Ce 22 mars est la 31ème édition de la Journée mondiale de l’eau instaurée par l’ONU. Le constat est non seulement décevant, il est dramatique.
L’intolérable et l’inadmissible
L’intolérable, l’inadmissible, valent aussi au niveau de l’eau en tant que bien commun mondial essentiel pour la vie. A ce sujet, le drame se joue par l’aggravation des processus de dégradation, de contamination et de pollution de la qualité biochimique des eaux (qu’elles soient de surface ou souterraines, y compris les eaux des océans). Rien qu’en Europe – qui s’auto-présente comme le continent plus avancé sur le plan de la protection des ressources hydriques – à peine 51% des eaux européennes sont dans un bon état écologique.(2) Partout, de la Chine aux États-Unis en passant par l’inde, la Russie, le Moyen Orient… plus d’un tiers des eaux souterraines ne sont plus utilisables par les activités humaines ! Il en est de même de la santé des fleuves, des lacs… Cas emblématiques, entre autres : la pollution chimique par des substances hautement toxiques (que l’on pense aux pesticides et aux PFAS) et la pollution par les plastiques, notamment les bouteilles d’eaux minérales et de sources (plus de 460 milliards de bouteilles en 2023 !)
L’incertain, l’inquiétant : l’enjeu du financement en question
Ces modifications dans les relations de pouvoir entre finance publique et finance privée interviennent dans un contexte mondial marqué par une crise structurelle de la vie de la Planète (désastre climatique, dévastations des systèmes écologiques) provoquée par une « gestion » des ressources terrestres inspirée par un modèle capitaliste de croissance prédatrice. Or, tout indique que la crise est appelée à s’aggraver, notamment dans le domaine de l’eau. Les activités censées permettre d’assurer un bon fonctionnement de l’écosystème Terre deviennent de plus en plus risquées, comportant des coûts croissants qui diminueront les niveaux de rendement possibles. Ainsi, depuis une quinzaine d’années, le monde du business et de la finance place les risques associées aux crises environnementales, notamment dans le domaine de l’eau (inondations, sécheresses, pollutions, asséchement de fleuves, de lacs, baisse des nappes phréatiques, élévation du niveau des mers…) en tête du classement des risques les plus élevés et aux conséquences très sévères. (4)
La prise de conscience des risques ne s’est pas, cependant, traduite au sein du monde des affaires par des mutations au niveau des critères clé pour l’évaluation économique et sociale des risques et pour la détermination des zones et des secteurs d’investissement prioritaires. C’est que les groupes dominants ne veulent pas modifier le modèle de croissance sur lequel reposent leur pouvoir et leur enrichissement.
Dans ce cadre, quels sont les principaux enjeux du financement de l’eau ?
ll y a d’abord, en général un enjeu quantitatif. Quels sont les « besoins financiers » dans une perspective de 10 à 15 ans ? Selon Christopher Gasson, l’éditeur de Global Water Intelligence (GWI), à mon avis le site le plus important de documentation, info et analyses économico-financières sur l’eau au sein du monde du business et de la finance, « capital employed in the water security arena will rise from $3.8 trillion to $12.6 trillion over the next decade ». (5) Il s’agit d’une somme énorme. Bien sûr, les éléments pris en compte par l’estimation relèvent des composants et des intérêts propres aux opérateurs économiques et financiers privés. Ils restent une indication intéressante de la grandeur des sommes en jeu.
Dans une logique de responsabilité collective et solidaire à l’échelle planétaire ainsi que de gouvernement politique public participatif, on peut identifier les enjeux suivants :
- le financement pour garantir à tous la provision de l’eau potable et pour l’hygiène, sans discrimination et sans retards ultérieurs, en tant que droit humain universel ;
- le financement pour protéger l’eau, bien commun public mondial (en relation avec l’alimentation, la santé et le logement) ;
- le financement pour lutter contre la pollution des eaux ;
- le financement des institutions nécessaires, à l’échelle « locale » et mondiale, pour assurer un gouvernement de l’eau (et des autres biens communs mondiaux mentionnés) fondé sur la participation effective des citoyens ;
- un enjeu particulier, urgent aussi, est le financement de l’eau minérale et de source en bouteille (460 milliards de bouteilles en plastique en 2023 !). Leur production, transport, commercialisation (on trouve des bouteilles de Vittel ou de San Pellegrino même dans des petites villes du Laos, du Pérou ou du Sénégal…) comportent des prix insensés (d’un coût de 1.000 à 3.000 fois plus élevé que l’eau du robinet). Elles provoquent des dégâts et des pollutions considérables (on parle surtout de la contamination par les particules de plastique que l’on trouve dans les poissons comme dans les glaciers…), sans compter les dérives sociales et culturelles (publicité, modes de vie, corruption…) induites par les stratégies commerciales des embouteilleurs et des distributeurs des eaux minérales et de source (discrédit de l’eau de robinet, l’eau minérale associée à santé et bien-être…).
Autrement dit, si la finance privée réduit ses zones d’intervention dans l’eau, – ce qui, en soi ,n’est pas mauvais – mais la finance publique n’est pas en mesure de reprendre la place qui lui revient en raison du mauvais état dans lequel les pouvoirs publics l’ont mise, qui financera les activités fondamentales pour les droits à la vie des humains et des écosystèmes de la Terre ? L’humanité risque de se trouver dans une condition paradoxale : celle de dépendre de la finance privée pour faire face et éliminer les inégalités et les injustices créées par le système économique qui nourrit la puissance de la finance privée.
Le paradoxe peut être éliminé à condition d’abandonner le modèle politico-économique technocratique et élitiste de la « gouvernance des stakeholders » imposé, notamment dans les domaines des biens communs essentiels pour la vie, par la Banque Mondiale et les grandes corporations oligopolistiques mondiales dès 1993 (Integrated Water Ressources Management), enrichi en 2003 par les résolutions de la Conférence internationale sur l’Eau de l’ONU Financer l’eau à Monterrey (Mexique) et repris en 2012 par la Commission européenne de l’UE dans son « Water Blueprint » sans une véritable opposition de la part du Parlement européen.
Il faut s’orienter vers un système de gouvernement public de la vie, du local au planétaire, centré sur l’interconnexion entre eau, alimentation et santé dans le contexte d’une politique publique de la connaissance (non seulement de la science et de la technologie), le tout fondé sur un système économico-financier de nature coopérative et solidariste.
Riccardo Petrella
Notes
(1).https://www.lalibre.be/debats/opinions/2022/12/07/le-droit-universel-a-leau-nest-pas-en-danger-il-est-deja-en-perdition-EWJP2I5ORVFVNHJ3CDU7ELKJ44/
(2) 2022. Proposition de DIRECTIVE DU PARLEMENT EUROPÉEN ET DU CONSEIL modifiant la directive 2000/60/CE établissant un cadre pour une politique communautaire dans le domaine de l’eau, la directive 2006/118/CE sur la protection des eaux souterraines contre la pollution et la détérioration, et la directive 2008/105/CE établissant des normes de qualité environnementale dans le domaine de l’eau. COM/2022/540 final
(3) Pour plus de détails cf. Riccardo Petrella, La COP15-Biodiversité et la financiarisation de la nature, Pressenza, 17.02.2023, https://www.pressenza.com/fr/2023/02/cop15-biodiversite-et-financiarisation-de-la-nature/
(4) Voir World Economic Forum, Global Risks Perception Survey 2023-2024, Global Risks Report 2024 du World Economic Forum.
(5) Christopher Gasson, Water is now the most urgent investment in the world, in GWI Magazine, 8th February, 2024