« Le fait qu’Emmanuel Macron ait présenté le RN comme unique parti d’opposition suscite un effet d’entrainement », alerte le sociologue Benoît Coquard, qui a enquêté dans des territoires désindustrialisés où les collectifs de travail n’existent plus.
Basta! : On a l’impression que la France rurale a voté massivement RN le 9 juin dernier. Or, vous dites que le fait d’habiter en milieu rural détermine peu le vote. Qu’en est-il ?
Benoît Coquard : Ce qui détermine le vote c’est avant tout la catégorie sociale, la génération, le niveau de diplôme et de revenu, ainsi que le genre. On ne vote donc pas RN seulement parce qu’on est ruraux [1]. Mais souvent on est rural parce qu’on est ouvrier, ou qu’on appartient à des catégories sociales qui votent plus massivement RN que les autres.
C’est pour ça qu’il y a aussi un effet de légitimation locale du vote et de l’affinité politique dominante, parce qu’autour de vous, dans votre entourage, les gens pensent comme vous. C’est tout bête, mais les personnes que vous fréquentez au quotidien et auxquelles vous faites confiance font en quelque sorte office de leader d’opinion. Quand eux votent RN, ils légitiment le vote RN à vos yeux. Les médias le font aussi, en légitimant pour une partie d’entre eux le vote RN.
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Des manifestations en opposition à l’extrême droite ont été organisées dans toute la France les 15 et 16 juin, principalement dans les grandes villes. Dans le même temps vous dites que « la dissolution n’empêche pas les gens de dormir ». Assiste t-on à une polarisation encore plus forte de la société ?
La France de manière générale est très polarisée entre des villes qui ne votent pas ou peu extrême droite et la rejettent, et des bourgs et des petites villes où là, le vote RN est très fort. Quand on est d’une campagne comme la mienne, dans le Grand Est, personne ne se cache depuis le 9 juin pour dire qu’il a voté RN. Tout le monde semble d’accord. Il y a donc des effets de polarisation entre d’un côté les grandes villes, qui concentrent les catégories sociales les plus diplômées, et de l’autre côté les bourgs et petites villes où on a des métiers manuels, des catégories sociales moins diplômées, pas forcément les plus précaires mais qui se renforcent dans cette opposition là.
La question du travail apparait fondamentale. Le vote RN est très fort dans des zones sinistrées. Vous citez à plusieurs reprises dans votre ouvrage le rôle des collectifs de travail qui se sont dissous…
Je vous remercie pour cette question car on ne me la pose pas généralement, et c’est pourtant essentiel. La manière dont le marché du travail organise les concurrences et les solidarités entre les gens d’une même classe sociale est fondamentale dans l’explication des visions du monde. Moi je ne travaille pas directement sur le vote mais sur la manière dont les gens font groupe. J’essaie de comprendre qui est ami avec qui, donc comment se structure le monde social par les appartenances concrètes. Et il se trouve que tout cela est très lié à l’économie globale qui s’inscrit localement dans le marché de l’emploi, qui fait qu’il y a du boulot ou pas dans telle entreprise.
Il y a tout un discours du « c’était mieux avant » nostalgique qui est très caractéristique de tous les gens qui ont plutôt tendance à voter à droite – sans même parler de l’extrême droite. Mais aussi un discours sur le fait qu’on ne peut plus faire confiance à personne, qu’on se tire dans les pattes, qu’il n’y a plus de solidarité, plus d’entraide. Ce discours là a émergé dans les années où l’industrie locale périclitait, le chômage augmentait : « ceux qui ne travaillent pas », « qui ne valent rien » sont devenus une catégorie stigmatisée à mesure qu’il y avait moins de boulot et plus de chômeurs.
J’ai comparé des bourgs, des villages entre eux durant mon enquête. Il y a par exemple certains clubs de foot ou de sport, quand ils vont jouer dans un village plus riche ou moins sinistré, on les appelle les cas sociaux : tout leur territoire, là où ils vivent, est associé au chômage. On dit : « Là bas, c’est des gens qui bossent pas, y a trop de cassos ».
Quel a été le rôle du Rassemblement national ici ?
Tout cela a été récupéré par le discours du RN qui a toujours stigmatisé les plus précaires. Le RN a toujours proposé à ses électeurs de passer avant les catégories subalternes. Quand on s’est fait licencier mais qu’on est un français non issu de l’immigration, les électeurs RN que je côtoie entendent : « Vous inquiétez pas, on va avant tout cibler les immigrés ou leurs descendants, et vous assurer qu’il y aura une préférence donnée à certains ». J’ai aussi beaucoup entendu : « Marine est la seule à dire qu’on se tire dans les pattes, que ça pète de partout ».
Avant l’effondrement des grands collectifs de travail, il y avait l’impression d’être tous dans le même bateau. Les anciennes générations disent : « On pouvait dire merde à un patron, on retrouvait un boulot le lendemain ». Quand on commençait OS (ouvrier spécialisé), on finissait ouvrier dit « haute qualité », parfois contremaître ou avec des valorisations symboliques. Il y avait cette idée qu’il n’y avait pas besoin de s’opposer entre semblables pour s’en sortir, pour « vivre et travailler au pays ».
Puis il y a eu le choc pétrolier. Dans le Grand Est, on est sur de la petite et moyenne industrie. La crise de 2008 a été très importante dans les délocalisations et restructurations. Les bonnes places sur le marché du travail ne sont pas légion, on se fait concurrence pour y accéder. Dans mon enquête, je me suis surtout intéressé aux jeunes : quand on a 25-30 ans, que soi même on a été précaire, qu’on a pu être traité de « cassos », de fainéant ou d’assisté pour avoir été au chômage durant six mois, on a peur de cette étiquette là, d’être « parmi ceux qui ne valent rien ». Savoir qu’il y a une offre politique qui vous permet de rejeter ce stigmate sur d’autres, ça marche très fort.
Vous étudiez l’importance du « nous d’abord » dans ces territoires, qui renvoie avant tout au fait de privilégier son groupe, sa bande de potes, avant les autres. De se sentir solidaires de « ceux sur qui on peut compter ». La force du RN a t-elle été de reprendre à son compte le « nous d’abord » avec un fort ressort xénophobe ?
L’extrême droite appuie sur certains ressorts déjà présents dans les milieux populaires qui ressentent qu’on ne peut pas s’allier à un nombre plus grand de personnes, qu’on aime bien dire « déjà nous » et « nous d’abord » qui résonnent très facilement avec « les Français d’abord » de Le Pen. Le RN a effectivement une faculté à bâtir un « nous » en fonction du « eux » auxquels on s’oppose.
Le « nous » des ouvriers à l’époque où ils votaient plus largement à gauche, était davantage un « nous » d’honorabilité et de fierté. Il y avait cette perspective qu’en disant « nous les ouvriers » on serait plus forts vis à vis du patronat. Avec le vote RN, le « nous » est devenu un « contre eux ». On se définit de manière négative dans le sens où on se dit : « on n’est pas les plus bas », « on n’est pas les plus stigmatisés », « on n’est pas les immigrés ».
De la même manière, le « déjà nous » ou « nous d’abord » des bandes de potes et des proches familiaux se construit vis à vis des « cassos ». C’est une des constantes que la gauche a du mal à reprendre : comment créer un « nous » qui soit basé sur des motifs d’honneur, d’espoir, d’amélioration de sa condition ; qui ne soit pas basé sur un « eux » qu’on rejetterait.
Qu’en est-il du racisme dans le vote RN de ces catégories populaires ?
Les propos racistes, xénophobes, notamment islamophobes, je les ai entendus dans toutes les catégories sociales que j’aie croisées, et chez des gens qui votent de gauche à droite. Mais ils ne votent pas tous en fonction de cette xénophobie qui peut être exprimée. On peut lire aussi le sociologue Félicien Faury sur ces questions de captation de ces affects dans le vote extrême droite.
Les groupes que j’aie suivis sont souvent constitués en partie de personnes racisées qui font groupe avec des personnes non issues de l’immigration, qui vont voter RN. Il y a des stratégies d’entraide et des amitiés concrètes entre des gens qui peuvent exprimer au quotidien un rejet des étrangers, tout en étant amis avec des personnes racisées. Ce paradoxe existe vraiment.
Aussi, on en fait beaucoup sur le racisme ordinaire car il est très facile à saisir. Si je vous emmène sur mon terrain et plus encore avec la parole qui se libère avec cet avenir promis au RN en tant que parti de gouvernement, on ose encore plus en parler, c’est un vote encore plus hégémonique : le fait d’être du côté des vainqueurs libère la parole. C’est déjà ce qu’il s’était passé avec Trump aux États-Unis : on a eu une augmentation des actes racistes après son élection.
Aujourd’hui le rapport de forces fait du RN l’offre centrale autour de laquelle se structure le champ politique. C’est cette offre qui fait plier Macron : cette promesse qu’il y aura toujours plus bas que vous, qu’on ne fera pas passer d’autres avant vous. Beaucoup développent par ailleurs une conscience qu’on ne peut pas s’en sortir en donnant la main à tout le monde. Et ça c’est une constante des milieux populaires. Déjà au temps des communistes, on disait bien aux ouvriers que tout le monde ne s’en sortirait pas en même temps. Ils avaient le sentiment que la bourgeoisie n’était pas là pour eux. Simplement, ils orientaient leur vote d’une autre manière.
Comment la gauche est-elle perçue dans ces milieux ?
La gauche n’est pas tant critiquée qu’elle est très invisible là où j’enquête. Elle est réduite à peau de chagrin depuis plusieurs décennies. Non seulement on ne la voit pas localement – il n’y a pas de maillage militant ni de tissu associatif fort – mais les acquis de la gauche ne sont pas perceptibles.
Les chômeurs par exemple – catégorie sociale dont on pourrait se dire qu’elle se sent très ciblée par le RN qui joue sur la lutte contre les assistés – votent beaucoup RN. En plus, les médias qui sont consommés par les personnes auprès desquelles j’enquête (les chaines d’information continue, C8, influenceurs sur les réseaux sociaux…), ne parlent quasiment pas de la gauche ou alors en des termes calomnieux qui la discrédite d’emblée.
A l’inverse, il y a une surconsommation des médias où les personnalités RN sont surreprésentées. Ça converge avec la surreprésentation du RN et de ses idées dans les sociabilités locales. Les personnes qu’on fréquente votent RN. Ou alors elles ne votent pas mais vont plutôt se déclarer en affinité avec le RN même si elles sont abstentionnistes. Il y a une situation d’hégémonie à l’échelle locale. Quand on allume la télé ça dit du bien du RN, quand on sort de chez soi ça dit du bien du RN… Il n’y a rien qui vient contredire.
Quels sont les leviers de la gauche pour reconquérir ces territoires, sachant que les syndicats et milieux associatifs y sont laminés ?
Il y a un problème de représentativité des catégories populaires à gauche. J’ai été très marqué par le mouvement des gilets jaunes qui d’un seul coup a fait exploser la question sociale. Il y avait dans les premiers jours le sentiment d’être du bon côté de l’histoire, de porter quelque chose qui nous dépasse, qui mobilise largement les gens, qui donne l’espoir d’être un jour majoritaires et de ne pas être juste là en train de contester. La gauche a peu appuyé ces engagements de personnes précaires, ou alors s’y est engagée trop tardivement.
L’une des femmes que j’aie suivie, que j’aie entendue des dizaines de fois se dire « 100 % Le Pen » dans nos conversations, s’est retrouvée ensuite sur une liste locale. Toutes les mesures qui spontanément lui sont venues en tête sont des mesures de justice sociale : mettre en place un réseau d’autostop sécurisé uniquement pour les femmes, afin qu’elles puissent aller travailler dans la ville la plus proche même sans permis, rouvrir des crèches, proposer des licences sportives moins chères… Elle n’avait rien à dire contre les immigrés localement dans les politiques concrètes. Ce qui n’exclut pas qu’elle vote RN aujourd’hui et qu’elle reste hostile aux immigrés.
Dans le même temps, elle aspire à une meilleure répartition des richesses et elle pense que c’est le RN qui incarne ça. Quand on demande qui fait quelque chose pour le dit pouvoir d’achat, c’est le RN aujourd’hui. Elle ne sait même pas ce que la gauche propose, elle n’en entend jamais parler. Elle n’a pas de discours anti gauche. Elle s’en fiche. Simplement, elle a cette offre politique du RN qui lui semble résonner avec ses problèmes. Et le fait est qu’elle est séduite par la réponse xénophobe à ses problèmes économiques. Tout est mêlé.
Est-il trop simple pour vous de dire que le vote RN est un vote de colère ?
D’un côté on a la droite qui dit que ces gens là sont en insécurité culturelle et ont peur d’être « grand remplacés », tout en étant très loin socialement et spatialement des classes populaires. De l’autre, la gauche dit « ils votent RN car l’État les a abandonnés. Ils se sentent périphériques, invisibles… » On entend par exemple : « Les gens se sentent abandonnés parce qu’on a fermé les lignes de train ». Je suis favorable en tant que citoyen à ces réouvertures, mais il n’y a pas de train qui va à l’usine ou qui va embarquer votre camionnette pour bosser dans le bâtiment ! On prend la départementale ou la 4 voies si ça existe.
Là où il y a une attente, c’est celle de gagner plus, d’être mieux payé. C’est d’avoir plus d’hôpitaux, de pouvoir accoucher sans avoir à faire plus d’une heure de route. C’est essentiel, ça c’était du « mieux avant ». Il faut reprendre pied dans ces milieux là. Ce sont des luttes de long terme.
Comment voyez vous la suite ?
Je vois plutôt une progression pour le RN. Le fait qu’Emmanuel Macron l’ait présenté et construit comme unique parti d’opposition, et là comme futur parti de gouvernement, suscite un effet d’entrainement, notamment dans les catégories où vous n’êtes pas sûrs de votre vote. C’est un effet d’entrainement de se sentir du côté des vainqueurs.
En même temps, Macron a pris le risque de restructurer une gauche globale, dans une situation où on se dit qu’il faut choisir entre deux blocs, avec d’un côté la droite qui est devenue l’extrême droite, de l’autre la gauche sous la bannière Front populaire. Ce bloc de gauche aussi peut agréger plus de gens, car il permet de se dire qu’on peut aussi être du côté des vainqueurs, et qu’on est pas seul face au RN. A la campagne, tout le monde n’est pas RN, loin de là. Mais l’hégémonie du RN les invisibilise, ou les empêche de s’exprimer. Le Front populaire peut de ce point de vue offrir une alternative qui semble en mesure de rivaliser.
Le problème de fond selon moi, c’est que sur le plan démographique et économique, tout est fait pour que les personnes originaires des campagnes, des bourgs, du périurbain, des petites villes, qui ont une trajectoire sociale qui les amènent à être davantage de gauche, soient amenées à quitter ces territoires là. Les personnes diplômées vont s’installer en ville ou dans une campagne où il y a déjà des diplômés qui votent à gauche.
Cette logique de concentration de gens qui se ressemblent rend plus difficile la démocratie par en bas. Cette démocratie réelle qui ferait que vous entendiez autour de vous différentes propositions politiques de manière incarnée et concrète : pas forcément des propositions électorales mais des propositions sur la manière dont on s’entraide, dont on fait groupe pour essayer de changer la vie, de l’améliorer. Pas de la détériorer. C’est ça aussi la vraie politique.
Interview de Benoît Coquart par Sophie Chapelle