Le débat sur le CETA n’arrête pas de faire des vagues. Il a gagné jusqu’aux salons de l’Académie royale de Belgique. En bons démocrates, nous ne pourrions que nous réjouir de l’intérêt porté par les austères académiciens à ces débats «populistes» (comme dit Didier Reynders). On pourrait s’attendre à ce que nos académiciens cherchent la dialectique, et donc la contradiction, élèvent le débat, dépassent les intérêts particuliers, les appartenances de classe ou de profession pour contribuer à un débat décisif.
Hélas, trois fois hélas! L’Académie semble avoir une autre conception de son rôle et de sa mission, pourtant financée partiellement sur fonds publics.
Le 3 décembre, une séance publique exceptionnelle est organisée avec ce titre alléchant: «Le libre-échange à l’épreuve de l’Europe des Peuples». Si on en croit le site web de l’Académie, la matinée fait l’objet d’un mécenat de Puilaetco Dewaay, une banque d’investissement, laquelle permettra en fin de séance de se rincer le gosier (à défaut des oreilles).
Xavier Dieux, professeur de droit de l’entreprise à l’ULB, défenseur du marché, est à la manœuvre. Le célèbre juriste ulbiste, connu pour ses activités d’arbitre de droit privé, préside la première table ronde (Le CETA avant et après) où sont aussi invités Simon Alexandre et Pierre d’Argent.
Nous ignorons tout du nommé Simon Alexandre, sauf qu’il se présente sous le titre envié d’«administrateur de sociétés», une qualité qui le rend sûrement extralucide sur les relations géopolitiques et la liberté des peuples. En revanche, Pierre d’Argent est désormais bien connu. Ce professeur de l’UCL est très compétent non seulement par sa spécialisation juridique mais surtout par les activités dont il ne fait pas mention: il travaille comme avocat associé dans le cabinet Foley Hoag, une law firm qui tire de substantiels revenus des procédures d’arbitrage privé investisseur-Etat (1).
Dans une inoubliable carte blanche publiée par «La Libre» le 20 octobre, il a rappelé qu’il était le seul à savoir, avec quelques professeurs de droit privé et avocats spécialisés, ce que signifie le CETA. Ce brillant professeur est vraiment indispensable: sauf à devenir ses étudiants, les parlementaires, ONG, experts de la société civile, simples citoyens n’ont aucune chance de comprendre quoi que ce soit à un débat tellement subtil.
Autre preuve de qualité: comme Xavier Dieux, Pierre d’Argent est membre du Comité scientifique du Centre Jean Gol, lié organiquement au MR.
Marianne Dony et Benoît Frydman, professeurs à l’ULB, sont supposés équilibrer le débat. Des bons choix, mais de type universitaire alors que les interlocuteurs sont des stakeholders (2) impliqués professionnellement. Dans cette table ronde, on cherche en vain «les peuples d’Europe» annoncés par le titre.
On se demande pourquoi ne furent pas invités les personnalités de la société civile et du monde politique qui ont animé le débat francophone. Où sont Pierre Defraigne, Bruno Poncelet, Raoul Jennar, Olga Zrihen, Stéphane Hazée, Marie-Dominique Simonet, Arnaud Zacharie, Hélène Ryckmans, André Antoine?
On se demande pourquoi les experts canadiens des systèmes d’arbitrage de l’Alena, comme le professeur Gus Van Harten, ne sont pas dignes de figurer dans une journée d’études consacrée à ce problème. Ils en connaissent pourtant un brin sur les problèmes que pose le système de résolution des litiges internationaux.
La table ronde qui suivra (Libre-échange vs Protectionnisme) sera présidée par Jean-Pierre Hansen, ancien administrateur délégué et président d’Electrabel. L’homme est bien connu pour son engagement éthique et désintéressé en faveur de la réduction de l’empreinte carbone et du risque nucléaire. On aura en plus le plaisir d’entendre une vieille connaissance: Karel de Gucht. Les ennuis judiciaires pour fraude fiscale laissent-ils quelque loisir à notre regretté commissaire européen? On se régale d’avance de ces délicieuses retrouvailles: notre «Karel-de-leugenaar» national (3) s’est rendu légendaire par ses informations fantaisistes et ses répliques carrées («la Wallonie n’obtiendra jamais gain de cause!» clamait-il lors des négociations d’octobre 2016).
Autour de lui, on pourra aussi écouter Michel Audet, délégué général du Québec à Bruxelles et notablement ancien ministre des Finances, un diplomate sympathique mais dénué de liberté d’expression pour raisons professionnelles; Pierre Rion, un administrateur de sociétés et l’actuel président du Cercle de Wallonie; Luc Bertrand, un autre administrateur de sociétés, baron et membre fondateur du Cercle de Lorraine; Gilles Samyn, ci-devant professeur d’université mais surtout… administrateur de sociétés pour le compte d’Albert Frère dont il est le très fidèle lieutenant.
Le gratin des sciences, des techniques et des lettres, comme on le voit.
Et… la vedette… Paul Magnette! Seul contre tous, nouveau Daniel dans la fosse aux lions, il devra défendre à mains nues le principe de précaution, le commerce équitable, le développement durable, la transparence démocratique, la souveraineté populaire, les circuits courts, les services publics, la sécurité sociale, les conventions de l’Organisation internationale du travail, la constitutionnalité des traités. On comprend que les sages académiciens l’aient laissé seul avec cette courte liste de sujets secondaires: un orateur est bien suffisant pour couvrir ces matières sans contenu. Il faut raison garder quand on pénètre dans le temple de la connaissance.
Il ne sera en tout cas pas aidé par le concluant du colloque: Etienne Davignon soi-même, inoxydable allié des Américains, représentant urbi et orbi du grand capital belge disparu, dont l’interminable pontificat enchante le business belgo-belge. Demander à notre vicomte la conclusion d’une matinée d’études sur le libre-échange, c’est comme demander à un imam salafiste de conclure un colloque sur le terrorisme.
Les libre-échangistes ont bien le droit de se réunir et débattre, nous dira-t-on. Certes. Mais pourquoi instrumentaliser une institution pluraliste et publique dans ce but? Avant de s’intéresser au libre-échange des produits et des services, ne pourrait-on pas suggérer à la royale Académie de se préoccuper d’abord de l’échange libre des arguments?
e
1. Procédure connue sous l’acronyme ISDS (Investor-State Dispute Settlement)
2. Partie prenante
3. Karel le menteur, surnom qui lui est parfois accolé par la presse néerlandophone