Ce texte de Louise Grenut, étudiante à l’Université Paris I – Panthéon-Sorbonne, a été sélectionné par un Jury spécial mis en place par le Cercle des économistes des « Rencontres économiques d’Aix-en- Provence » et présidé par Erik Orsenna de l’Académie française. Le thème général du concours était : « Imaginez votre travail demain ».
Louise Grenut livre ici une réflexion à la fois théorique et pratique de l’avenir du travail, sa finalité et les conditions permettant aux travailleurs d’aujourd’hui et de demain de s’épanouir au travail ET dans leur vie hors travail, notamment via une réduction substantielle de la durée du travail.
«Imaginez votre travail demain!»
Pourquoi travailler?
Pour travailler moins: vers une gestion partagée, démocratique, écologique et du travail
Le travail de demain, ce n’est pas celui d’aujourd’hui. Il faut donc inventer les outils, forger de nouvelles définitions, créer de nouvelles déterminations humaines et social-historiques. J’espère donc respecter la consigne en imaginant entièrement le monde du travail qui pourrait être le nôtre demain, et en laissant un petit peu derrière moi l’imaginaire des usines désaffectées. En Europe, chez les Grecs antiques, la politique n’a été qu’une suite de créations radicales. Aujourd’hui, les Grecs ne sont plus antiques et pâtissent d’un monde socio-politique qui a perdu le sens critique des représentations collectives. C’est Cornelius Castoriadis qui a théorisé l’imaginaire social dans L’institution imaginaire de la société (1975): il nous apprend combien on ne saurait faire de cet exercice un exercice d’exception, le numéro d’un énième concours d’éloquence, une pirouette intellectuelle à inscrire dans le marbre académique d’un cercle d’experts. C’est au fond un exercice à pratiquer entre le fromage et le dessert, à faire chez soi ou dans le bureau de son chef d’entreprise, avec le temps et les mots qu’on a. Par cette pratique, on pourrait ainsi imaginer remplacer les nombreux manuels psychologisants qui débordent du rayon « développement personnel » de nos librairies. Le fait est que le travail aujourd’hui laisse peu de place à sa propre subversion et à son autocritique: il envahit chaque centimètre de notre peau. Nous sommes perdus lorsque nous n’en avons pas, nous nous éteignons lorsque nous n’en avons un, tandis que les boutiques restent allumées tard le soir sur les faubourgs des grandes villes. L’imaginaire du travail est teinté du souvenir de l’Union Sacrée de la première guerre: travailler, c’est toujours travailler pour la patrie, malade de notre inaction, de notre assistanat coupable, de notre lâcheté à la française. C’est cette masse invisible qui refuse d’aller au front, ces chômeurs qui refusent des emplois non qualifiés, ces retraités qui partent trop tôt et ces étudiants qui commencent trop tard. A peine maquillé par les logos des entreprises en forme de sourires ou de pommes croquées, le monde du travail repose aujourd’hui sur des définitions excluantes, inégalitaires et contre-productives du travail. Quelle définition pour la remplacer ? Pour cela, il nous faudra l’audace de souhaiter que disparaisse à tout jamais cette distinction canonique entre l’activité et l’inactivité, calquée sur l’emploi et le non emploi et indexée sur le mérite. Posons nos outils, et pensons ce renversement ontologique des valeurs, vers une gestion partagée démocratique et écologique du travail.
Prenons un exemple: Léon est chômeur. Il se lève à dix heures: toute la nuit, il a fait la synthèse de ce qu’il avait appris le jour d’avant. Son cerveau, son intelligence, son organisme ont travaillé ardemment. A dix heures trente, Léon mange un petit-déjeuner avec sa petite fille de cinq ans: il se nourrit, mais nourrit aussi son enfant. Il fait vivre le marchand de céréales, mais permet aussi à sa compagne Noémie de travailler dans un grand magasin de mode. Toute la journée, Léon entretient son jardin, fait de la musique, lit des philosophes qui le font penser, sort avec ses enfants dans le square qui n’est pas loin de chez lui. Et lorsque Noémie a son jour de congé, elle s’adonne à sa passion, la vidéo. Il est d’ailleurs probable que cette passion lui demande plus d’investissement et de travail, d’acharnement et de dévouement que son emploi. Léon et Noémie font comme tout le monde: ils ne sont pas inactifs. Ils sont essentiels. Il paraît difficile de dire qu’aujourd’hui, parce qu’une bonne partie de la population est sans-emploi, cette bonne partie de la population ne travaille pas. La question ne sera plus de savoir si nous travaillons ou pas, mais comment nous nous répartissons ce travail qui est déjà là, pourquoi et avec quels moyens. Que faudra-t-il changer alors, pour que nous puissions vivre enfin des fruits véritables de notre travail? Et comment le faire en fonction des enjeux économiques, démocratiques et écologiques de notre société? Dans un imaginaire social fondé sur le mérite, ces idées n’auront évidemment pas lieu de s’épanouir, ou difficilement. Mais la logique du mérite poussée à son extrémité conduit nécessairement au désastre grec, et nous sommes désormais faces à cette alternative: soit nous décidons qu’un emploi est ce qui permet à tout un chacun de se procurer les moyens de perdurer (seul ou avec une famille) : auquel cas il semble criminel d’en laisser une part de la population dépourvue ; soit nous pensons que l’emploi ne peut pas constituer un accès conditionnel à la survie de chacun et nous garantissons l’accès à ces choses, de manière inconditionnelle et indiscutable pour tous. Dans le monde du travail que j’imagine, les deux sont possibles.
Pourquoi travailler? Pour travailler moins! Au XIXème siècle et jusqu’à l’avènement des trente-cinq heures, les français ont divisé par deux leur temps de travail hebdomadaire. Les congés payés et les jours de repos sont alors bien plus que des rayons de soleil sur une plage en été pour les travailleurs : c’est avoir la possibilité de reconquérir ce qui est important – ce qu’ils pensent et ceux qu’ils aiment. Les interférences historiques n’ont pas changé significativement la donne démographique, cependant le progrès industrialo-technique a multiplié notre productivité par trois. Nous sommes trois fois plus forts, trois fois plus grands, trois fois plus capables : nous avons au bout de nos bras des outils de plus en plus ingénieux, de plus en plus performants, de plus en plus aptes à prendre en charge une partie de nos tâches les plus quotidiennes. Mais depuis que nous sommes trois fois plus productifs, nous ne travaillons pas trois fois moins. Pourquoi ne pas sauter le pas, et imaginer que nous puissions, comme dans ces sociétés d’Amérique du Sud étudiées par l’anthropologue Philippe Descola (Par-delà nature et culture, 2005) ne travailler que quelques heures pour se suffire à soi-même et consacrer le reste du jour à être? Dans le cadre de notre imaginaire européen, il semble qu’il soit possible d’organiser un grand partage du travail, et réduire ce temps toujours trop important à vingt heures hebdomadaires.
Cela ne peut évidemment pas se faire sans la prise en compte de la pénibilité des métiers, trop longtemps évoquée de façon superficielle. Le travail est un moyen de vivre, il n’est pas censé ôter le souffle de la bouche, les élans du cœur et les rouages du cerveau. La question étant de savoir, dans une société où tout s’achète, quel prix nous sommes prêts à payer pour un dos cassé ou des poumons déteriorés. Nous pourrions imaginer que cette prise en compte, non pas de la difficulté, mais véritablement du coût organique de certains métiers, se fasse avec la participation à part égale des travailleurs manuels et des administrateurs dans le pouvoir décisionnel de l’entreprise. Il apparaît immédiatement évident que les personnes les plus à même de questionner, analyser, et établir un cadre de travail sont ceux qui se heurtent le plus au bord de ce cadre : agents d’entretien, ouvriers, employés, petits fonctionnaires…
D’autres possibilités sont à considérer: la logique du développement exponentiel de la technique nous invite à envisager un remplacement progressif de ces métiers difficiles – dont on ne peut pas penser qu’ils rendent libres et épanouis – par des machines et des robots. Il faudra pour cela inverser la tendance actuelle des nouvelles technologies qui prétendent remplacer nos facultés intellectuelles et relationnelles plutôt que de contribuer – comme la mécanique l’a fait avant elles – à nous départir de travaux abrutissants pour le corps et mortifères pour l’autonomie de la pensée. La destruction de certains emplois peut être ainsi contrebalancée par la création d’autres dans la conception de ces machines, mais aussi par la possibilité pour les citoyens dont « le temps de cerveau » est à nouveau disponible d’innover, d’investir, et de créer de nouveaux secteurs de pensée et d’action (notamment dans l’écologie, dont le budget pour la recherche est quasi inexistant comparé à celui qui finance la recherche dans le nucléaire). C’est peut-être la condition du renouveau de la variété de sens dans une société qui tend à l’uniformisation: de la et des cultures, de la pensée, de l’agir, du désir. Nous n’aurons jamais assez de penseurs, de professeurs, d’historiens, de poètes, d’artisans, de scientifiques, de gastronomes, d’aide-soignants, d’éducateurs, d’économistes etc. Au contraire ! Nous ferions éclater cette ligne de crête obsolète qui parcourt nos sociétés occidentales entre « cadres dynamiques » et « employés mineurs ». Il est temps que chacun accède à sa majorité, économique et démocratique.
Cette majorité n’est pas uniquement symbolique et doit nécessairement aboutir à une majoration du salaire ou en tous cas à une reconsidération de son attribution. Le salaire (qu’il soit direct, ou sous la forme de revenus variables, retraites, chômages, allocations) constitue la reconnaissance que Léon et Noémie sont producteurs – à leur façon – de valeur économique. Dans les entreprises privées, la qualification (déterminée par les conventions collectives) est attribuée au poste de travail. Aujourd’hui, en perdant son emploi, Noémie n’est pas sûre d’en retrouver un, pourtant porteuse d’une qualification inconditionnelle et qui ne peut que progresser. Nous pourrions ainsi imaginer que cette qualification (à laquelle est rattachée un salaire) soit au contraire indexée sur l’employé lui-même, comme dans le secteur public. Ainsi, le salaire n’est plus dépendant de la performance, la quantité, ou la productivité de son travail.
Il y a d’autres possibilités infinies qui permettent de sortir de l’insécurité de l’emploi mais aussi de la torpeur de la croissance: l’augmentation significative du SMIC, dont Keynes nous dit qu’elle est préférable à la détaxation des entreprises, et qui permet d’axer la relance économique sur la demande des ménages davantage que sur l’offre du marché. On pourrait aller plus loin, et, comme en Suisse, imaginer un salaire minimum inconditionnel, c’est-à-dire versé à chaque citoyen quelque soit son activité, professionnelle ou non. Plus marginale encore est la proposition du sociologue et économiste Bernard Friot, qui propose de fonder un salaire à vie versé dès la majorité politique du citoyen pour le restant de ses jours, financé par cotisation sociale, sur le modèle des fonctionnaires, des retraités et des intermittents du spectacle: en France, à l’heure actuelle, presque la moitié des salaires est aujourd’hui socialisée sous forme de cotisation. Le reste dépend du profit des entreprises privées, dont nous savons aujourd’hui qu’il est grignoté toujours davantage par les dividendes versés aux actionnaires. Cela ne peut évidemment pas se faire sans une refonte du fonctionnement des entreprises, qui doivent tendre vers une horizontalisation progressive, et la mise en place d’un système de démocratie représentative en son sein. Les cocktails de fin d’année n’ont jamais mis fin au désastre inégalitaire qu’implique leur fonctionnement actuel. Imaginons un système qui ne soit ni la nationalisation des entreprises, ni leur privation forcenée et criminelle: tous les membres d’une entreprise doivent être associés à part égale dans la délibération des objectifs de cette entreprise, et dans les moyens mis en œuvre pour atteindre ces objectifs, à travers la copropriété d’usage. Le pari est le suivant: le chômeur qui nous est décrit par l’ensemble de la société, politique et médiatique, n’existe pas. Il n’est que le fer battu par un monde du travail difficile. D’ailleurs, le XXIème siècle a vu naître une nouvelle maladie psychologique: la dépression liée aux conditions de travail. Dans un monde qui voit naître le retour à la sécurité de l’emploi, et au contrôle retrouvé du travailleur sur ce qu’il produit et comment il le produit, on peut imaginer que les tâches difficiles et ingrates n’en sont plus, puisqu’elles s’inscrivent dans un dessein plus créatif et plus autonome. Je pense notamment au théâtre associatif d’Arianne Mnouchkine, le Théâtre du soleil, où chaque membre de la compagnie, à salaire et pouvoir politique égal, organise une répartition des tâches ingrates et nécessaires au fonctionnement d’un projet issu du cœur de chacun.
Les bienfaits écologiques, démocratiques et économiques de telles avancées sur le travail sont immenses: écologiques, parce que cela nécessite une reconsidération de notre consommation, de nos besoins et de nos désirs – trop souvent confondus. Si nous voulons travailler moins, il faut produire moins, et mieux. Il faut nécessairement faire une croix sur l’obsolescence programmée, le gaspillage, les emballages, la délocalisation… La nature nous l’imposera tôt ou tard: cette future vie, plus frustre et plus frugale, nous devons la penser pour la rendre vivable. De plus, la reprise du contrôle démocratique sur ce que nous produisons et comment nous le produisons permettra de faire de l’écologie un véritable choix collectif. Des bienfaits économiques ensuite, puisque ayant accès à un travail et à un pouvoir d’achat grandissant, les ménages peuvent se remettre à consommer, vivre, produire, crèvant ainsi l’abcès austéritaire qui menace notre douce agonie économique d’éclater en crise grecque à tout instant. A cela s’ajoute la création de nouveaux secteurs économiques originaux, créateurs de richesses. Démocratiques, enfin: comment pouvons-nous demander à un citoyen dont le pays n’assure pas la sécurité, le toit et la subsidence de délibérer collectivement sur des questions qui ne sont pas de cet ordre dans des assemblées citoyennes le dimanche organisées par sa mairie? La précarité du travail, la terreur salariale, l’inquiétude du lendemain: tout cela contribue à renflouer les chiffres de l’absention démocratique, dont nous pourrons bientôt penser qu’elle est le premier parti de France.
Que ce monde soit imaginaire ne signifie pas qu’il soit idéal: il semble loin du nôtre, mais il existe des chemins à tracer, des ponts à poser, des traits à tirer. Avons-nous seulement le choix? Le capitalisme financier est moribond, et le communisme est mort depuis longtemps: il nous faut penser autre chose. Etre réaliste, c’est dire: si nous ne faisons rien, la société se heurtera bientôt aux limites de son éco-système sans possibilité de retour en arrière mais aussi à la destruction de sa richesse humaine par la valeur économique, dont il ne faut pas oublier qu’elle est un système de représentation du monde parmi tant d’autres (ici encore, lire Philippe Descola). Vidées de son sang, vidées de son sens : nos sociétés courent à la guerre et à la destruction. En Occident, cela commence avec la dérégulation du marché du travail, le chantage à l’emploi et à la dette, la privatisation forcenée de tous les secteurs, l’insécurisation des producteurs réels de la richesse. Dans une Europe dont nous avons toujours pensé qu’elle était le berceau de la liberté, il apparaît indiscutable aujourd’hui que la liberté des marchés a fait une concurrence déloyale à la liberté humaine: tirerons-nous les conséquences de ce constat trop tardif, et serons-nous une fois de plus ce petit pays révolutionnaire qui inventa au XXIème siècle le salaire à vie, la semaine de vingt-heures, et la gestion multipartite des entreprises?
Louise Grenut