Une politique “drogues” efficace passera par l’innovation et la justice sociale

Tribune Libre publiée le 25 juin 2024 sur le journal La Libre

Au lieu d’être alloué à la répression des consommateurs, l’argent public devrait soutenir la prévention et la réduction des risques. Une politique “drogues” cohérente et humaine est possible.

Une opinion d’un collectif d’associations, soutenu par des universitaires (*)

Largement dépassée par le trafic de drogues et le crime organisé, la Belgique fait face à une crise majeure devant laquelle la stratégie interfédérale et les dispositifs régionaux apparaissent insuffisants. À l’évidence, la crainte et la menace de sanctions pénales s’avèrent contre-productives dans le contexte de la réhabilitation des personnes souffrant de dépendances. Pour affaiblir durablement les violences liées au narcotrafic, un changement radical d’approche s’impose.

Présentée en décembre dernier, la nouvelle stratégie globale en matière de drogues avait pourtant de quoi séduire. Soutenue par les recommandations et l’expertise d’acteurs de terrains, la stratégie 2024-2025 (1) mise sur la prévention, la réduction des risques et la prise en charge psycho-médico-sociale des publics les plus vulnérables. Cette approche par la santé a par ailleurs le mérite d’étendre son champ d’application à l’ensemble des produits (drogues légales, drogues illégales, médicaments psychoactifs) et comportements à potentiel addictif, démontrant ainsi son ancrage scientifique.

La nouvelle politique globale en matière de drogues se distingue cependant par son ambivalence. La stratégie nationale ne modifie pas les dispositifs qui la précèdent, en particulier la répression des consommateurs.

Une recette éculée

Régie par une loi centenaire, la pénalisation de l’usage de drogues est une recette éculée. Son coût est humain et social : la législation en vigueur nuit à la santé publique, tandis qu’elle pèse de manière disproportionnée sur les populations les plus précarisées ou exposées (jeunes, personnes sans-abri et/ou sans-papiers…) dont la consommation est la plus visible.

D’année en année, la prévention et la réduction des risques restent largement sous-financées, les services de soins sont saturés, alors que, dans un même temps, des millions d’euros d’argent public sont “débloqués” et alloués au renforcement du volet répressif à tous les niveaux.

Sur le plan environnemental également, à l’heure de l’urgence climatique, un cadre aveuglément prohibitionniste se répercute sur la population globale, des forêts d’Amazonie défrichées par les cultures de coca jusqu’aux campagnes limbourgeoises dévastées par les déversements de produits toxiques, en passant par l’essor de labos clandestins au cœur de nos villes.

Un nouveau paradigme s’impose

Malgré des décennies de stratégies punitives, malgré l’augmentation des moyens répressifs déployés à l’échelle internationale, nationale et locale (politique des hotspots (2) à Bruxelles, amendes à perception immédiate, saisies, contrôles d’identité systématiques…), les produits psychoactifs sont consommés par des publics diversifiés. L’ensemble de la société est concerné.

Lutter contre le crime organisé est nécessaire, mais si nous voulons affaiblir durablement les violences liées au narcotrafic, un nouveau paradigme s’impose (3). Le commerce dérégulé de drogues crée des problèmes tant au niveau de la santé, de la sécurité que de l’environnement. Sur ces trois plans, la répression ne résout rien, pire, elle aggrave à coup sûr la situation.

Nous appelons à construire une politique “drogues” inclusive, fondée sur la promotion de la santé, le respect des droits humains, la défense de l’environnement et l’évaluation scientifique et empirique.

Une politique “drogues” cohérente et humaine est possible. Le secteur spécialisé en matière de drogues et d’addictions, avec le soutien des secteurs connexes comme ceux de la justice, des droits humains, de la santé mentale ou de l’aide aux personnes en demande d’asile, a des propositions concrètes et réalistes pour initier une approche pragmatique, soucieuse de la santé, de l’environnement et de la cohésion sociale. Il défend notamment une stratégie axée sur la santé et la protection des personnes usagères de drogues plutôt que sur la punition ou la menace de punition. La prévention et l’encadrement législatif sont préférés à la répression et à la clandestinisation des usages.

L’ensemble de la chaîne

En effet, un marché réglementé et contrôlé qui porte sur l’ensemble de la chaîne, depuis la production jusqu’à la gestion des déchets profitera à l’ensemble de la société, pas uniquement aux usagers de ces produits. Il permettra d’agir efficacement sur le deal de rue, les trafics et violences qui en découlent, la stigmatisation des usagers, l’accès aux services sociosanitaires, ou encore sur la surpopulation carcérale ou l’accaparement – actuellement disproportionné – des forces et moyens de l’État.

Nous appelons à construire une politique “drogues” inclusive, fondée sur la promotion de la santé, le respect des droits humains, la défense de l’environnement et l’évaluation scientifique et empirique. Il s’agit de reprendre le contrôle d’un marché lucratif qui enrichit les réseaux criminels et de fixer des conditions de délivrance strictes, à l’image du cadre de régulation de l’alcool ou du tabac.

À la veille de ce 26 juin, Journée internationale de lutte contre le trafic de drogues, le monde politique ne peut plus ignorer les appels répétés de la société civile en faveur d’une nouvelle approche en matière de politique drogues. En atteste cette carte blanche, portée par de nombreuses associations et personnalités, autour de cette campagne de plaidoyer internationale, relayée dans des centaines de villes de par le monde autour du même slogan : “Support. Don’t Punish”

Pour aller plus loin et mieux comprendre les enjeux autour des politiques drogues, visitez notre site web : https://www.supportdontpunish.be

 

⇒ (*) Liste des signataires

Les associations : Alias, Anyone’s Child Belgium, APRES, AVAT Prévention, Bruxelles Laïque, CAAP Culture, C.A.P. Fly, CAP ITI, Centre Alfa, Centre Bruxellois de Promotion de la Santé, Centre d’Action Laïque, Centre Régional du Libre Examen, Centre Social Protestant, Conseil bruxellois de coordination sociopolitique (CBCS), DoucheFLUX, Drugs’Care infos services – CAL Luxembourg, DUNE, Eurotox, Ex Aequo, Fédération des Services Sociaux (FdSS), Fédération bruxelloise des institutions spécialisées en matière de drogues et addictions (féda bxl), Fédération des maisons d’accueil et des services d’aide aux sans-abri (AMA), Fédération des Maisons Médicales, Fédération wallonne des institutions pour toxicomanes, services et réseaux d’aide et de soins spécialisés en assuétudes (fédito wallonne), Fédération bruxelloise des Institutions pour Détenus et Ex-Détenus (Fidex Bru), Free Clinic Antwerpen, Haren Observatory, Infor Drogues et Addictions, L’Ambulatoire Forest, L’Entr’Aide des Marolles, L’Ilot, L’Orée, La Trace, Le Pélican, Liaison Antiprohibitionniste, Ligue des Droits Humains, M.S.O.C. Tienen, Macadam, MASS BXL, Médecins du Monde Belgique/Dokters Van de Wereld België, Modus Vivendi, Namur Entraide Sida, ODAS Coordination, Projet Lama, Prospectives Jeunesse, Psychedelic Society Belgium, Résad (Réseau pluridisciplinaire d’accompagnement et de soutien aux problématiques d’addictions, Réseau Alto, Réseau Hépatite C, Réseau RAJ (réseau “Relation Addiction et Justiciables, continuité dans la réinsertion”), Service Éducation pour la Santé, SMES, Syner’Santé (Les Petits Riens), Transit et Univers Santé.

Les universitaires : Natalie Aga (enseignante-chercheuse, HOGENT), Sophie André (chargée de cours en criminologie, ULiège), Ariane Bazan (professeure, ULB), Nelson das Neves Ribeiro (maître de conférences, ULB), Tom Decorte (professeur de criminologie à l’UGent, spécialisé dans les phénomènes et politiques liés aux drogues) Charlotte De Kock (Dr., chercheuse, UGent), Vincent Lorant (professeur de sociologie de la santé, UCLouvain), Christophe Mincke (professeur, UCLouvain Saint-Louis), Carla Nagels (chargée de cours en criminologie, ULB) et Pablo Nicaise (chercheur, UCLouvain, et coordinateur adjoint (francophone) de la Cellule Générale de Politique Drogues). Sarah Van Praet, Maîtresse de conférences, ULB


⇒ Notes et références

(1) Stratégie interfédérale pour une politique globale et intégrée en matière de drogues 2024-2025 https://organesdeconcertation.sante.belgique.be/fr/documents/strategie-interfederale-pour-une-politique-globale-et-integree-en-matiere-de-drogues-2024

(2) La politique des hotspots à Bruxelles est contre-productive et met en danger les personnes les plus précarisées (La Libre, 5/4/2024) https://www.lalibre.be/debats/opinions/2024/04/05/la-politique-des-hotspots-a-bruxelles-est-contre-productive-et-met-en-danger-les-personnes-les-plus-precarisees-UENOCTU7SZEJRJHCOCZPAKL2ZA/

(3) En mai 2024, la rapporteuse spéciale de l’ONU Tlaleng Mofokeng a rendu un rapport examinant les enjeux autour des interventions de réduction des risques tout en montrant que celles-ci constituent des outils de transformation, au croisement de la santé et des droits de l’homme. Ce rapport propose de décriminaliser l’usage, la possession, l’achat et la culture de drogues à usage personnel et opter pour une régulation qui place au premier plan la protection de la santé et les droits des personnes (A/HRC/56/52, mai 2024).

A lire également :
● Trafic et répression, les habitants des quartiers populaires visés, Bruxelles Dévie, Média indépendant bruxellois.