Les drogues, c’est une offre mais aussi une demande. En bout de chaîne, les territoires de consommation subissent de nombreux impacts sociaux, comme la violence aux points de deal, mais aussi les impacts sanitaires et sociaux liés à l’usage de stupéfiants. (Renaud Duterme)
Contrairement à l’image du junkie en marge de la société présente dans l’imaginaire médiatique, la consommation de drogue relève surtout de logiques collectives et géographiques. L’addiction elle-même se forme par la rencontre entre trois éléments: une substance (ou un comportement), une personne et un environnement social[1]. En résumé, «il est impossible de comprendre la consommation de drogue sans comprendre l’environnement dans lequel vivent ses consommateurs, et comment ils se sentent dans cet environnement depuis qu’ils s’y trouvent»[2].
De ce fait, plusieurs territoires semblent davantage propices à une toxicomanie de masse, preuve s’il en est du caractère sociologique de ce phénomène, ce qui n’exclut évidemment pas des facteurs psychologiques, voire génétiques, qui jouent un grand rôle dans les phénomènes d’addiction.
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Fête ou travail, au-delà des limites
On peut mentionner les lieux festifs tels que les boîtes de nuit, salles de concerts et autres festivals, lesquels sont régulièrement suivis d’annonces médiatiques relevant le nombre d’interpellations liées à l’usage ou à la revente de stupéfiants, ainsi que les quantités saisies. L’analyse des eaux usées dans plusieurs villes européennes révèle une plus forte consommation de drogues diverses le week-end. Et les usages récréatifs de stupéfiants tendent à se diversifier, tant au niveau des substances (cannabis de synthèse ou «Pète ton crâne», kétamine, protoxyde d’azote) que des pratiques (sexe associé à la prise de drogues ou chemsex).
Certains espaces de travail semblent également liés à une forte consommation de drogue, à la fois pour des raisons de pénibilité et de contraintes horaires (établissements HORECA, bateaux de pêche, usines, transport routier, hôpitaux) mais aussi de culte de la performance, voire de sociabilité (monde de la finance, secteur événementiel, show business, etc.).
Dans ces exemples, la consommation est moins liée à la nature du territoire qu’à des contraintes socio-économiques imposées par une organisation managériale et/ou élitiste de la société dans son ensemble. La cocaïne est emblématique puisqu’elle permet à la fois de maintenir des cadences faisant fi de l’épuisement physique et constitue une drogue «tendance» associée aux jeunes entreprenants au cœur de l’idéologie néolibérale.
D’autres territoires vont, quant à eux, basculer dans une toxicomanie de masse en raison de facteurs structurels liés à une marginalisation économique ou sociale.
Des seringues et des friches
L’on sait que le système capitaliste est guidé par la fameuse destruction créatrice théorisée par Schumpeter. L’innovation crée de nouveaux besoins, nécessite de nouvelles productions, ouvre de nouveaux marchés. En contrepartie, des secteurs périclitent, sont rendus obsolètes, ce qui impacte durablement les territoires qui en étaient dépendants. Les fameuses zones désindustrialisées en sont l’exemple emblématique, qui plus est dans un contexte de libre-échange généralisé facilitant les délocalisations et le recours à des sous-traitants étrangers. Des Appalaches étasuniens à la Meuse française en passant par la Wallonie belge, ces régions défrayent souvent la chronique pour leur consommation de drogue.
En ce qui concerne les États-Unis, la fameuse crise des opiacés (à savoir l’explosion d’overdoses liées à la surprescription d’opioïdes[3] par une industrie pharmaceutique en quête de profits: entre 30 et 50 milliards de bénéfices auraient été engrangés par une seule entreprise)[4], est avant tout visible au sein de la Rust Belt, notamment le Tennessee, le Kentucky, la Virginie Occidentale et l’Ohio. Chaque année depuis 2014, au moins un de ces quatre états se retrouve en tête quant au nombre de victimes de cette crise[5].
Corrélation n’étant pas raison, ce phénomène a été longuement étudié par deux économistes pour leur responsabilité dans ce qu’ils nomment les morts du désespoir, à savoir la surmortalité au sein d’une classe ouvrière déclassée et isolée par les fermetures d’industries et le délitement du tissu social qui les accompagne. Ils résument: «les gens qui sont devenus accros aux opioïdes étaient ceux dont la vie s’écroulait déjà, dont l’existence économique et sociale n’avait déjà plus de sens. L’offre a joué un rôle important – les sociétés pharmaceutiques et leurs facilitateurs aux Congrès, les médecins qui se sont montrés imprudents dans leurs ordonnances –, mais la demande a compté tout autant : la classe ouvrière blanche, les moins instruits, ceux dont le désarroi préexistant a fourni un terrain fertile à la cupidité des entreprises, le dysfonctionnement du système de réglementations et les déficiences du système médical»[6].
Suite à la prise de conscience de l’opinion publique et à un caractère plus strict des prescriptions, l’héroïne illégale a alors compensé la différence puisque les dealers attendaient à la sortie des cliniques antidouleur les patients dont le médecin avait refusé de renouveler l’ordonnance. Deux tiers des Américains sont arrivés à l’héroïne via les médicaments sous ordonnance. L’héroïne a été blanchie par ces derniers et a pu toucher un nouveau public, notamment au sein des classes moyennes blanches[7]. Cette situation a en outre encouragé la production de fentanyl au Mexique, renforçant encore la mainmise des cartels sur les producteurs de pavot (dont le prix s’est effondré car concurrencé par les opioïdes de synthèse) et sur le narcotrafic des deux côté du Rio Grande.
Si la crise des opioïdes est particulièrement visible aux États-Unis, elle touche d’autres régions « perdantes » dans le jeu de la mondialisation néolibérale, notamment en France. Ici aussi les territoires relégués et désindustrialisés se font la part belle dans la consommation d’héroïne puisque la Lorraine et le Nord-Pas-De-Calais, soit 10% de la population française, concentrerait près de 40% du total des consommateurs interpellés dans le pays, avec une surreprésentation des ouvriers et des employés[8]. Contrairement à une idée reçue, de nombreuses petites villes et autres zones rurales se retrouvent ainsi fortement touchées par la toxicomanie. Car comme aux États-Unis, les personnes les plus impactées sont celles sans diplômes, et pour cause: «la compétition avec les machines et les autres pays les a rendus sensibles à la destruction du travail et au chômage»[9]. Et dans des sociétés au sein desquelles la valeur travail est sans cesse survalorisée, il en ressort un terreau fertile pour une situation d’anomie sociale, encore accentuée par la perte de sociabilités autrefois matérialisées par la communauté religieuse, le couple marié, voire le bistrot et/ou des associations sportives.
Le terreau fertile de la misère urbaine
Cette situation de désagrégation sociale, de nombreux quartiers des grandes villes l’ont vécue et la vivent encore. Ici aussi, la tertiairisation de l’économie a rendu de facto de nombreux emplois manuels (et donc de nombreux travailleurs, en particulier issus de minorités ethniques) obsolètes. Ce qui a contribué à une logique de ghettoïsation visible non seulement dans les pays occidentaux mais qui correspond également aux réalités vécues dans de nombreux bidonvilles du Sud.
Dans un livre comparant les situations étasunienne et française, le sociologue Loïc Wacquant résume: «ghettos et banlieues sont donc tous deux des territoires ravagés par la désindustrialisation où tendent à se concentrer des populations ethniquement marquées, et à se cumuler chômage et bas revenus, donc pauvreté et dislocation sociale»[10]. En sus des pertes d’emplois, l’auteur pointe à juste titre la ségrégation raciale et spatiale, le recul de l’État-Providence ainsi que le retrait des autorités et services publics (écoles, transport…) pour expliquer comment ces espaces peuvent se transformer en zones de non droit.
On retrouvait déjà cette analyse en 1991 sous la plume de Mike Davis qui, dans sa biographie de la ville de Los Angeles, pointait la montée du chômage, l’effondrement des grandes industries et des syndicats, l’augmentation de la pauvreté et le désinvestissement dans l’éducation dans la montée en puissance de l’économie de la drogue chez les jeunes Noirs[11]. Dans ce contexte, l’arrivée du crack dans les quartiers afro-américains des mégapoles américaines préfigurait ce qui allait bientôt se généraliser dans de nombreux pays: «le génie des Crips (célèbre gang de la Cité des Anges) fut précisément de savoir se positionner sur l’un des plus grands marchés de ce commerce international. Avec le crack, ils ont donné au ghetto une vocation économique à la mesure du nouveau statut de «ville internationale» revendiquée par Los Angeles»[12].
Évidemment, ce basculement allait s’accompagner du cortège de violences dont le monde de la drogue est familier: «si les rivalités entre gangs du ghetto sont devenues bien plus sanglantes au cours des années 1980, c’est que les intérêts économiques en jeu dans la revente de la cocaïne sont sans commune mesure avec le passé. La spirale infernale du règlement de comptes commença en 1984, au moment où le crack, cet équivalent narcotique du fast-food, arrivait sur le marché et où la Californie du sud supplantait la Floride dans le rôle de plaque tournante de l’entrée de la cocaïne aux États-Unis. Entre 1987 et 1990, on comptait en moyenne un homicide par jour «lié aux gangs» dans le sud de Los Angeles»[13].
De Rio de Janeiro (le Brésil est devenu le second marché mondial pour la cocaïne)[14] à Marseille, de nombreuses villes ont suivi ce «modèle» avec les conséquences que l’on connaît.
Addiction derrière les barreaux
Bien entendu, cette montée du narcotrafic va entraîner une répression accrue des pouvoirs publics, matérialisée par une hausse des taux d’incarcération. La «guerre contre la drogue» menée par le gouvernement Reagan dans les années 1980 va se traduire par un doublement de la population carcérale et la construction de neuf nouvelles prisons. La militante Angela Davis n’hésitant pas à parler de «carcélisation» du paysage californien, définie comme «une solution géographique à des problèmes socio-économiques»[15]. Évoquant les impacts des délocalisations d’usines, elle écrit: «une fois le socle économique des communautés détruit, l’éducation et les autres services sociaux s’en trouvent profondément affectés. Ce processus transforme les hommes, les femmes et les enfants issus de ces communautés en parfaits candidats potentiels pour la prison»[16]. À l’époque, les communautés en question étant majoritairement afro-américaines, la politique répressive sera d’abord exercée contre les populations noires. Des allégations ont d’ailleurs été portées contre la CIA, laquelle aurait délibérément encouragé l’épidémie de crack afin de déstabiliser les quartiers noirs et latinos de Los Angeles[17].
Quand bien même ces accusations seraient excessives, force est de constater une disproportion dans la répression et les peines encourues contre les dealers et les consommateurs de crack au regard de la relative tolérance vis-à-vis de la cocaïne, alors en vogue dans des milieux plus aisés. Cette disproportion est constatable dans beaucoup de pays, en particulier en comparaison avec une certaine criminalité en col blanc beaucoup moins inquiétée par la justice et passant moins de temps derrière les barreaux que des dealers de rue. Encore aujourd’hui, aux États-Unis, 44% des détenus le sont uniquement pour des faits de stupéfiants[18]. Les chiffres sont de 18% en France[19] et 22,5% en Belgique[20] mais n’englobent pas les infractions indirectement liées à la drogue.
En outre, la violence intrinsèque de la prison encourage la consommation de drogue, violence elle-même entretenue par d’autres facteurs tels que l’insalubrité des bâtiments, le manque (voire l’absence) de perspectives offertes aux détenus pendant et après leur détention, sans oublier la confrontation de petits délinquants à des figures du crime organisé. Résultat, en France, en 2023, près d’un détenu sur deux a consommé des substances psychoactives (cannabis en tête) durant l’année[21]. Dans une enquête effectuée auprès de personnes détenues au sein des établissements pénitentiaires belges, ce sont 29% des répondants qui ont déclaré avoir consommé des drogues illégales durant leur détention[22].
Les prisons se révèlent enfin être un important lieu de recrutement pour les trafiquants de drogue. Embrigadement de jeunes détenus isolés mais aussi rencontre entre barons de la drogue font de ces établissements de véritables «universités du crime», en atteste le parcours de plusieurs grands trafiquants ayant fait leurs «éducation» lors de leurs premières incarcérations[23].
De la drogue partout
Au-delà de ces lieux «emblématiques» du narcotrafic et de la toxicomanie, de plus en plus de territoires se retrouvent confrontés à ce double phénomène. Et pour cause, telle une tache d’huile, de nombreuses tendances autrefois présentes uniquement dans des territoires en déshérence se retrouvent peu à peu dans des villes plus petites et traditionnellement plus tranquilles: déclassement économique, hausse du chômage, creusement des inégalités, ségrégation spatiale et ethnique, isolement et anomie sociale croissante.
En parallèle, l’on assiste également à une démocratisation de nombreuses substances, non seulement par un prix relativement bas, mais aussi à travers une accessibilité accrue. Avec les moyens de communication moderne, la drogue se vend (et se livre à domicile) via réseaux sociaux et autres messageries cryptées, facilitant l’achat sans devoir se confronter explicitement à des milieux criminels ou se rendre dans des lieux «malfamés». Si le deal en ligne réduit la visibilité du réseau et du territoire, il élargit potentiellement le marché pour une substance, marché adoptant toutes les techniques de marketing moderne (promotions, primes de fidélité, publicités, etc.).
En réaction, les lieux de trafic prolifèrent, tout comme la violence entre bandes rivales pour le contrôle des points de deal et de la distribution. C’est dans ce contexte que l’on assiste à une montée des fusillades et autres règlements de comptes touchant parfois des très jeunes trafiquants, sans oublier les victimes collatérales.
Autre tendance : la prolifération de drogues dont les effets sont de plus en plus visibles et les conséquences sanitaires plus graves, à l’instar du crack, du fentanyl ou de la tranq (xylazine, un puissant sédatif pour animaux parfois mélangé à du fentanyl).
Au cœur de nombreuses capitales, des centaines d’usagers errent, dorment, se battent, voire meurent sous le regard indifférent de passants vaquant à leur quotidien et/ou sous l’objectif de reporters ou de touristes oscillant entre travail d’enquête et voyeurisme.
Dans une de ses chroniques relatives à la Silicon Valley, Alain Damasio évoque cette tragédie: «le fentanyl fait le taf des services sociaux, des alchimistes urbains, du gouvernement et du prétendu ruissellement du capitalisme dont ces clochards n’ont jamais vu une goutte»[24].
Renaud Duterme,
28 décembre 2024, géographe, Arlon.
Géographies en mouvement
Manouk BORZAKIAN (Neuchâtel, Suisse), Gilles FUMEY (Sorbonne Univ./CNRS). Renaud DUTERME (Arlon, Belgique), Nashidil ROUIAI (U. Bordeaux), Marie DOUGNAC (U. La Rochelle)
[1] Jean-David Zeitoun, Le suicide de l’espèce. Comment les activités humaines produisent de plus en plus de maladies, Paris, Denoël, 2023, p. 142.
[2] Anne Case et Angus Deaton, Morts de désespoir. L’avenir du capitalisme, Paris, PUF, 2021, p. 169.
[3] Les plus connus étant l’oxycodone, l’hydrocodone et le fentanyl.
[4] Anne Case et Angus Deaton, op. cit., p. 156.
[5] https://www.cdc.gov/nchs/pressroom/sosmap/drug_poisoning_mortality/drug_poisoning.htm
[6] Anne Case et Angus Deaton, op. cit., pp. 172-173.
[7] Tom Wainwright, Narconomics. La drogue, un business comme les autres?, Louvain-La-Neuve, De Boeck, 2016, p. 221.
[8] Michel Gandilhon, Drugstore. Drogues illicites et trafics en France, Paris, éditions du Cerf, 2023, p. 65.
[9] Jean-David Zeitoun, op. cit., p. 160.
[10] Loïc Wacquant, Parias urbains, La Découverte, Paris, 2007, p. 157.
[11] Mike Davis, City of Quartz. Los Angeles, capitale du futur, Paris, La Découverte, 2000, pp. 270-279.
[12] Ibid., p. 279.
[13] Ibid., p. 240.
[14] Tom Wainwright, op. cit., p. 45.
[15] Angela Davis, La prison est-elle obsolète ?, Éditions Au Diable Vauvert, La Laune, 2014, p. 16.
[16] Ibid., pp.18-19.
[17] C’est du moins la thèse du journaliste américain Gary Webb.
[18] https://www.bop.gov/about/statistics/statistics_inmate_offenses.jsp
[19]https://oip.org/en-bref/pour-quels-types-de-delits-et-quelles-peines-les-personnes-detenues-sont-elles-incarcerees/
[20] https://prospective-jeunesse.be/articles/drogues-et-prison-visite-derriere-les-barreaux/
[21] https://www.ofdt.fr/sites/ofdt/files/2024-05/ofdt_tend163.pdf
[22] https://www.sciensano.be/sites/default/files/prs-20_report_fr_belgique_final.pdf
[23] Tom Wainwright, p. 78.
[24] Alain Damasio, Vallée du silicium, Paris, Albertine/Seuil, 2024, p. 98.
À voir
Painkiller, série, 2023.
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