C’est un sujet qui fait l’objet d’une brûlante actualité : par où commencer quand on aborde les masculinités dans une perspective féministe ? Un échange entre des associations de terrain actives dans différents pays permet de mettre en exergue certaines pratiques intéressantes.
Du 1er au 4 juillet 2024, l’ONG Le Monde selon les Femmes organisait à Bruxelles, à l’occasion de ses 30 ans d’existence, un colloque international sur la pédagogie féministe émancipatrice. axelle a participé à plusieurs ateliers et en a tiré une série de trois articles, à lire en exclusivité sur notre site.
Depuis plusieurs mois, pas une semaine sans que la question des masculinités ne soit remise sur le métier du fait de l’actualité récente. Notre magazine publiera d’ailleurs début novembre un dossier intitulé « Vers la fin des masculinités ? »
Outre les nouveaux ouvrages et podcasts sortis sur ce sujet, c’est le procès des violeurs de Mazan, en France, qui a incité 200 personnalités masculines (parmi lesquelles le journaliste Mathieu Palain et le chanteur Eddy de Pretto) à signer une carte blanche collective « pour en finir avec les boys clubs ». Écrit par l’essayiste spécialiste des questions de genre Morgan N. Lucas, ce texte publié dans Libération s’adresse frontalement aux hommes : « Sept ans après le début de #MeToo, où en sommes-nous ? Qu’avons-nous appris ? Comment nous sommes-nous positionnés ? Où sommes-nous lorsque nos potes, nos collègues, nos frères ont des comportements ou des propos sexistes ? Où sommes-nous lorsque les femmes sont agressées ? Sans doute occupés à questionner la crédibilité de la victime, tout en affirmant que « pas tous les hommes », encore moins nous. » Il poursuit : « […] la violence masculine n’est pas une affaire de monstres, c’est une affaire d’hommes, de monsieur Tout-le-Monde. Dire « tous les hommes », c’est parler de violences systémiques perpétrées par tous les hommes, parce que tous les hommes, sans exception, bénéficient d’un système qui domine les femmes. Et puisque nous sommes tous le problème, nous pouvons tous faire partie de la solution. »
La masculinité serait-elle une question féministe ? Oui, répond sans détour l’association Le Monde selon les Femmes, qui s’y intéresse depuis de longues années, une démarche qui puise ses racines dans la pédagogie féministe concrétisée par différents outils disponibles sur son site et par la création et l’animation de formations.
« On n’entendait pas les hommes »
Le 2 juillet, à l’occasion de son 30e anniversaire, Le Monde selon les Femmes avait d’ailleurs prévu un moment d’échange de pratiques, intitulé « Travailler les masculinités ? Un inconditionnel ! » Devant une salle comble, cet atelier animé par Simon Dubois-Yassa, chargé de mission sur le sujet des masculinités, a permis de tisser des liens avec ce qui se fait dans d’autres pays. Un cheval de bataille pour l’association qui a été créée en Belgique par des femmes travaillant dans le milieu de la coopération internationale.
Les associations féministes n’ont-elles pas d’autres urgences que celle de sortir les hommes du carcan de la masculinité ?
Simon Dubois-Yassa a notamment expliqué comment Le Monde selon les Femmes s’était positionné sur les masculinités. « À l’époque, des violences comme celle du harcèlement de rue commençaient à trouver leur place dans les médias, mais on n’entendait pas les hommes, c’est-à-dire les auteurs des violences. Ils sont les responsables des problèmes sociétaux dénoncés par les femmes et les féministes. Dans le même temps, des questions se posaient : les associations féministes n’ont-elles pas d’autres urgences que celle de sortir les hommes du carcan de la masculinité ? Est-ce que les femmes vont vraiment aussi devoir effectuer ce travail, en plus de tout le reste ? Pour nous, la porte d’entrée a été celle du recours à la prostitution, puisque les clients sont dans leur très grande majorité des hommes, mais aussi de la militarisation ou de l’extractivisme qui nous ont été amenés par des collectifs partenaires internationaux. »
La militarisation a été dénoncée tout au long du 20e siècle par des collectifs féministes comme celui des suffragistes ou encore le camp de femmes pour la paix de Greenham Common. Ces militantes mettent en exergue le fait que dans les guerres se rejouent des rapports de genre inégaux, qui glorifient une certaine masculinité. À propos de la situation actuelle au Proche-Orient, Sarah Swaydan, coordinatrice au sein de l’association Arab Women’s Solidarity Association (AWSA) expliquait fin de l’année dernière aux Grenades : « En tant que féministes, nous analysons les guerres sous l’angle du genre : ce sont des violences patriarcales, menées par des hommes. »
Quant à l’extractivisme, qui permet l’accumulation à l’excès d’importantes quantités de ressources naturelles puisées dans le sol (pétrole, gaz, etc.), il se situe à l’intersection entre le capitalisme, le patriarcat et le colonialisme. « Depuis cette perspective, la terre tout comme le corps de la femme sont conçus comme des territoires qu’on peut sacrifier. En poursuivant ce parallèle, les mouvements féministes opposés aux projets « extractivistes » ont construit un nouvel imaginaire politique et de lutte qui conçoit le corps des femmes comme premier territoire à défendre et voit la récupération du « territoire-corps » comme un premier pas indissociable à celui de la défense du « territoire-terre » », écrit la chercheuse féministe Miriam Gartor dans un article qui visibilise les luttes des femmes en Amérique latine. « Dans un contexte d’accélération de la masculinisation de l’espace, « l’extractivisme » réarticule les relations de genre et renforce les stéréotypes de masculinité hégémonique. Dans les régions où s’installent les industries extractives, se consolide l’imaginaire binaire fondé sur la figure de l’homme pourvoyeur à travers lequel le masculin est associé à la domination. […] Le pôle féminin reste situé du côté d’une femme dépendante, objet de contrôle et d’abus sexuel », poursuit-elle.
Se tourner vers les hommes
Simon Dubois-Yassa complète : « L’Amérique latine et centrale ont dix ans d’avance sur la promotion de l’égalité auprès des hommes. Au Nicaragua par exemple, en 1998, l’ouragan Mitch a fait exploser les violences faites aux femmes. Il leur a fallu mettre les bouchées doubles, pour faire comprendre que les hommes détenaient le pouvoir de modifier cette situation. C’est vers eux qu’il fallait se tourner. Si on pense à la question de la santé et de la propagation du VIH, ce n’est pas la peine de promouvoir le port du préservatif uniquement auprès des femmes. Il faut se tourner vers les hommes, qui prennent la décision d’en porter ou pas. »
Là où les femmes dénoncent les violences, les hommes sont obligés de bouger
Aujourd’hui, les masculinités sont toujours travaillées par Le Monde selon les Femmes, « cependant, ce travail ne se suffit pas à lui-même. Il se fait à côté du travail mené par les femmes qui refusent les violences. Les deux vont ensemble. De toute façon, là où les femmes dénoncent les violences, les hommes sont obligés de bouger », souligne l’animateur.
Un constat partagé par Natalia Résimont, coordinatrice générale au sein de l’association Quartiers du Monde à Bruxelles. « Il y a dix ans, nous avons commencé un travail d’autonomisation avec des femmes issues de quartiers populaires dans différents pays du Sud et du Nord. Des femmes de ces pays, du Maroc, de Bolivie, de Colombie ou de France, nous ont interpellé·es pour nous dire que ce travail les transformait positivement, mais transformait aussi leur relation avec les hommes de leur entourage, qui ne comprenaient pas ce qu’il se passait. Les hommes pensaient que ces changements étaient contre eux, contre les liens familiaux, contre les communautés locales. Cela devenait inquiétant en termes de potentielles violences. Les femmes nous ont donc demandé de travailler également avec les hommes, cela vient d’elles, directement. Comme nous travaillons en éducation populaire, nous ne pouvions pas faire l’impasse sur ces demandes. »
« Oui, c’est à nous de nous occuper des masculinités »
« Il y a eu des résistances internes, cela n’a pas été facile, relate Natalia Résimont. Il nous a fallu de longues années pour parvenir à élaborer un guide sur les masculinités. C’est un processus qui prend du temps. Cela a été plus simple quand la réponse a été claire pour nous : oui, c’est à nous de nous occuper des masculinités, de travailler aussi avec les hommes. Pourquoi ? Parce que cela renforce les femmes avec lesquelles nous travaillons dans leur processus d’autonomisation. Nous nous sommes d’abord tournées vers ce qui existait déjà, les ressources disponibles. En Amérique du Sud, des groupes d’hommes traitaient déjà ces questions, à partir des savoirs populaires. Nous avons constitué un réseau d’hommes alliés. Et il a fallu que des bailleurs acceptent de dégager des fonds pour ce travail, cela a constitué un plaidoyer en soi. »
Quel est le coût pour eux de s’accrocher à leur masculinité ?
Sur la notion des privilèges masculins, Natalia Résimont précise encore : « Avec les hommes, il ne faut pas entrer dans un débat stérile sur la perte des privilèges. Demandons-leur ce qu’ils gagnent pour l’instant, quel est le coût pour eux de s’accrocher à leur masculinité ? Quel est le coût pour les femmes ? Les hommes aussi sont exploités par le système capitaliste et patriarcal, c’est un système qui les entraîne vers la dépendance, l’alcoolisme, les prises de risque, etc. Personne ne choisit d’avoir un privilège. Tu as un privilège parce que le système te place dans cette position. On ne lutte pas contre des individus, mais contre les systèmes d’oppressions qui permettent aux privilèges d’exister. »
En République démocratique du Congo également, les privilèges et la masculinité hégémonique ont été critiqués, via le projet Ekoki qui signifie « Ça suffit ! » en lingala, et qui vise en particulier les jeunes hommes dans les écoles et les universités pour qu’ils deviennent des acteurs de l’abandon de ces violences et de l’égalité entre les femmes et les hommes. Le projet a été mené en partenariat avec Le Monde selon les Femmes. « 65 % de notre population est jeune », indique lors de l’atelier du 2 juillet Richine Masengo de l’association communautaire Si Jeunesse Savait. « Pour les toucher, nous avons formé des jeunes facilitateurs et facilitatrices, qui ont formé à leur tour les autres jeunes. Cela passait par le questionnement de certaines pratiques qui se produisent à la maison ou dans les communautés. Pourquoi tu n’aides pas ta mère dans la cuisine ? Pourquoi tu empêches ta sœur d’aller travailler ? Petit à petit, cela permet d’aborder la notion de pouvoir. Nous avons aussi directement travaillé avec les enseignant·es et les directions d’écoles, pour amener des propositions faites par les élèves. Des chartes ont notamment été créées. Enfin, nous avons aussi collaboré avec les leaders communautaires, que les jeunes écoutent, ils ont une influence. Ces stratégies ont permis de parler des thèmes assez tabous comme le mariage ou la sexualité. »
Dans le monde entier, les initiatives se multiplient pour mettre la masculinité, en tant que construction sociale créatrice de hiérarchies et de rapports de pouvoir, face à ses responsabilités. La Belgique n’est pas en reste : en plus des activités du Monde selon les Femmes, l’asbl Corps écrits propose en ce moment des modules de formation autour des masculinités. De son côté, le collectif contre les violences familiales et l’exclusion (CVFE) publie de nombreuses analyses sur son site qui prolongent les réflexions de cet article.
Par Camille Wernaers — N°260 / p. Web • Septembre-octobre 2024
Source : https://www.axellemag.be/repenser-masculinites-question-feministe/
Publication intégrale cordialement autorisée par AxelleMag.