La critique politique de l’Union européenne en matière de services publics manque en grande partie sa cible tant qu’elle ne souligne pas l’origine même de la politique européenne, sa matrice doctrinale et la logique de sa mise en œuvre. C’est dans l’ordolibéralisme qu’il faut aller chercher la cohérence d’une ligne qui a été constamment et rigoureusement tenue. Avec Pierre Dardot, nous avons montré en détail comment les « fondateurs » de l’Europe du marché avaient repris à leur compte les principes et les objectifs mêmes de cette école néolibérale allemande, à savoir la construction juridico-politique d’un ordre de marché concurrentiel, lequel ordre devait être « garanti » constitutionnellement afin d’assurer aux agents économiques un environnement stable en termes de contrats, de monnaie, de fiscalité, de propriété[1].
Avant de parler de « destruction des services publics », il faut d’abord analyser un projet social. Cette « destruction » ou ce « démantèlement », si l’on veut utiliser ce lexique, n’est pas le résultat d’une volonté diabolique, mais l’effet d’une doctrine que la plupart des Européens ne connaissent pas parce qu’elle ne fait l’objet d’aucune discussion publique, ni même, en France notamment, d’aucun enseignement. Il est par exemple tout à fait remarquable que ni dans les lycées ni même dans les universités, elle n’est étudiée, et à peine est-elle citée dans les manuels les plus courants, et encore. Qui a entendu parler de Eucken, de Röpke, de Rüstow ou de Müller-Armack, sans doute les théoriciens clés du processus de la construction européenne ? À défaut de cette connaissance, on a parfois droit à une germanophobie détestable qui se refuse à voir que pratiquement toutes « les élites européennes », qu’elles soient de tendance conservatrice ou sociale-démocrate, ont largement repris à leur compte depuis le Traité de Rome de 1957 les préceptes ordolibéraux.
La plus grande confusion porte sur l’expression d’« économie sociale de marché », dans laquelle des dirigeants ont cru voir une formule de compromis entre les principes du marché et les droits sociaux et les services publics, comme si ces derniers avaient pour but de « contenir » ou d’encastrer le capitalisme dans des règles sociales et éthiques normativement supérieures. Rien de plus contraire à la pensée ordolibérale et au sens de l’expression. Elle ne vise pas à introduire une compensation ou un équilibre entre règles de marché et ordre social-moral relevant de principes hétérogènes, mais à faire que la société soit conforme à ce que réclame un marché de « concurrence libre et non faussée », à savoir l’obéissance aux lois, la confiance dans les contrats, l’honnêteté dans les échanges, la stabilité émotionnelle, « l’éthicité » dans les comportements entre individus. D’où la propension des théoriciens à défendre un ordre social traditionnel fait de petites communautés familiales, villageoises, professionnelles, religieuses ou scolaires qui encadrent moralement l’individu et le préservent de l’anomie de la « civilisation de masse » afin qu’il puisse mieux réaliser ses objectifs personnels sur le marché[2]. Une économie sociale de marché dans la pensée ordolibérale n’est pas une société sociale-démocrate centrée sur l’État providence comme l’ont peut-être cru naïvement Delors ou Rocard et leurs disciples, c’est une société adaptée à la « concurrence libre et non faussée », laquelle adaptation suppose un tissu institutionnel qui produise des individus moralement, culturellement et politiquement prêt à s’y engager pleinement. L’économie sociale de marché est même l’exact contraire d’un État providence, lequel a été soumis dès les années 1930 à une critique sévère des ordolibéraux en ce qu’il produit selon eux des individus inaptes à la concurrence, et en ce qu’il ne respecte lui-même aucune des conditions d’un ordre stable : l’équilibre budgétaire, le respect des gains légitimes acquis dans les échanges, la valeur suprême de la monnaie.
Reprenant la rhétorique du juriste Carl Schmitt, les ordolibéraux ont toujours jugé qu’un État social subordonné aux intérêts particuliers des classes sociales qui se croyaient injustement traitées par le marché, était un État faible qui ne pouvait par ses interventions que dérégler la machine concurrentielle. Seul un État fort défenseur des lois constitutionnalisées de la concurrence était en mesure de résister aux revendications de « justice sociale » des syndicats et autres intérêts particuliers.
La logique de marché appliquée à tous les services publics
Une fois rappelée la ligne directrice de la doctrine, on comprend mieux la politique européenne en matière de services publics dont le maître mot est « l’ouverture à la concurrence ». Cette ouverture ne devrait en théorie concerner que les « services d’intérêt économique général » (SIEG), et non les services pour lesquels il n’y a pas de marché, comme la police ou la justice. Dans tous les autres services publics, seule la logique de marché, c’est-à-dire la libre concurrence, est efficiente, dans la mesure où elle est la garantie d’une baisse des prix et d’une amélioration de la qualité du service, et ceci à condition de garantir un accès universel au marché. La théorie qui sous-tend cette politique est d’une simplicité déconcertante ou d’une consternante trivialité. Elle part du principe que tout monopole, de surcroît étatique, est économiquement mauvais parce qu’il élève les coûts et entrave la montée en qualité de la prestation. En somme, les consommateurs payent cher pour un service plus mauvais. D’où le principe de mise en concurrence systématique des services, c’est-à-dire l’introduction d’une logique de marché dans les transports ferroviaires ou urbains, dans les télécommunications ou dans l’énergie. Depuis les années 1990, les directives et la jurisprudence de l’Union européenne ont imposé partout la transformation de ces services en marchés ou quasi-marchés. Et comme on sait, elle est maintenant parvenue à la phase finale de ce concurrentialisme dogmatique dans les transports ferroviaires et urbains. Quant aux biais de la concurrence oligopolistique, il n’en est guère question dans le dogme, pas plus que la fonction possiblement redistributrice et démocratique des services publics. Seul le raisonnement économique a ici « droit de cité » si l’on ose dire. La préoccupation de « l’accès universel » n’y déroge pas. Il est bien connu que le marché doit être « inclusif ».
Cette logique de marché, contrairement à ce que prétend la Commission européenne, ne concerne pas seulement les SIEG, mais tous les services publics y compris ceux qui en droit échappent à la compétence de l’UE, par exemple l’éducation. Car pour être juridiquement non soumis à l’Union européenne, le champ de l’enseignement supérieur pour ne parler que de lui, obéit à des recommandations néolibérales notamment dans l’organisation des structures et dans la « gouvernance » des universités comme nous l’avons montré depuis longtemps[3]. On pourrait faire la même observation à propos de la santé. La « subsidiarité » dans le droit européen n’empêche nullement un travail politique et culturel en profondeur qui par le biais d’outils comme le « ranking » (classement) ou le « benchmarking » (comparaison), fort prisés dans les groupes de travail des experts tend à répandre une « culture d’entreprise » là où régnaient jusqu’alors de tout autres principes comme l’égalité, la coopération, la gratuité ou la citoyenneté. En réalité c’est toute la construction européenne qui a été baignée depuis le début dans un « esprit capitaliste » comme aurait dit Max Weber, lequel esprit a peu à peu imprégné les « élites » de la gauche sociale-démocrate comme de la droite démocrate-chrétienne, longtemps relativement résistantes à une société de pur marché. Ce sont progressivement tous les services publics qui ont été gagnés par cet esprit capitaliste, qu’on appelle par euphémisme, le « nouveau management public ». Les notions de rentabilité, de performance, d’efficacité, de résultat, de concurrence, d’excellence sont devenues la langue commune de toute l’Union européenne et avec elles, la mise en place d’outils de contrôle de l’activité des agents et leur mise en concurrence dans le cadre d’un « gouvernement par les chiffres ».
La « managérialisation » des services de l’État avant des privatisations généralisées
L’ordolibéralisme classique n’envisageait pas clairement une telle « managérialisation » des services de l’État comme elle se produit avec la pénétration de ce « nouveau management public », dont l’origine est d’ailleurs plus anglo-américaine qu’ordolibérale[4]. Cette logique gestionnaire décalquée de la gestion des entreprises capitalistes est devenue une référence commune en Europe et conduit sinon à un modèle uniforme d’État du moins à une logique commune présidant aux réformes de structure des institutions publiques : privatisations, délégations aux entreprises privées, alignement des statuts des agents publics sur le privé, « culture du résultat », partenariat public-privé, etc. Ce glissement vers des modalités gestionnaires de l’action publique, en favorisant l’abandon des principes anciens de solidarité ou d’égalité, en répondant à la demande solvable de « consommateurs » plutôt qu’aux besoins d’usagers-citoyens, prépare le terrain à d’autres transformations de l’action publique jusqu’à pouvoir envisager, au vu des épisodes précédents, des privatisations généralisées. On est très loin de la « fin du néolibéralisme » parfois évoquée dans les papiers académiques ou dans la presse.
On dira que l’Union européenne prend soin de protéger les fonctions souveraines de l’État, rangées sous le chef de « missions essentielles » : l’armée, la police, la magistrature, l’administration fiscale et le corps diplomatique, et d’admettre un statut spécial des agents dévoués à l’exercice de l’ordre régalien.
C’est ici que l’on voit à l’œuvre non pas une exception incohérente, mais une logique néolibérale classique. On confond trop souvent néolibéralisme et libertarianisme ou anarcho-capitalisme. Le néolibéralisme n’est pas contre l’État, il est même plutôt favorable à un État fort centré sur ses fonctions régaliennes, comme on l’a dit plus haut. Et même à un État répressif voire dictatorial en cas de menace politique ou sociale sur le fonctionnement du marché[5]. Nulle contradiction donc entre l’extension de la logique de marché et l’actuelle dérive anti-démocratique et liberticide des États néolibéraux. Il y aurait même un enchaînement assez compréhensible si l’on considère les effets ravageurs du néolibéralisme sur les sociétés et les troubles qui les agitent. La matraque, en somme, est toujours au bout du marché.