Les roulettes de ma petite valise tressautent sur le chemin de terre qui monte doucement vers le monastère des Stimmatini, proche de Vérone. C’est là que va se dérouler l’Agora des habitants de la Terre, rencontre internationale portée par ceux – et en premier lieu Riccardo Petrella – qui imaginent écrire un Pacte de l’humanité qui serait rédigé par une coalition d’habitants de la Terre.
Face aux urgences qu’inspirent les noirs nuages qui s’accumulent à l’horizon de la civilisation thermo-industrielle, ils sont nombreux à tenter de proposer la convergence des projets et des actions de ceux qui espèrent qu’« un autre monde est possible », de préférence meilleur que celui dans lequel nous vivons. A Sezano, dans ce charmant monastère proche de Vérone, le réseau patiemment tissé par Riccardo Petrella et complices (dont le groupe de Lisbonne) est parvenu à réunir pendant 4 jours près de 200 personnes de bonne volonté venues des quatre coins du monde. Les Italiens sont évidemment en nombre mais des humains venus du Brésil, Cameroun, Espagne, Allemagne, Colombie, Inde, Congo, Chili, France, Belgique… (et on en passe) sont aussi présents.
Du 13 au 16 décembre 2018, ces femmes et ces hommes, actif∙ve∙s dans divers secteurs militants de leurs pays ont échangé intensément pendant près de 10 heures par jour. Malgré des origines, sensibilités, cultures, parcours de vie fort divers, ils ont constaté qu’ils partageaient beaucoup de valeurs communes. Certes, des spécificités se révélaient (parfois plus marquées par les générations que par les origines) mais elles n’empêchaient pas d’entendre l’autre, de s’en rapprocher, de se trouver des objectifs communs. Grâce à une demi-douzaine d’étudiantes interprètes bénévoles, quatre langues (italien, français, espagnol, anglais) furent le support d’échanges d’idées qui fusaient de toutes parts de cerveaux bouillonnants. La cause de l’échec des constructeurs de la Tour de Babel fut donc évitée. Peut-être que la diversité de langues n’a-t-elle pas permis l’utilisation des techniques de sociocratie qu’apprécient les plus jeunes, mais on se comprenait sans peine.
La densité des échanges justifiait de brèves interruptions lors desquelles les participants pouvaient admirer les vignes, les oliviers, les cyprès qui entourent le multi-centenaire monastère perché sur une douce colline de Vénétie, baignée d’un encore vigoureux soleil hivernal, ou de la brillante lumière d’une lune qui, la nuit, faisait concurrence aux nombreuses décorations de Natale (Noël) qui décorent la plupart des maisons de ce coin d’Italie. Toute cette simple et naturelle beauté faisait écho à certains mots prononcés à l’intérieur de la vaste tente qui abritait les débats : sacralité de la vie humaine, respect de toutes les formes du vivant et beauté sont des valeurs qui justifient l’adhésion à des positions plus « politiques » telles que la défense des biens communs mondiaux que devraient être l’eau, les semences, la nature sauvage ou domestiquée, ce qui implique le refus de leur privatisation (accaparement au profit que quelques-uns) et aussi le rejet vigoureux du brevetage du vivant.
Nos valeureux penseurs pouvaient cogiter à plein régime grâce à une armée d’efficaces petites mains – comme souvent majoritairement féminines – qui assuraient avec une douce bienveillance l’intendance (mère de toutes les victoires) et notamment les délicieux repas, à base d’aliments bios et locaux, comme il se doit.
Les travaux se sont terminés par l’adoption d’un texte qui regroupe les grands principes que les participants considèrent qu’il convient de défendre si l’on veut éviter l’effondrement des actuelles civilisations suite à l’irresponsabilité de la plupart de nos dirigeants soumis aux diktats d’un productivisme dont on sait pourtant qu’il ne peut mener qu’à des impasses, plus ou moins catastrophiques.
Mais là n’est peut-être pas le plus important : lors de ces 4 journées, des personnes qui pour la plupart ne se connaissaient pas au départ, se sont appréciées, comprises et ont tissé des liens dont certains dureront, c’est certain. Chacun est retourné à ses combats locaux et spécifiques mais sans doute un peu plus malin (ou un peu plus conscient) et sera attentif à des combats voisins qu’il aura appris à connaître, voire à partager, lors de ces vivantes journées.
Il a d’ailleurs été dit et répété que l’Agora degli abitanti della Terra (Agora des habitants de la Terre), devenue Agora delle e degli abitanti della Terra (Agora des habitant.e.s de la Terre) et ses conclusions n’est pas un terme mais une étape d’un processus en construction. 2019 sera, de l’avis de beaucoup, une année charnière pour la survie de nos sociétés : des résistances devront être fortes et multiples. Déjà, les participant∙e∙s ont deviné que des alliances prioritaires devraient se nouer avec des actions qui se préparent au niveau mondial, telles que le Réseau global des dialogues en humanité, le Réseau des Citoyennes et Citoyens planétaires qui vient de lancer un pressant Appel aux consciences, initié par le Réseau global des dialogues en humanité, ou encore la préparation de la Marche mondiale Jai Jagat qui, initiée en Inde, verra converger vers Genève, en 2020, des marcheurs venus des tous les continents.
Un projet concret étudié par l’Agora est la création d’une carte d’identité mondiale qui serait distribuée à partir de villes et municipalités volontaires. Action symbolique ou volonté de désobéissance contournant les États-nations, leurs frontières et leurs murs qui, précisément, font obstacle au souhait exprimé à Sezano de voir émerger une humanité débarrassée des affrontements destructeurs que certains s’ingénient à susciter pour garantir leurs petits pouvoirs mesquins sur les territoires qu’ils veulent contrôler ? Le choix final n’est pas encore clair mais le chantier de la CI mondiale en cours.
Si l’on osait tenter une lecture quelque peu distancée du processus et des lames de fond idéologiques originales observée au long de l’Agora des habitant∙e∙s de la Terre, on pourrait dire que les participants se sont placés en dehors de l’opposition linéaire dénoncée par Bruno Latour dans son récent ouvrage Où atterrir ?[1] En effet, ils rejettent l’« attracteur » moderniste de la mondialisation technologique, économiciste, uniformisante (coca-colisation du monde dirait Petrella) mais ne veulent évidemment pas se replier vers l’« attracteur » local, refermé sur un passé mythique, replié sur un entre-soi sclérosé. Comme le propose Latour, et comme le révèle le titre de l’agora, le mouvement latéral que, là en Vénétie, on a commencé à mettre en œuvre est la recherche et la définition d’un terrain alternatif où se poser : le Terrestre.
Alain Adriaens
[1] Bruno Latour, Où atterrir ? Comment s’orienter en politique, La Découverte, « Cahiers libres », 2017, 160 pages, 12 €.