1Papiers pour tous, est un ouvrage en deux tomes, publié à la fin de l’année 2023. Il s’inscrit dans l’analyse micropolitique des mouvements sociaux, et qui étudie sur le temps long les mobilisations en faveur de la régularisation des sans-papiers en Belgique. Son auteur, Youri Lou Vertongen (YLV), a toujours été un fervent militant auprès et pour la cause des sans-papiers de Belgique, et c’est par cette casquette de militant qu’il devient chercheur et non l’inverse. Sa carrière académique, dont Papier pour tous est l’aboutissement de sa thèse de doctorat, est donc profondément indissociable de son engagement au long cours et des contacts intimes qu’il a noué avec les leaders des mouvements sans-papiers qu’il considère comme étant ses camarades de lutte. Cet engagement a certainement également influencé ses choix d’angle d’analyse, préférant inscrire l’originalité de son approche dans des manquements qui seraient utiles aux mouvements, tout en veillant à ce que celle-ci s’inscrive dans une pertinence académique indéniable – jeu d’équilibriste qu’il réussit avec clarté dans un soucis d’éthique épistémologique qu’il ne perd jamais de vue. Ainsi, YLV décline sa thèse en deux grandes thématiques, elles-mêmes réparties entre deux tomes : la question de la mise en récit historique des engagements des mouvements des sans-papiers en Belgique sur une période de quarante ans (1974-2014), et la question de l’autonomisation (forte et relative) de ces mouvements (en l’occurrence le cas de la Coordination des sans-papiers de Belgique de 2014 à 2020) par rapport à leurs soutiens multiples (des militants No Borders aux ONG plus institutionnelles).
2Son premier tome, consacré à l’analyse et à l’histoire des mobilisations des personnes sans-papiers en Belgique, sert à pallier le problème de mémoire collective des mobilisations, construite inévitablement en pointillé du fait de la précarité administrative et donc de l’instabilité sociale de ces acteurs. Contrairement à d’autres mouvements sociaux, les mouvements des sans-papiers doivent composer avec la mise en illégalité et la criminalisation de ses membres ; ce qui fait qu’il n’y a que peu de transmissions des mémoires des luttes d’un mouvement à l’autre. Cette mise en histoire fait de son ouvrage inédit un outil précieux pour les luttes collectives actuelles.
3C’est à l’aune de l’exigence de régularisation, que YLV revient sur l’histoire des mobilisations, en mettant en perspective trois grands mouvements de régularisation massive qu’a connu la Belgique (en 1974, 1999-2000 et 2009). Il propose ainsi de revenir sur quatre grandes périodes qui ont marquées ces mobilisations en faveur de la régularisation des sans-papiers en Belgique : 1974-1976, 1980-2000, 2000-2009 et 2011-2014. YLV reconnait deux apports à cette ambition : la mise en exergue de plusieurs aspects saillants de l’évolution des politiques migratoires belges, ainsi que la manière dont – malgré la faible mémoire collective possible – certains épisodes de mobilisation antérieurs ont implicitement ou explicitement déterminé les modalités de mobilisations actuelles et à venir. Cette partie de l’ouvrage, fouillée, compile une panoplie de types de données différentes (observation participantes, entretiens, traces écrites persistantes sur des blogs, flyers, cartes blanches, littératures militante, grise ou académique), et permet de comprendre comment les politiques de gestion des migrations belges se sont crispées au fil des années et des gouvernements successifs, malgré les trois grandes victoires historiques, au point d’en arriver à la réalité politique morose dans laquelle nous baignons en ce moment. L’apport de YLV concerne surtout la dernière période, peu étudiée, celle de 2011-2014, qu’il décrit avec la densité de l’apport de l’observation participante – puisqu’il était alors lui-même partenaire de lutte de ces mouvements.
4La période de 2011-2014, qui n’aboutit pas sur une régularisation massive, fut marquée par la tension entre deux collectifs de sans-papiers : les Sans Papiers Belgique (SPB) et le Comité des 450 Afghans. Chacun de ces deux comités illustre l’opposition entre deux registres d’engagement solidaire en fonction d’un répertoire privilégié : l’un « politique » et l’autre « humanitaire ». Ainsi, SPB essaye de rassembler sous sa bannière tous les sans-papiers de Belgique dans leur hétérogénéité, afin d’avancer collectivement vers des revendications d’une régularisation massive et l’inscription de reconnaissance de critères permanents de régularisation dans la loi. Le Comité des 450 Afghans, lui, rassemble exclusivement des Afghans déboutés du droit d’asile, et joue sur le registre humanitaire, considérant que ses membres doivent légitimement être reconnus par la Belgique puisque leur pays est en guerre – réaffirmant par-là la distinction entre candidats réfugiés et migrants irréguliers. Ainsi, YLV décrit comment les deux collectifs sont mis en concurrence puisqu’ils développent deux stratégies discursives incompatibles.
5Ces tensions entre les deux collectifs basés sur des interprétations différentes du droit à la mobilité internationale amènent YLV à conclure son premier ouvrage par une réflexion théorique sur le cadrage et l’instrumentalisation des catégories. Le cadrage représente la manière dont les acteurs d’une même mobilisation définissent ensemble le sens de leur action collective ; les catégories sont issues des politiques administratives de tri des migrants. SPB cadre son action collective autour du terme de sans-papiers, tandis que les Afghans cadrent ainsi leur action collective autour de la catégorie du demandeur d’asile. SPB, en utilisant le terme de « sans-papier » dans une logique de réappropriation contestataire, renverse ainsi le stigmate qui leur est imposé par la catégorisation normative en en faisant une figure valorisée. Casser cette catégorisation est un moyen pour eux de définir une condition commune permettant d’instaurer un rapport de force collectif visant à réviser la politique migratoire dans son ensemble. Les Afghans, eux, ne remettent pas en cause les catégorisations migratoires, et même rejouent le jeu de la hiérarchisation des catégories ; cassant au passage l’initiative de SPB de rassembler sous une bannière commune tous les déboutés du droit au séjour sur le territoire belge.
6Le deuxième tome de l’ouvrage de focalise sur la période de 2014-2020 et YLV se concentre sur le cas de la Coordination des sans-papiers de Belgique, un mouvement qui rassemble sous sa coupole huit collectifs de militants dont les membres sont tous uniquement des sans-papiers. L’enjeu de l’ouvrage est de développer une réflexion autour de cette colonne vertébrale politique que constitue l’autonomie de politisation de la Coordination par rapport à leurs soutiens. En insistant sur cet aspect, YLV entend critiquer la partie de la littérature qui dit que « Les ‘groupes’ [de sans-papiers] ne se mobilisent pas. Ils sont mobilisés [par leurs soutiens] » (Siméant, 1998). Après avoir présenté minutieusement les huit collectifs selon leurs cadrages, après avoir montré comment la Coordination articule tous les cadrages entre eux sans les mettre en concurrence, le tome 2 se décline en trois grandes parties : une qui montre toutes les actions mises en place par la Coordination pour performer leur autonomie ; une seconde qui présente les soutiens des sans-papiers rassemblés sous l’égide d’une Plateforme associative autour du combat des sans-papiers ; et une troisième qui analyse le lien entre la Coordination et la Plateforme à la lumière de cette autonomie revendiquée et des relations conflictuelles entre sans-papiers et soutiens. Cette articulation entre acteurs migrants et acteurs solidaires permet de comprendre la centralité des enjeux de légitimité dans lesquelles ces luttes s’inscrivent. Notamment, YLV montre que les alliances entre acteurs aux statuts différents restent en tension tout au long de leur mobilisation, tant les sans-papiers sont vigilants quant à l’émergence de possibles effets de domination de la part de leurs soutiens.
7YLV décrit comment la Coordination organise de manière autonome ses mobilisations : par le biais de réunions hebdomadaires des leaders des collectifs où seuls les sans-papiers sont autorisés, le bureau d’étude des sans-papiers où ils réalisent des enquêtes portants sur les conditions de vie des sans-papiers, les assemblées générales où tous les collectifs sont rassemblés et qui ne tolèrent aucun acteur avec-papiers, les canaux de communications internes et externes (dont notamment la mise en place d’un journal et d’une TV), etc. YLV décrit ensuite le répertoire d’actions de la Coordination : occupation de bâtiments, manifestations, interpellations politiques. Le but de ce répertoire d’actions est de détourner les catégories statutaires auxquelles les sans-papiers ont été assignés pour produire un nouveau récit de légitimité par les sans-papiers eux-mêmes. Six registres discursifs différents coexistent : l’argument humanitaire, l’argument utilitariste, l’argument des attaches sociales, l’argument des droits fondamentaux, l’argument de l’exploitation et de la répression et l’argument colonial. L’enjeu de la prise de parole par les sans-papiers pour les sans-papiers, et donc la sortie de l’invisibilisation, est évidemment en substance une des plus grandes mobilisations qui traverse ces luttes qui, in fine, visent la régularisation massive ainsi que l’instauration de critères clairs et permanents de régularisation dans la loi.
8Si les sans-papiers constituent une sorte de contre-catégorie en miroir des catégories migratoires officielles, regroupant en son sein des acteurs aux parcours très divers, les soutiens aux sans-papiers sont, eux aussi, très hétérogènes. Ce qu’ils ont en commun, outre le fait d’entendre venir en aide aux sans-papiers, c’est d’avoir des papiers en règle en Belgique et donc de ne pas être concernés directement par l’issue des mobilisations. YLV décrit les membres qui constituent la Plateforme selon différents types de registre d’action : organisation professionnelle ou bénévole, répertoire d’action politique ou humanitaire, manière de catégoriser le migrant ou l’étranger, rapport contestataire à l’état ou l’attestation de celui-ci, etc. C’est ainsi que YLV prend le temps de décrire finement, selon leurs propres cadrages et avec clarté chacune des organisations rassemblées sous la bannière de la Plateforme, qu’elles soient associatives, syndicalistes ou militantes.
9La Plateforme est un organe qui rassemble à la fois les soutiens et les membres de la Coordination des sans-papiers. C’est à partir de ces réunions mensuelles ou bimensuelles que YLV développe sa réflexion sur l’autonomie, la dépendance et les tensions existantes entre les acteurs sans-papiers et ceux avec papiers (ainsi que les tensions existantes au sein des organisations de soutien, là où elles sont quasiment inexistantes entre les collectifs sans-papiers). La Plateforme est décrite par YLV comme un espace profondément asymétrique entre les sans-papiers et leurs soutiens, notamment du fait de son modèle d’organisation mais également du fait des relations de dominations structurelles entre les acteurs concernés par le problème et ceux qui ont le privilège de ne pas être concernés par le problème. Cette asymétrie transparait d’autant plus dans une des tensions majoritaires qui a traversé la Plateforme : son enjeu de leadership. Pour les membres de la Coordination, l’existence de la Plateforme n’avait de sens que s’ils prenaient le leadership de celle-ci, puisqu’ils étaient directement concernés. Pour eux, les autres organisations devaient suivre leurs décisions. Parmi les organisations de soutien (en particulier les plus institutionnalisées), cette perspective était pourtant impensable – notamment du fait des contraintes structurelles de leurs propres organisations. Pour elles, la Plateforme n’était pas un espace de soutien, mais un espace non-contraignant de coordination. Inévitablement, des critiques acerbes envers les organisations de la Plateforme ont émergées au sein des rangs des sans-papiers, puisque toute leur ligne politique d’autonomisation – et donc l’essence même de leur lutte – était mise à mal par ce fonctionnement.
10YLV analyse en effet combien les acteurs sans-papiers sont dans une position contradictoire par rapport à leurs soutiens. Sur certains aspects, ils bénéficient d’une autonomie forte, mais pour d’autres aspects ils restent profondément dépendants de ceux-ci, du fait même de la précarité structurelle de leur condition de vie dans l’illégalité. À noter que l’idéal d’autonomie n’est envisagé que vis-à-vis des acteurs qui, au sein du mouvement social, sont politiquement les plus proches des sans-papiers – et donc vis-à-vis des soutiens. Le fait de mettre en place autant d’espaces organisationnels non-mixtes où seuls les sans-papiers peuvent s’exprimer est ce qui permet à ces derniers de maitriser les tenants et aboutissements de leur mobilisation et de rester indépendants vis-à-vis de leurs soutiens. De la sorte, ils se constituent en acteurs politiques autonomes. Par ailleurs, les membres de la Coordination tiennent impérativement à ne pas être dépossédés de la parole publique qui les concerne, ce qui est un moyen indispensable pour espérer sortir de l’invisibilisation qui leur est assignée. Ils entendent ainsi contrer les logiques de dominations sociales qui voudraient que le poids politique des personnes avec-papiers soient plus forts que celui des personnes sans-papiers. La méfiance qu’entretiennent les leaders des mouvements sans-papiers à l’égard de leurs soutiens alimente la conception d’autonomie des acteurs de la coordination. Pour autant, l’autonomie des membres de la Coordination reste relative, puisque ceux-ci restent en grande partie dépendants de leurs soutiens pour des aspects logistiques (occupation de bureaux, etc.). Leur autonomie organisationnelle et de prise de parole ne peut exister qu’à condition que les soutiens les aident à surmonter des logiques nuisibles à leur mobilisation collective (leur illégalisation, leur précarité financière et administrative, etc.). YLV conclut donc que sans-papiers et soutiens évoluent dans un environnement interrelationnel qui oscille en permanence entre conflit et complémentarité : ce partenariat est fluide d’un point de vue macro (exogène) vis-à-vis des adversaires politiques, mais il s’avère contrarié du point de vue micro (endogène) lors des collaborations de lutte.
11À l’heure où la gauche est en échec de dialogue avec les personnes précarisées qu’elle entend pourtant défendre, l’ouvrage de YLV constitue une référence précieuse pour comprendre certains blocages au sein de la pensée politique de gauche.
Aurore Vermylen
Docteure au laboratoire d’anthropologie prospective de l’UCLouvain,
Référence(s) :
Youri Lou Vertongen, Papiers pour tous. Quarante ans de mobilisations en faveur de la régularisation des sans-papiers en Belgique (1974-2014), Tome 1, Paris, Academia, 244 p.
Youri Lou Vertongen, Papiers pour tous. Le cas de la coordination des sans-papiers de Belgique (2014-2020), Tome 2, Paris, Academia, 368 p.
Bibliographie
Siméant, Johanna (1998) La cause des sans-papiers, Presses de Sciences Po, Paris, 512 p.
Source : https://journals.openedition.org/e-migrinter/3700
Référence électronique
Aurore Vermylen, « Youri Lou Vertongen, Papiers pour tous », e-Migrinter [En ligne], 24 | 2024, mis en ligne le 11 juillet 2024, consulté le 20 octobre 2024. URL : http://journals.openedition.org/e-migrinter/3700 ; DOI : https://doi.org/10.4000/128li
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