C’est un long entretien pour un podcast, retranscrit à l’écrit par le quotidien New York Times, porte-voix d’une galaxie démocrate aujourd’hui en plein désarroi.
De ce dialogue entre un éditorialiste du NYT proche du parti républicain, Ross Douthat, et Marc Andreessen, le plus célèbre des investisseurs de la Silicon Valley, on peut dire que le second se sentait d’autant plus en confiance qu’il avait en face de lui quelqu’un qui appelait de ses voeux le tournant auquel on assiste aujourd’hui. Qui à la différence de nombre de ses collègues pensait que les démocrates allaient dans le mur et qu’il fallait restaurer les valeurs traditionnelles de l’Amérique.
Ce qui ne signifie pas que le “narratif” d’Andreessen n’est pas une construction, un récit de propagande. Il l’est, évidemment. Il n’en est pas moins éclairant.
Car la première question de Douthat est celle que se pose tout le monde: pourquoi les patrons de la Tech se sont-ils avec un bel ensemble rangés derrière Trump? La dernière recrue est Bill Gates, le fondateur de Microsoft, qui avait pourtant financé la candidature démocrate de Kamala Harris et dont la Fondation caritative a dépensé 75 milliards de dollars pour des vaccins, surtout contre la polio – il n’est donc a priori pas sur la même longueur d’onde qu’un Kennedy, pressenti pour devenir ministre de la santé. Mais Gates a trouvé fort intéressant le dîner qu’il a eu en décembre avec l’homme qui vient de devenir le 47ème président des États-Unis.
Andreessen explique que dans la Vallée être démocrate était longtemps “la norme”. Jusqu’à ce que les entreprises de la Tech prennent conscience que “80%” de leurs employés, recrutés à la sortie des plus prestigieuses universités de la Ivy League, avaient été contaminés par l’esprit anti-capitaliste enraciné sur ces campus. 20% d’entre eux, dit-il, étaient vraiment décidés à remettre en cause le modèle des boîtes qui les avaient embauchés et 60% suivaient.
Problème. Comment tu fais, quand tu diriges l’une de ces entreprises, et que tu constates que 80% de tes employés sont plus ou moins critiques? Impossible de virer autant de gens à la fois. Le mal était donc profond, aux yeux de la Tech.
Le deuxième problème existentiel, dit-il, était l’administration Biden – au passage il indique qu’avec Obama tout baignait. Washington voulait démanteler les monopoles, imposer des règles de modération et de protection de la vie privée. Des choses inacceptables aux yeux de tous ces entrepreneurs. Je le cite: l’administration démocrate était en voie d’imposer “ces politiques extrêmement anti-tech, anti-business, anti-américaines”. Et ne parlons même pas de l’Union européenne “qui se régule à mort” et prétend faire payer des amendes salées à ceux qui ne se conforment pas à son cadre légal.
Bref, “ils voulaient nous tuer”, des mots qu’il répète, de même qu’il insiste sur les besoins en énergie. Donc, face à la détermination des uns comme des autres, les entrepreneurs de la Tech n’avaient plus le choix, selon Andreessen – on croirait entendre le vieux slogan “Plutôt Hitler que le Front populaire”.
Au printemps 2024, face à l’obstination de Washington, ils ont choisi Trump. Ce fut l’apparition spectaculaire d’Elon Musk à partir de l’été dans les meetings de campagne du candidat républicain. En fait, des gens comme Andreessen avaient de longue date misé sur lui.
L’un des sujets à surveiller désormais est comment Trump va arbitrer entre deux tendances contradictoires de la coalition qui l’a porté au pouvoir: d’un côté des “libertariens” tels que Musk (Andreessen l’appelle par son prénom, Elon), de l’autre des “nationalistes-conservateurs” comme Steve Bannon, qui n’a rien perdu de sa combativité, et surtout comme le vice-président JD Vance, tout juste quadragénaire, qui se situe dans une veine populiste religieuse. Mais a suffisamment d’affinités avec la Silicon Valley, par le biais de son ami et ancien employeur Peter Thiel, pour servir de pont.
Une première polémique a déjà opposé ces deux courants au sujet des visas réservés aux ingénieurs venus d’ailleurs, de l’Inde notamment, dont la Tech a grand besoin.
Dans quelle mesure ce souci d’ouvrir les frontières à une immigration triée sur le volet – une toute petite élite – est-il compatible avec la promesse de renvoyer massivement les étrangers, même quand ils ne sont pas des illégaux? Dans quelle mesure la fureur “dérégulatrice” de gens comme Musk, Bezos ou Zuckerberg, à qui le devenir de notre planète est largement indifférent parce qu’ils visent déjà d’autres mondes, peut-elle s’allier au protectionnisme d’une tendance qui prétend défendre les masses et veut combattre le transhumanisme? Entre des nihilistes, et ceux qui refusent le nihilisme?
Ils sont tous pour que l’Amérique retrouve son rôle dominant dans le monde, tous pour que la Chine ne les devance pas dans cette compétition, mais risquent de n’être pas d’accord sur les moyens. Et en fin de compte sur les buts. Les effets seront de toute façon dévastateurs.