Examinons les trois sujets qui oeuvrent à ce désarmement. Ils déterminent la poursuite d’une résistance au risque d’une catastrophe évitée de peu le 7 juillet et toujours là: l’accès au pouvoir de l’Extrême-droite en France, pour la première fois en France depuis 1940 et par la voie des urnes.
C’est là une vieille question, posée par les réflexions de Freud sur l’implication du président américain T.W. Wilson dans la négociation du traité de Versailles en 1919 et son sabotage à Washington la même année : « Les dictateurs sont faciles à déchiffrer. Les présidents démocratiquement élus, parvenus au pouvoir par leurs promesses et la séduction du verbe, sont moins prédictibles, mais peuvent-être tout aussi déséquilibrés et jouer un rôle authentiquement destructeur dans notre histoire. » (1). Ce diagnostic est d’une parfaite actualité et devrait conduire à des conclusions sur les moyens de contrecarrer cette maladie. En l’occurrence comment un régime parlementaire pourrait en limiter les effets.
– Rien de cela aux lendemains du résultat des législatives le 7 juillet. Un chœur d’experts fait de constitutionnalistes et d’historiens, s’est prestement constitué pour orchestrer une version à deux entrées : « s’il y a un problème d’ingouvernementalité, c’est la faute de nos responsables politiques » qui n’ont pas la “culture du compromis” ; et c’est impardonnable car « la V° République est avant tout un régime parlementaire » qui permettrait à celle-la de s’épanouir. L’analyse ici faite le 24 juillet, n’a pas varié depuis.
Cette fiction a, au contraire prospéré dans les sphères journalistiques et politiques, sans connaître de notoires dissidences (2) . La postérité rendra sans doute compte d’une incongruité paradoxale : un chorus du même ordre s’était formé en août 2014 pour crier à la « crise de régime », alors qu’il ne s’agissait que de la recomposition du gouvernement Valls rendant possible la révocation d’Arnaud Montebourg et des ses amis (lire ici notre dernière analyse). Ce coup-ci la locution même de « crise de régime » n’aura été employée qu’avec des pincettes, quand elle l’aura été.
Et pourtant, nous assistons au triomphe de la Constitution présidentialiste installée dès 1959 par De Gaulle lui-même et théorisée par lui lors d’une conférence de presse le 31 janvier 1964 dans ces termes restés célèbres : « Une Constitution, ça me parait être un esprit, puis les institutions et puis encore une pratique (…) C’est vrai que l’autorité indivisible de l’Etat est déléguée toute entière au président par le peuple qui l’a élu, et il n’y en a aucune autre, ni ministérielle, ni civile, ni militaire, ni judiciaire qui ne puisse être conférée et maintenue que par lui ». Cette proclamation a fixé la ligne de ce qu’on a pu appeler la 2° Constitution de la V° République, celle imposée par la pratique de tous les présidents successifs sans exception.
Certes, les cohabitations sont allées à l’encontre de cette édifiante version. Mais elles n’ont totalisé que 6 ans et 5 mois sur un total de 66 ans de l’histoire de ce régime. Lequel est donc parfaitement bonapartiste, ce qui constitue sa vraie culture politique, à l’opposé de la tradition parlementaire séculaire des républiques antérieures, laboratoires de bien des compromis pour le meilleur et le pire.
Mais nous ne sommes pas en situation de cohabitation. Le gouvernement Barnier est un gouvernement de coalition des droites où 7 membres du gouvernement Attal ont été reconduits; soit, avec les nouveaux, la moitié du total ministériel qui procède des formations soutenant encore Emmanuel Macron; le reste vient de la droite la plus minoritaire et la moins Front républicain, du scrutin du 7 juillet. Le soutien sans participation de l’extrême-droite parachève cette coalition massivement rejetée dans les élections législatives.
Une dissolution de l’Assemblée nationale dans 9 mois aura toutes les chances d’être l’occasion d’une nouvelle progression du Rassemblement National, au risque de la conquête d’une majorité de sièges vu le maintien du scrutin majoritaire. L’adoption d’un mode de scrutin proportionnel est devenu improbable vu l’hostilité tendancielle du gouvernement Barnier. La solution de la crise ne viendra donc pas du parlement. Or le Nouveau Front Populaire (NFP) agit comme si c’était possible dès lors qu’il serait autorisé à former le gouvernement.
C’est bien le NFP qui a laissé croire qu’il pouvait exercer le pouvoir tel qu’il est
Sans qu’il soit besoin d’entrer dans le détail de sa démarche, la pratique du NFP concernant les institutions reste passablement déficiente. Elle s’est montrée incapable de capitaliser la dynamique sociale qu’avait révélée le succès du Front républicain
.- Une gauche parlementaire déficiente
Admettre qu’il s’agissait bien d’une crise de régime aurait dû conduire la gauche à proposer des réponses concrètes à la question démocratique béante. C’est-à-dire susceptibles d’être reprises par le mouvement social pour prolonger le 7 juillet.
Or elle a d’abord ratifié dans son ensemble le fait qu’elle avait bien l’intention de gouverner et que son candidat était « le programme (du NFP), rien que le programme mais tout le programme ». Ce faisant elle faisait comme si les votes du 2° tour des législatives étaient des soutiens à ce programme, alors que ces votes avaient voulu éviter le pire. Ceci permettait d’oublier une des leçons des scrutins depuis celui des européenne au moins : la gauche partisane dans son ensemble reste structurellement minoritaire (autour de 30% de l’électorat et désormais derrière le Rassemblement National).
Ensuite elle s’est prise au jeu d’une désignation à huis clos et durant quinze jours, de Lucie Castet comme candidate à la fonction de Première ministre. Jusqu’à laisser Emmanuel Macron procéder à un vulgaire entretien d’embauche. Il inaugurait ainsi un long parcours confirmant que le cadre constitutionnel n’était pas celui d’une cohabitation. Or la gauche a bâti sa protestation sur l’hypothèse inverse, effaçant la disparition, depuis les législatives de 2022, du principe majoritaire de l’horizon de la V° République. Un principe essentiel à son bon fonctionnement, y compris pour les cohabitations. L’exigence d’une instauration de la proportionnelle a été totalement passée sous silence.
Enfin le repli sur des batailles propres à l’enceinte parlementaire (depuis la conquête des postes de bureaux et présidence de commissions, jusqu’à la mise en oeuvre des tactiques de vote cas par cas, sur l’abrogation de la loi sur les retraites et autres). Le tout a provisoirement culminé sur la proposition de destitution du Président de la république, procédure vaine et inadéquate.
Ce parcours s’est fait dans un silence assourdissant sur la responsabilité propre des institutions de la V° République dans cette violation cumulée des règles d’une banale démocratie parlementaire. Or il s’agissait au moins de donner envie aux électeurs du 7 juillet de continuer leur combat ce qui suppose un objectif clair et largement compréhensible. Et aux autres, de les rassurer et tranquilliser sur l’efficience de la gauche dans la recherche de solutions, y compris à partir du droit constitutionnel existant. De la mise sur pied d’un contre-gouvernement ouvert à la « société civile », jusqu’à la proposition d’un référendum selon l’article 11, la panoplie des propositions était vaste. Elle a été totalement négligée.
– Une gauche sociale laissée sans perspective
Par « gauche sociale » ou « société civile », entendons ces bataillons de syndicats, d’associations, d’ONG, d’universités, de professionnels du droit qui ont occupé la rue, leurs lieux de travail et les estrades entre les deux tours des législatives.
Elle révélait des ressources civiques insoupçonnées, masquées par les décrochages partisans et le mythe de la droitisation de la société (3)]. Elle rappelait l’existence d’une société mobilisée et mobilisable que les progrès électoraux de l’extrême-droite et la nationalisation des champs médiatiques et politiques avaient fait oublier. Contre cette « droitisation par le haut », existe donc bel et bien une alternative de citoyens caractérisés par leur mémoire politique (des élections et des pratiques gouvernementales), leur renouvellement générationnel, leur niveau de diplôme massivement étendu et élevé.
Mais il s’agit là d’une « citoyenneté distante » (4) se forgeant une opinion de manière autonome, tant vis-à-vis des médias que des partis, Très au clair et critiques sur l’offre politique, son vote n’est pas linéaire, constant ou stable. En témoigne les progrès constants d’une abstention chronique, forme expressive d’une défiance latente contre le système politique tel qu’il est, partis de gauche inclus. La tâche de ces derniers devrait être de se poser comme instrument du changement de ce système afin de favoriser l’avènement d’institutions démocratiques. Faute de quoi, il est probable que la mobilisation des électeurs dans le Front républicain ne se renouvelle pas à la prochaine occasion. Au lieu de tenir compte de cette sociologie, le NFP se focalise sur l’élection présidentielle de la pire des manières, en abandonnant en rase campagne la gauche sociale.
C’est bien l’élection présidentielle qui paralyse la mouvement démocratique
Le leadership ne se décrète pas mais il s’affiche sinon s’use. De Mélenchon à Ruffin et Glucksmann, le balcon des candidats virtuels se réclamant de la gauche, est déjà bien encombré. On l’a dit, les stratégies mises en oeuvre par le NFP durant les trois derniers mois, se sont enlisées dans la fiction du parlementarisme de la V° République. Par aveuglement peut-être sur la nature du régime. Mais aussi à cause de bien des calculs sous-tendus par la perspective d’une élection présidentielle à court terme.
Que ce soit suite à la faillite du gouvernement Barnier ou suite à un nouvel échec électoral après une dissolution, une démission d’Emmanuel Macron n’est pas à exclure dès 2025 (avec son possible cortège d’entourloupes auquel il nous a habitué). Sinon à l’échéance normale de 2027, 35 petits mois nous séparent de la “mère des batailles”. Car c’est bien ainsi que ce scrutin se présente dans toute la “classe politique”, y compris à gauche. Pourtant la dénonciation de ses méfaits appartient à l’histoire la plus ancienne (1848) de la gauche démocratique républicaine. Après 1962 (l’instauration de l’élection du président au suffrage universel direct), deux voies se sont présentées à ceux (tel Mendès-France) qui persistaient à ne pas l’accepter.
La première consistait à réclamer sa suppression pure et simple (ou sa dévaluation par divers biais: la possibilité de plusieurs candidats au 2° tour, un calendrier donnant la primeur à l’élection de l’Assemblé nationale). Mais cette idée, surtout après 1981, apparut comme impraticable. Tout se passait comme s’il devenait alors impossible de remettre en cause cette élection populaire sans faire reculer la démocratie dans la V° République. Les deux élections et mandats de Macron comme la séquence que nous vivons, ont affaibli cette croyance. La dangerosité de la procédure s’affiche désormais grandeur réelle.En témoigne un nombre grandissant de constitutionnalistes qui se déclarent favorables à cette remise en cause. La gauche partisane pourrait donc reprendre ce flambeau.
Une deuxième voie s’est ouverte au début des années 2000, initiée par Arnaud Montebourg, alors député, et la Convention pour la 6° République, créée à cet effet, Elle partait du constat que 13 autres Etat-membres (aujourd’hui) de l’Union Européenne, utilisaient eux aussi le même mode de scrutin pour élire leur président, sans pour autant que celui-ci concentre, une fois élu, autant d’irresponsabilté et de pouvoirs qu’en France. Il était donc possible de garder le suffrage universel direct tel que prévu à l’article 7 de la Constitution à condition que cela conduise à une révision de celle-ci pour instaurer un système primo-ministériel. Cela supposait qu’un ou une candidate fasse campagne sur ce projet. IL recevait ainsi un mandat constituant qu’il mettait à profit, dès son élection pour réformer ou créer une République moderne, donc démocratique. Les ressources de l’interactivité, des conventions citoyennes, des référendums ont été imaginées par plusieurs Think tanks ou experts, pour rendre effective et plus populaire encore ce processus.
Pour rendre possible et attractif cette démarche, fut inventée en 2009 la procédure des primaires ouvertes, appliquée par le Parti socialiste (Martine Aubry étant Première secrétaire) pour les présidentielles de 2012. Appuyée sur les expériences dans d’autres pays européens et aux Etats-Unis, elle fut considérée comme un réel progrès dans la mobilisation de citoyens apartidaires. Mais elle ne parvint pas au but recherché et le mandat de François Hollande fut un enterrement de première classe de cette tentative de democratisation. Elle demeure néanmoins une expérience qui pourrait servir de recours contre la division mortifère des candidats d’ores et déjà déclarés. Certains ont exprimé leur défiance, tel Jean-Luc Mélenchon déclarant dès le 12 janvier 2023: “en 2027, les circonstances vont permettre de désigner quelqu’un”.
Quel que soit l’un ou l’autre de ces chemins, il est essentiel que la démocratisation du système politique, sa parlementarisation effective devienne un objectif public et commun à l’ensemble de la gauche. En débattre d’ores et déjà, serait un moyen de gagner l’attention de la citoyenneté civile, capital précieux dans la lutte contre l’extrême-droite. Mis à profit pour sortir de la crise de ce régime, ce serait un atout de premier ordre dans sa transformation démocratique.