Retour sur la bataille contre la directive Bolkestein

Épisode 2

Dans son ouvrage, Welfare Markets in Europe. The democratic Challenge of European Integration, Amandine Crespy montre comment l’Union européenne s’est employée à mettre en œuvre la marchandisation des services considérés comme essentiels au regard de l’intérêt public et de la cohésion sociale, alimentant des contestations et des résistances légitimes. Dans ces extraits sélectionnés par Silo, elle revient en détail sur l’opposition à la directive européenne sur les services, dites « Bolkestein », du nom du Commissaire néerlandais néolibéral qui l’a initiée. La lutte s’est organisée dans les institutions européennes au sein du Parlement, des groupes politiques et de la Confédération européenne des syndicats, mais aussi dans les États membres au sein des organisations syndicales, politiques et des mouvements sociaux. Structurée à plusieurs niveaux, la riposte a engendré une politisation décisive dans le rejet du traité constitutionnel européen en 2005 en France et permis de modifier la directive sans toutefois parvenir à sanctuariser les services publics en dehors des logiques marchandes.

Nous remercions Amandine Crespy et les éditions Palgrave Macmillan de nous avoir autorisés à reproduire et traduire ces extraits de l’ouvrage Welfare Markets in Europe. The Democratic Challenge of European Integration, Palgrave Macmillan, 2016, 263 pages, pp. 81-90.

 

L’infortune relative d’une libéralisation radicale

La directive européenne sur les services est indéniablement l’acte législatif européen le plus controversé des 50 ans d’histoire de l’intégration européenne. Elle a déclenché une vague de contestation sans précédent dans toute l’Europe et se distingue comme le premier cas où la contestation a eu lieu avant l’adoption d’une directive par les législateurs de l’Union européenne (UE), à savoir le Conseil des ministres et le Parlement européen (PE), et le premier cas où le PE a amendé la proposition présentée par la Commission de l’UE dans une mesure jamais égalée auparavant. La directive « services » a également suscité une quantité extraordinaire de littérature académique, car elle a été étudiée pour illustrer divers aspects du fonctionnement économique et politique de l’UE.[1] Ce débat animé ne peut pas être considéré comme un cas typique reflétant le fonctionnement quotidien du processus législatif dans l’UE ; cependant, il montre que malgré les tendances technocratiques et bureaucratiques de la politique de l’UE, la politisation peut se produire à l’échelle de l’UE et sur plusieurs niveaux et façonner la prise de décision. En fait, on peut affirmer que c’est précisément parce que la routine de la politique européenne est généralement plus orientée vers les processus bureaucratiques que la politisation et le conflit sont plus susceptibles d’être efficaces[2].

Amandine Crespy


Pour aller plus loin :
Amandine Crespy, The European Social Question. Tackling Key Controversies

 

Amandine Crespy, «Retour sur la bataille contre la directive Bolkestein», Silomag, n°18, mai 2024. URL: https://silogora.org/retour-sur-la-bataille-contre-la-directive-bolkestein/

 

[1] B. Lindberg, “Are political parties controlling legislative decision-making in the European Parliament? The case of the Services Directive”, Journal of European Public Policy, 15, 2010, pp.  1184–1204 ; P. A. Messerlin, “The directive on services: Rent seekers strike back”, Intereconomics, 40, 2005, pp. 120–124 ;, K. Nicolaïdis, “Trusting the poles? Constructing Europe through mutual Recognition”, Journal of European Public Policy, 14, 2007, pp. 682–698 ; K. Nicolaïdis & S. K. Schmidt, “Mutual recognition “on trial”: The long road to services liberalization”, Journal of European Public Policy, 14, 2007, pp. 717–734 ;  L. Parks, Social movement campaigns on EU policy, Basingstoke: Palgrave, 2015 ; K. Gajewska, “The emergence of a European labour protest movement?”, European Journal of Industrial Relations, 14, pp. 104–121 ; A. Bieler, “Globalisation and regional integration: Th e possibilities and problems for trade unions to resist neoliberal restructuring in Europe”, In B. van Apeldoorn, J. Drahokoupil, & L. Horn (Eds.), Contradictions and limits of neoliberal European governance (pp. 232–249), Basingstoke: Palgrave, Macmillan, 2009.S. Hix, & A. Noury, “After enlargement: Voting patterns in the sixth European Parliament”, Legislative Studies Quarterly, 34, 2009, pp. 159–174 ; .E. Miklin, “Government position on the EU Services Directive in the council: National interests or individual ideological preferences?”, West European Politics, 32, 2009, pp. 943–962 ; M. Chang et al., “The Services Directive: Trojan Horse or White Knight? », Journal of European Integration, 32, 2010, pp. 97–114 ; P. Magnette & Y. Papadopoulos, “On the politicisation of the European Union: Lessons from consociational national polities”, West European Politics, 33, 2010, pp. 711–729. ; et E. Grossman, & C. Woll, “The French debate over the Bolkestein Directive”, Comparative European Politics, 9, 2011, pp. 344–366.

 

[2] L. Parks, 2015, op. cit.

 

[3] P. Copeland, EU enlargement, the clash of capitalisms and the European social dimension, Manchester: Manchester University Press, 2014, pp. pp. 62-68.

 

[4] Par exemple, entretien avec un ancien secrétaire général de la Fédération générale des travailleurs de Belgique (FGTB), Bruxelles, mars 2008. Cela a également été renforcé par le fait que l’articulation avec la directive sur les travailleurs détachés, qui garantissait un noyau de droits sociaux minimaux (notamment le salaire et le temps de vacances) dans le pays d’accueil, n’était pas claire dans la proposition originale de la directive « services ».

 

[5] S. Rodrigues, « Les services d’intérêt économique général et l’Union européenne—

 

Acquis et perspectives », in J.-V. Louis & S. Rodrigues (Eds.), Les services d’intérêt économique général et l’Union européenne, Bruxelles, Bruylant, 2006(pp. 415–437).

 

[6] La dénomination de services d’intérêt général a été forgée dans le droit européen pour désigner tous les services, qui relèvent d’une mission d’intérêt général envers le public et doivent répondre à des critères d’accessibilité en termes de prix et de couverture géographiques/de population, ainsi que de qualité, et qu’ils soient fournis, sur des marchés compétitifs ou non, par des prestataires publics ou privés.

 

[7] V. Hatzopoulos, Legal aspects in establishing the internal market for services, College of Europe Research Papers in Law, Retrieved October 1, 2007: http://www.coleurop.be/

 

[8] Entretien avec un représentant de la FSESP, Bruxelles, septembre 2008.

 

[9] Entretien avec Anne van Lancker.

 

[10] P. Manin, « Conclusions. Dossier sur la directive du 12 décembre 2006 relative aux services dans le marché intérieur », Colloque CRUE (Paris I) — Cour de Cassation, Europe, Actualité du Droit Communautaire, 2007, pp. 629–631 ; P. Pellegrino, « Directive sur les services dans le marché intérieur. Un accouchement dans la douleur », Revue du Marché commun et de l’Union européenne, 504, 2007, pp. 14–21.

 

[11] E. Van den Abeele, « Adoption de la directive “services”: Big bang communautaire ou réforme de velours? », in C. Degryse (Ed.), Bilan social de l’UE 2006, ETUI-REHS, Bruxelles, 2007, pp. 27-28.

 

[12] Entretien avec un représentant du syndicat belge des services publics CGSP, Bruxelles ; entretien avec un ancien représentant de l’Institut Emile Vandervelde ; entretien avec un représentant de la CES ; entretien avec un militant d’ATTAC Wallonie-Bruxelles ; entretien avec des représentants d’ATTAC France ; entretien avec un représentant de la Confédération allemande des syndicats (Deutscher Gewerkschaftsbund [DGB]), Berlin, octobre 2008.

 

[13] Entretien avec un ancien représentant de l’Institut Emile Vandervelde, Bruxelles, mars 2008.

 

[14] Entretien avec un représentant de la Ligue communiste révolutionnaire française ; entretien avec un représentant d’ATTAC Wallonie-Bruxelles.

 

[15] Entretien avec un représentant d’ATTAC Deutschland, Berlin, mai 2007.

 

[16] Deux questions divisaient les organisations les plus radicales et les plus centristes : la première était de savoir s’il fallait appeler au rejet ou à une modification substantielle de la proposition de directive « services » ; la seconde était le référendum français à venir sur la ratification du traité constitutionnel européen et la division au sein de la gauche entre pro- et anti- TCE (la CES soutenant clairement la ratification). Entretien avec deux représentants de la CES, Bruxelles, septembre 2007 et avril 2009.

 

[17] Entretien avec Francis Wurtz, député européen, Bruxelles, mai 2008 ; entretien avec Sarah Wagenknecht, téléphone, février 2008.

 

[18] Entretien avec un ancien représentant de l’Institut Emile Vandervelde, Bruxelles, mars 2008.

 

[19] Entretien avec un représentant de la Ligue communiste révolutionnaire, Paris, juin 2008 ; entretien avec un représentant du Parti communiste, Paris, juin 2009 ; entretien avec un représentant de la Fondation Copernic, Paris, février 2007.

 

[20] Entretien avec Henri Emmanuelli, député, Paris, juin 2009. L’ancien Premier ministre Laurent Fabius était également l’un des principaux opposants au TCE au sein du parti socialiste, voir (Crespy, 2008).

 

[21] Entretien avec Angelika Schwall-Duren, Madrid, décembre 2008 ; Entretien avec Sigrid Skarpelis-Sperk, députée, Berlin, décembre 2008.

 

[22] Entretien avec Sigrid Skarpelis-Sperk ; entretien avec un représentant de Industriegewerkschaft Bau-Agrar-Umwelt, Berlin, novembre 2008 ; entretien avec un représentant de Ver.di, Berlin, juillet 2009.

 

[23] C. Woolfson, & J. Sommers, “Labour mobility in construction: European implications of the Laval un Partneri dispute with Swedish labour”, European Journal of Industrial Relations, 12, 2006, pp. 49–68 ; G. Menz, “Are you being served? Europeanizing and re-regulating the single market in services”, Journal of European Public Policy, 17, 2010, pp. 971–987.

 

[24] Dans l’arrêt Laval un Partneri du 18 décembre 2007, la CJCE s’est prononcée en faveur de l’entreprise lettone en soutenant que le droit des syndicats à mener des actions collectives ne peut enfreindre les règles de la concurrence et le principe de la libre prestation de services, une décision qui a suscité beaucoup de ressentiment parmi les syndicats et les spécialistes du droit de l’UE.

 

Publication autorisée de SILO, Agora des pensées critiques, média piloté par la Fondation Gabriel Péri, les Editions Sociales et La Pensée.
A lire sur POUR, le premier article de la série “Services publics en Europe”.
● Episode 1 , Une politique ordolibérale cohérente, article du 6 septembre 2024, de Christian Laval.

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