles ne peuvent pas offrir le minimum décent pour leurs enfants : ni l’alimentation, ni les loisirs, ni même le logement, sans parler de l’éducation. L’opération « Viva for Life » a eu le grand mérite, non seulement de faire largement connaître – et reconnaître – cette situation scandaleuse et foncièrement indigne, mais également d’en faire un objet de préoccupations et de débats publics. Tout au long de cette semaine des personnalités provenant de milieux différents se sont exprimées et ont aidé à prendre toute la mesure de la gravité de cette situation par ailleurs largement invisible pour beaucoup, et pas seulement pour les nantis. Les interviews, nombreuses, riches et diversifiées, ont permis à beaucoup d’auditeurs – parmi lesquels certainement des hommes et des femmes politiques – de mieux réaliser la pénibilité des situations éprouvées par de si nombreuses familles mais aussi d’en comprendre l’origine, d’en saisir des tenants et aboutissants, de percevoir sensiblement les effets sur la vie en société de cette détresse devenue honteusement ordinaire.
La parole a aussi été donnée aux familles et aux enfants qui vivent dans le dénuement et qui éprouvent au quotidien des privations de toute sorte. Donner la parole à ceux et celles qui dans la vie de tous les jours vivent comme des ombres est une démarche courageuse et de grande valeur qu’on ne peut que saluer : les exclus des circuits de la consommation ont pu parler – avec leurs mots à eux – de ce qu’ils vivent et ressentent mais aussi de ce qu’ils veulent – et ne veulent plus – le plus souvent simplement pour redevenir dignes à leurs yeux comme à ceux des autres autour d’eux. Des pères, des mères, des enfants se sont ainsi exprimés sur les ondes en évoquant leur vie de démuni et d’exclu. Rien ne pourra remplacer leurs paroles. On doit féliciter les animateurs des émissions radiophoniques de leur avoir accordé un temps de parole substantiel.
Au terme de cette opération, on doit aussi reconnaître à sa juste valeur la qualité – et la générosité – de l’engagement de nombreuses personnes et instances tout au long de cette semaine, à commencer par celles qui ont mis la main au portefeuille, certaines, semble-t-il, renonçant même à quelques plaisirs pour en donner un peu à ceux qu’ils perçoivent comme étant plus malheureux qu’eux. On n’oubliera pas non plus les témoignages des structures et associations de toute nature, privées et publiques, qui mènent des actions concrètes sur le terrain de la pauvreté, souvent dans des conditions difficiles et en déployant une véritable créativité.
Voilà un ensemble convergent de qualités. Personne ne peut décemment les contester. Sauf à se rendre arrogant sinon insultant. Pourtant, une opération comme « Viva for Life », et bien d’autres de même nature, doivent nous inquiéter. Dans le sillage de tout ce que nous venons d’écrire ci-dessus, nous devons nous poser une série de questions. Des questions dérangeantes mais nécessaires. Nécessaires pour celles et ceux qui se préoccupent de la santé sociale, politique et économique de notre société belgo-européenne. Dérangeantes parce qu’en dépit de tout ce que nous venons de louanger, ces questions jettent réellement un doute sur le bien-fondé de telles opérations et sur la fonction réelle qu’elles exercent aujourd’hui.
Ces questions sont nombreuses. En voici quelques-unes. Par exemple celle-ci : dans quelle mesure de telles opérations ne soutiennent-elles pas le système social et économique qui fabrique et répand si efficacement la pauvreté de tant d’enfants wallons, bruxellois et flamands ? Car la pauvreté n’est pas un état de nature, elle est construite. Socialement. Politiquement. Economiquement. Culturellement. A la manœuvre dans ce système, ne l’oublions jamais, il y a aussi ceux et celles qui en profitent et même qui en vivent. Car, dans l’ombre de tout pauvre, il y a toujours un nanti qui jouit – et fait affaire – de la pauvreté du pauvre. De quelle façon « Viva for Life » affecte-t-elle, disons même contraint-elle, ce nanti ? A moins qu’elle ne lui vienne en aide ? Dans quelle mesure des opérations comme « Viva for Life » contribuent-elles à nous faire oublier la « grande machinerie » sociale, politique et économique qui fabrique et répand cette pauvreté dans notre pays ?
Pour accéder à l’intégralité de cet article, vous devez vous connecter (connexion) ou souscrire à l’Abonnement numérique.
Philippe De Leener
[1]– Ainsi en va-t-il de certaines grandes surfaces ou grandes chaînes de distribution de produits alimentaires qui font savoir, la main sur le cœur, que les produits dont la date de péremption est proche sont retirés des rayons ou des circuits pour être livrés, parfois à leurs frais, à des associations caritatives qui se chargent de les distribuer à des familles pauvres.
[2]– Dont beaucoup ne parviennent plus à couvrir dignement leurs besoins car même les salaires ne suffisent plus désormais à prémunir le travailleur contre la misère (c’est le phénomène qu’on désigne parfois par l’expression ambiguë de « travailleurs pauvres »).
[3]– Sans doute faudrait-il écrire ici « Viva for Profit » ? …
[4]– On désigne de telles opérations au moyen d’expressions élégantes, par exemple « Tax shift ». Ici encore, selon les modes de calcul des avantages financiers effectivement transférés aux entreprises, les montants varient mais beaucoup s’accordent sur un montant avoisinant ou même dépassant les 5 milliards.
[5]– Le montant exact était de 4.929.220 euros au soir du samedi 22 décembre (selon la source publique « https://www.rtbf.be/vivacite/emissions/detail_viva-for-life/accueil/article_encore-un-record-battu-4-929-220-de-fois-merci?id=10104873&programId=5973 »). Nous l’avons arrondi à 5 millions pour la facilité.
[6]– Ne perdons jamais de vue que la pauvreté c’est aussi l’impossible accès à la beauté et aux bienfaits d’écosystèmes en équilibre durable, à commencer par le climat (dont le dérèglement nous rend tous et toutes gravement pauvres, quel que soit l’état de son compte en banque).
[7]– En discutant de la perspective de la gratuité, on pourrait aussi se demander au passage si « Viva for Life » ne participe pas, à sa manière, à son insu, à la maintenance de la culture consommation illimitée qui est au fondement de notre système économique contemporain.
[8]– Au passage, donnons quelques chiffres : en Belgique, les manœuvres, dispositions, bricolages qui animent la criminalité fiscales feraient échapper aux impôts entre 25 et 60 milliards d’euros, selon les sources et les modes de calcul. Il convient de comparer ce chiffre avec les 40 milliards que représente la charge annuelle de la dette publique belge. Les mauvais esprits envisagent même que ceux et celles qui volent le fisc belge puissent figurer en bonne place parmi ceux et celles qui prêtent à l’Etat belge de quoi faire face à sa dette. On pourrait aussi comparer ces montants avec les 3 ou 4 milliards que le Gouvernement fédéral belge met chaque année en scène pour clôturer ses comptes pour l’exercice budgétaire à venir. On peut aussi risquer la comparaison avec le (« petit ») milliard que l’Etat fédéral cherche désespérément pour financer le RER wallon vers Bruxelles… Dans tous les cas de figure, les sommes qui échappent au fisc belge sont supérieures, et de loin.
[9]– Le lecteur intéressé lira avec intérêt l’ouvrage que mon collègue et ami Marc Totté et moi-même avons écrit à ce propos (De Leener, P. & Totté, M. (2017). Transitions économiques. Pour en finir avec les alternatives dérisoires. Vuillaines sur Seine (France) : Editions Le Croquant, 377 pages).