Régularisation exceptionnelle de 1981 : des retombées positives pour l’économie

Depuis le début de la pandémie de Covid-19, plusieurs pays européens ont opté pour des politiques facilitant la régularisation des étrangers en situation irrégulière. Pourtant nos connaissances sur les conséquences économiques de ces décisions sont limitées. L’évaluation de la politique de régularisation exceptionnelle menée après l’élection de François Mitterrand en mai 1981 permet de les étendre. En améliorant le pouvoir de négociation des étrangers sans-papiers, une politique de régularisation accroît les rémunérations des secteurs dans lesquels ils sont concentrés, ce qui les rend plus attractifs et encourage la participation au marché du travail. Ainsi, le programme de régularisation de 1981-1983 a augmenté le taux d’emploi et les salaires des hommes français faiblement diplômés. Des gains qui ont conduit à un accroissement du PIB par habitant de l’Hexagone de 1 %.

Plus de 10 millions d’étrangers en situation irrégulière résident aux États-Unis (environ 3 % de la population). Selon les dernières estimations de 2017, l’Europe compte près de 5 millions d’étrangers sans titre de séjour (environ 1 % de la population). Parmi eux, 1,1 million résident en Allemagne et 600 000 en Italie. En France, le ministère de l’Intérieur estimait, qu’en 2021, 600 000 à 700 000 personnes en situation irrégulière vivaient sur le territoire national. Compte tenu de l’ampleur de cette réalité migratoire et face aux difficultés de recrutement observées dans certains secteurs depuis le début de la crise du Covid-19, plusieurs pays, dont l’Allemagne, l’Espagne, l’Italie et le Portugal, ont légiféré pour favoriser la régularisation du statut des étrangers en situation irrégulière. Joe Biden a lui aussi déposé, dès son arrivée à la Maison-Blanche en janvier 2021, un projet de loi sur l’immigration qui aurait conduit, s’il était entré en vigueur, à la régularisation exceptionnelle de millions de sans-papiers vivant sur le sol américain. En France, c’est en novembre 2022 que les ministres de l’Intérieur et du Travail ont proposé la création d’un titre de séjour « métiers en tension » pour les travailleurs sans-papiers. Comme le précise l’article 3 du projet de loi de février 2023, il s’agissait de délivrer de plein droit (automatiquement) un titre de séjour d’une durée d’un an sous réserve de la preuve d’une ancienneté de résidence en France ainsi que d’une expérience professionnelle dans un emploi figurant sur la liste des métiers en tension. Contrairement à la circulaire du 12 novembre 2012 qui nécessitait l’intervention de l’employeur, le nouveau projet de loi prévoyait aussi que la démarche de régularisation ne relève que de la seule initiative du travailleur étranger. Si cette dernière disposition est conservée dans la loi du 26 janvier 2024, l’automaticité de la délivrance d’un nouveau titre de séjour est abandonnée. Désormais, les travailleurs en situation irrégulière exerçant dans des métiers en tension pourront se voir délivrer, à titre exceptionnel et sous réserve de l’accord du préfet, un titre de séjour « travailleur temporaire » ou « salarié ». La mise en œuvre de programmes de régularisation des étrangers sans titre de séjour n’est pas nouvelle. La première politique de régularisation à grande échelle a été décidée en France juste après l’élection de François Mitterrand en mai 1981. Au total, c’est le statut de 131 360 étrangers qui a été régularisé. Elle a été suivie par la réforme exceptionnelle de 1986, adoptée sous la présidence Reagan, aboutissant à la régularisation de 2,7 millions de sans-papiers aux États-Unis. En 2002 et 2005, c’est au tour de l’Italie et de l’Espagne de régulariser des centaines de milliers de travailleurs sans-papiers. Bien que les politiques de régularisation soient anciennes et récurrentes, nos connaissances sur leurs conséquences économiques sont extrêmement limitées. L’évaluation des effets de la réforme française de 1981 sur le marché du travail et la croissance économique permet donc d’apporter l’un des premiers éclairages sur ces questions. Avant de le présenter et de discuter des modalités de cette réforme, revenons sur la spécificité du statut des travailleurs sans-papiers sur le marché du travail.

 

Les étrangers en situation irrégulière sont vulnérables

La situation des étrangers en situation irrégulière est surtout marquée par la crainte d’être arrêté, incarcéré, ou même expulsé. Ils font donc face à des coûts de mobilité élevés qui les contraignent à limiter leur contact avec le monde extérieur, restreignent leurs opportunités économiques et les obligent à collaborer avec un petit nombre d’employeurs. Cette situation de vulnérabilité extrême confère aux employeurs un pouvoir de marché (l’inverse du pouvoir de négociation des travailleurs), qui peut donner lieu à des situations d’exploitation où les travailleurs illégaux sont rémunérés en dessous du salaire qu’ils percevraient en l’absence de ce pouvoir de marché des employeurs. Ainsi, des études ont montré, qu’à niveaux de productivité similaires, les illégaux ont des salaires plus faibles (d’au moins 4 à 8 %) que les étrangers légaux. Mais l’existence de ce pouvoir de marché a aussi des conséquences sur le niveau de l’emploi. En maintenant de faibles niveaux de salaires, il décourage l’entrée de nouvelles personnes sur le marché du travail, ce qui conduit à un niveau d’emploi inférieur à ce qui serait observé si ce pouvoir n’existait pas. La régularisation du statut des travailleurs étrangers élimine les craintes d’expulsion, les restrictions de mobilité auxquelles ils faisaient face, et accroît leurs opportunités économiques. Le pouvoir de marché des employeurs s’en trouve ainsi réduit, le pouvoir de négociation des étrangers concernés rehaussé, et les situations d’exploitations limitées. La régularisation doit donc conduire à une hausse des salaires, rendre les emplois des secteurs concernés plus attractifs, et en conséquence inciter certaines personnes sansemploi à renouer avec le marché du travail. L’emploi total dans les secteurs concernés doit donc augmenter. Ces nouvelles conditions de marché, favorables à tous les travailleurs, sont toutefois préjudiciables aux employeurs puisqu’elles se traduisent par une baisse de leur marge.

 

La politique de régularisation exceptionnelle de 1981-1983

Le 10 mai 1981, François Mitterrand est élu premier président socialiste de la Cinquième République. Il promouvra dès l’été une politique de régularisation exceptionnelle et inattendue. C’est précisément le 23 juillet 1981 que le Conseil des ministres (sous l’impulsion de François Autain, secrétaire d’État chargé des immigrés) arrête le principe d’une régularisation à grande échelle de la situation de milliers d’étrangers pour mettre fin à la situation de précarité qu’ils connaissent. La circulaire interministérielle du 11 août 1981 stipule que « pour pouvoir obtenir la régularisation de leur situation, les étrangers en situation irrégulière devront être arrivés en France avant le 1er janvier 1981 » et occuper « un emploi stable », assorti ou non d’un contrat de travail. Mais les pouvoirs publics (circulaires du 22 octobre et du 30 novembre 1981) ont été conduits à étendre progressivement le champ d’application de la procédure de régularisation pour faire face à la diversité des demandes et aux difficultés de fournir des éléments de preuves suffisants pour en bénéficier. Le champ des bénéficiaires a donc été élargi à de nouvelles catégories d’étrangers comme les salariés à employeurs multiples, travailleurs intérimaires, titulaires de contrat d’apprentissage, certains saisonniers, demandeurs du statut de réfugiés, femmes enceintes ou étrangers licenciés à la suite de leur demande de régularisation. Comme dans le cadre de la loi de janvier 2024, la circulaire d’août 1981 prévoyait que la démarche de régularisation incombe à la personne en situation irrégulière (sans nécessité de solliciter l’employeur ou d’obtenir son accord). La date de clôture du dépôt des demandes initialement prévue le 31 décembre 1981 a été reportée au 15 janvier 1982 pour le plus grand nombre et au 26 février pour les saisonniers. Les personnes dont la demande était acceptée se voyaient délivrer une carte de séjour d’une validité d’un an. Au bout d’un an, les travailleurs étrangers justifiant d’un emploi se voyaient même délivrer une carte de séjour de 3 ans. Dans le cas contraire, le titre de séjour d’un an était reconduit à l’identique D’autres dispositifs visaient à encourager directement les employeurs à œuvrer dans le sens du programme de régularisation. D’abord, les poursuites prévues par la loi vis-à-vis des entreprises qui employaient des travailleurs en situation irrégulière étaient suspendues pendant la durée de l’opération. Celles qui coopéraient en accordant un contrat de travail aux étrangers nouvellement régularisés étaient aussi dispensées du versement des arriérés de cotisations sociales pour la durée de cet emploi. Ensuite, les pouvoirs publics ont renforcé les sanctions contre les employeurs coupables d’avoir engagé ou gardé à leur service un étranger dépourvu de titre de séjour. L’emploi d’un étranger en situation irrégulière était alors puni de peines correctionnelles de deux mois à un an de prison et d’une amende de 2 000 à 20 000 francs

 

Les étrangers régularisés entre 1981 et 1983

Au 30 juin 1983, 149 226 demandes de régularisation avaient été déposées. Avec 131 360 titres de séjour délivrés, c’est près de 90 % des demandes qui ont été satisfaites. Ces étrangers nouvellement régularisés représentaient près de 12 % de la main-d’œuvre étrangère et un peu moins de 1 % de l’ensemble des travailleurs. Grâce à la collecte de nombreuses données sur le statut socioéconomique des régularisés (avant et après la régularisation), il est possible de mieux appréhender les caractéristiques de cette population1 . Premièrement, nous savons que la principale raison de l’irrégularité de ces nouvellement régularisés avant le 1er janvier 1981 était liée à l’expiration de leur visa touristique pour près de 70 % d’entre eux, tandis que seulement 5 % étaient entrés clandestinement en France. Deuxièmement, la majorité des régularisés étaient originaires de pays ayant des traditions (plus ou moins longues) de migration de travail avec la France : près des trois quarts étaient des ressortissants africains (46 % originaires d’Afrique du Nord), 13 % portugais et 9 % turcs. Troisièmement, les étrangers régularisés étaient majoritairement des hommes (83 %), jeunes (80 % ont moins de 32 ans) et en emploi (95 %). Avant leur régularisation, ils se concentraient dans un nombre limité de secteurs économiques et exerçaient des métiers faiblement qualifiés. Près d’un tiers d’entre eux travaillait (avant la régularisation) dans le secteur de la construction, 12 % dans l’hôtellerie et la restauration, 11 % dans l’agriculture, l’autre moitié occupant un emploi principalement dans le commerce, l’industrie textile et les services de nettoyage ou domestiques. Une répartition par activité que la régularisation n’a guère modifiée. En revanche, la régularisation a eu un effet significatif sur la rémunération mensuelle nette des étrangers : le mois précédant leur régularisation 44 % gagnaient moins de 3 000 francs (le salaire minimum mensuel brut pour 169 heures de travail au 1er janvier 1982 étant de 3 146 francs) contre moins de 15 % après l’obtention d’un titre de séjour. Enfin, les régularisés résidaient avant tout en Île-de-France, pour près des deux tiers (63 %), 15 % en Provence-Alpes-Côte d’Azur (PACA) et moins de 5 % dans les autres régions françaises (graphique 1, échelle de gauche). Leur part dans l’emploi des hommes peu diplômés (n’ayant pas le baccalauréat) était presque deux fois plus élevée en Île-de-France (9 %) qu’en PACA (5 %) et à un faible niveau dans les autres régions (graphique 1, échelle de droite).

Des retombées positives pour l’économie

La répartition inégale des régularisés entre régions françaises permet d’évaluer les effets de cet épisode de régularisation exceptionnelle par la comparaison des taux d’emploi et de croissance économique en Île-de-France (région traitée) à ceux d’un sous-ensemble de régions (hors PACA) qui n’a été que marginalement exposé au programme de régularisation et dont les caractéristiques économiques étaient proches de celles de la région traitée2 . Alors qu’avant la mise en place de la politique de régularisation de 1981, les taux d’emploi des hommes français faiblement diplômés sont similaires dans les deux régions, en 1982 le taux d’emploi augmente significativement dans la région parisienne, alors qu’il reste au même niveau qu’en 1981 dans la « région » de contrôle (graphique 2). En 1983, le taux d’emploi des hommes français faiblement diplômés en Île-de-France est toujours supérieur à celui qui prévalait avant le début de l’épisode de régularisation, contrairement à celui de la région de contrôle qui diminue. Cet effet asymétrique montre que la régularisation exceptionnelle des travailleurs sans-papiers a conduit à une hausse du taux d’emploi des hommes français faiblement diplômés. Cette amélioration n’est toutefois pas pérenne, les différences de taux d’emploi s’estompant dans le temps. Plus précisément, à court terme (entre 1978-1981 et 1982-1983), la régularisation a augmenté le taux d’emploi des hommes français faiblement diplômés de 4,5 points de pourcentage et celui des fortement diplômés de 2,3 points de pourcentage (graphique 3). L’amélioration des opportunités d’emploi des plus diplômés peut s’expliquer par les complémentarités dans le processus de production entre travailleurs de qualifications différentes. En revanche, le programme de régularisation ne semble pas avoir eu d’effet significatif sur le taux d’emploi des femmes, qu’elles soient faiblement ou fortement diplômées.

 

La politique de régularisation a aussi contribué à la hausse du salaire moyen des travailleurs masculins français faiblement diplômés d’Île-de France (et issus du secteur privé) de l’ordre de 3 %. L’ensemble de ces résultats montre que la hausse du pouvoir de négociation d’une partie des travailleurs, ceux qui ont obtenu leur régularisation, bénéficie à tous les travailleurs issus des secteurs touchés par la régularisation. Quant à l’effet sur la croissance économique de l’amélioration du taux d’emploi et des salaires induite par cet épisode de régularisation massive, il est positif (graphique 4) : alors qu’avant le choc de régularisation, les taux de croissance du PIB par habitant dans la région traitée et la région de contrôle étaient similaires, il est de plus de 2,5 points de pourcentage supérieur en Île-de-France après la politique de régularisation (1982-1983). L’effet sur le PIB par tête est persistant, les taux de croissance n’étant pas statistiquement différents les années suivantes. À l’échelle hexagonale, cela correspond à un accroissement du PIB par habitant de 1 %. Une politique de régularisation exceptionnelle, qui permet aux étrangers d’accroître leur pouvoir de négociation, ne déprime ni l’emploi des locaux ni l’économie du pays. Au contraire, ce sont les éléments qui renforcent le pouvoir de marché des employeurs, comme la hausse du nombre d’étrangers en situation irrégulière ou le durcissement des conditions de régularisation, qui tendent à dégrader la situation des travailleurs étrangers et nationaux sur le marché du travail et à améliorer celle des employeurs. L’un des points évoqués dans le débat public lors des discussions sur le projet de loi de février 2023 portait sur le risque d’une immigration incontrôlée qu’une telle politique de régularisation pourrait générer. La commission des lois du 15mars 2023 avait notamment indiqué « l’on peut craindre que ce nouveau titre [de séjour «métiers en tension »] ne crée une incitation à l’immigration clandestine ». Une crainte à relativiser sachant que deux études portant sur les épisodes de régularisations massives de 1986 aux États-Unis et de 2005 en Espagne montrent qu’ils n’ont pas conduit à un accroissement des flux migratoires en provenance du Mexique ou de pays non européens. En limitant le pouvoir de marché des employeurs, les politiques de régularisation ont ainsi à la fois des conséquences bénéfiques sur les opportunités d’emploi et la croissance économique, et l’amélioration des conditions d’intégration des étrangers qui en découle ne semble pas propice à « l’appel d’air » que d’aucuns pourraient craindre.

Anthony Edo, 
Économiste au CEPII.


Avec l’aimable autorisation du CEPII

En apprendre davantage:
L’Espagne s’apprête à régulariser un demi-million d’immigrés
STOP À LA RÉPRESSION ET LA CRIMINALISATION DES SANS-PAPIERS.
Do Amnesty Programs Reduce Undocumented Immigration? Evidence from IRCA
Understanding the Effects of Granting Work Permits to Undocumented Immigrants

Source : http://www.cepii.fr/CEPII/fr/publications/lettre/abstract.asp?NoDoc=14150

1. Voir par exemple l’un des travaux les plus complets sur ce sujet : Cealis, R., Delalande, X., Jansolin, X., Marie, C.-V. & Lebon, A. (1983). Immigration clandestine : la régularisation des travailleurs “sans-papiers” (1981-1982). Bulletin mensuel des Statistiques du Travail, n° 106.

2. Le groupe de contrôle est construit en attribuant un système de pondération aux régions (hors Île-de-France et PACA) faiblement touchées par la politique de régularisation, de telle sorte
que les variations de la variable économique étudiée soient similaires à celles de l’Île-de-France, avant la mise en œuvre de la politique de régularisation.