Sociologue, historien, chercheur de l’urbain, militant de gauche et sans doute géographe: Mike Davis (1946-2022) était tout cela à la fois. Théoricien ancré dans les réalités sociales qu’il étudie, son œuvre prouve qu’il est possible de combiner engagement politique et rigueur scientifique. Ce qui en fait un pionnier de la géographie radicale contemporaine. (Renaud Duterme)
Un parcours atypique
Mike Davis est né en 1946 à Fontana, cité-dortoir de Los Angeles. Après avoir remplacé son père aux abattoirs de la ville à l’âge de 16 ans, il se lance dans la double aventure étudiante (faculté Reed College dans l’Oregon) et militante (passage au Parti communiste américain) avant de se faire expulser des deux institutions pour mauvaise conduite et insubordination. Il devient dès lors chauffeur routier avant, quatre ans plus tard, de reprendre des études, notamment à l’Université de Californie (UCLA). Après un séjour de plusieurs années en Irlande et en Grande-Bretagne, où il intègre la revue marxiste New Left Review, il revient aux États-Unis et se partage entre un nouveau contrat de camionneur et la rédaction d’un de ses ouvrages phare, City Of Quartz. C’est en 1987 qu’il obtient un premier poste d’enseignant à UCLA, «moyen le plus simple et le plus agréable qu’il ait trouvé pour gagner sa vie», ceci malgré le fait qu’il se sente beaucoup plus à sa place «quand il boit des coups avec son voisin mécanicien à discuter de la moto qu’il a construite avec un moteur huit cylindres»[1].
On l’aura compris, la démarche de Davis est originale car elle s’inspire tout autant des livres que des réalités populaires qu’il côtoie quotidiennement (ce que ses détracteurs ne manquent d’ailleurs pas de lui reprocher). Il aime rappeler qu’il se sent à l’aise partout, même (et surtout) là où vivent les laissés-pour-compte. Cette singularité irrigue constamment ses écrits, faisant de ces derniers des références incontournables de toute géographie populaire.
Percée dans l’urbanisme du futur
Mike Davis est notamment connu pour la monumentale histoire de Los Angeles qu’il livre au sein de l’ouvrage de référence City of Quartz (1990), un livre proche du réalisme de Zola ou de Dickens et qui s’appuie aussi, quoique de manière critique, sur l’esthétique futuriste et dystopique d’un film comme Blade Runner (R. Scott, 1982). Au-delà de son aspect historique, l’ouvrage identifie et critique des tendances urbaines préoccupantes bientôt appelées à se généraliser à l’ensemble des villes: privatisation de l’espace public, ségrégation spatiale, exclusion des plus pauvres aux moyens d’une architecture militaro-carcérale (bancs anti-SDF, enclos autour des poubelles, systèmes d’arrosages automatiques, systèmes de parkings et de passerelles privées déconnectant les immeubles de bureaux du reste de la rue, etc.), prolifération des systèmes de surveillance de plus en plus décomplexées.
À travers l’exemple de Los Angeles, Davis dénonce également la volonté de sécession des plus riches. Cette sécession spatiale (quartiers privés, lutte contre les réseaux de transports en commun afin d’éviter l’afflux de populations plus pauvres, volonté de défendre le standing de son quartier en maintenant des prix immobiliers élevés), mais aussi fiscale, engendre une ville de plus en plus polarisée, source de tensions sociales extrêmes comme il le souligne au détour d’un chapitre sur la violence des gangs: «Dans une société de plus en plus réactionnaire et barricadée, où la solidarité est strictement rationnée par le déficit budgétaire et la révolte fiscale des classes moyennes […], comment s’étonner que les jeunes des quartiers pauvres nourrissent leur propres fantasmes les armes à la main? Les signes d’un désastre imminent sont omniprésents: partout dans les ghettos, et même dans les banlieues reculées où végètent des petits Blancs défoncés aux amphétamines, les gangs se multiplient, les flics deviennent toujours plus violents et arrogants, et toute une génération est entraînée vers une impossible apocalypse[2]». Ces mots résonneront brutalement deux ans plus tard, lorsque les pires émeutes raciales depuis celles de Watts (1965) balayent la ville à la suite de l’acquittement des assassins de Rodney King.
Cette biographie de la mégapole californienne constitue ainsi une critique implacable de l’urbanisation moderne et de nombreux passages pourraient s’appliquer aux villes du XXIe siècle. La critique sera prolongée dans d’autres ouvrages, tels que Paradis Infernaux[3] (un livre collectif analysant et dénonçant la prolifération des gated communities aux quatre coins du monde) ou Le stade Dubaï du capitalisme[4], court pamphlet contre un modèle qui semble préfigurer le monde de demain, ce monde dans lequel «les classes moyennes prendront l’avion pour des ghettos dorés, des enclaves protégées afin de tenter de construire, pour eux seuls, une planète alternative, un mode de vie alternatif, à l’écart de la crise que vit le reste de l’humanité[5]».
Un détour par l’histoire globale
Un autre grand apport de Davis concerne l’histoire globale. Dans Génocides tropicaux (2001), il pointe la responsabilité du capitalisme mondialisé dans des famines catastrophiques (plusieurs millions de victimes) survenues dans différents pays du Sud au XIXe siècle à la suite d’un épisode el niño particulièrement important. Il souligne en particulier l’impact des politiques coloniales qui ont enfermé ces pays dans le cercle vicieux de l’échange inégal et de la monoexportation au détriment de leur autonomie alimentaire. Par ce biais, il fournit une contribution majeure à la compréhension du « sous-développement » de certains pays et, plus largement, à celle des rapports Nord-Sud (à la fin de l’époque victorienne, «l’inégalité entre les nations était désormais aussi profonde que l’inégalité entre les classes[6]»).
Il va donc à l’encontre d’une tendance, d’ailleurs lourde de conséquences, à naturaliser les désastres. Il démontre que l’aléa climatique est seulement un catalyseur de la catastrophe, que celle-ci trouve plutôt ses origines dans des rapports de domination et d’exploitation. Aussi dénonce-il «l’intégration violente des économies rurales autochtones au marché mondial à partir de 1850 qui a grandement fragilisé les paysans et les travailleurs agricoles face aux risques de désastres naturels[7]». En Inde, alors qu’on recense 17 famines en 2000 ans d’histoire précoloniale, 31 surviendront en 120 années de domination britannique…
Au-delà de l’aspect historique, le travail de Davis est donc capital pour comprendre la géopolitique des catastrophes. Il résume son propos au travers d’une citation de Rolando Garcia: «Les faits climatiques ne sont pas des faits en soi ; ils n’ont d’importance qu’en rapport avec la restructuration de l’environnement opérée par différents systèmes de production[8]». Depuis, cette façon de concevoir les désastres a inspiré de nombreuses recherches, non seulement sur les famines, mais aussi les canicules[9], les tsunamis[10] et même les épidémies[11]. Ces évènements ont en commun de ne pouvoir être compris indépendamment de leur contexte social, tant ils combinent des facteurs économiques, sociologiques, climatiques, physiques ou biologiques. Ce croisement entre sciences naturelles et humaines, on le retrouve en permanence dans l’œuvre de Davis.
L’écologie chez Mike Davis
Ce trait méthodologique, l’interdisciplinarité, rend le travail de Davis incontournable si l’on veut comprendre les enjeux qui traversent nos sociétés, notamment la crise écologique. Dans son œuvre, Davis place les rapports de domination au cœur de ses analyses et n’hésite pas à pointer les impacts environnementaux qu’impliquent ces rapports. Il a fait sienne la célèbre maxime de Marx selon laquelle le capital épuise les deux sources de richesses que sont la terre et les travailleurs, ce qui le place en rupture avec les tendances productivistes jadis inhérentes à une certaine gauche radicale.
Dans Génocides tropicaux par exemple, il énumère les conséquences des politiques coloniales sur les écosystèmes : monocultures, déforestation induite par la diffusion du chemin de fer, érosion des sols, épuisement des nappes phréatiques par l’agriculture intensive irriguée, propagation du paludisme, épidémies, etc. Chez Davis, la catastrophe écologique ne se comprend qu’au sein du mode de production capitaliste, ce qui l’inscrit en rupture avec une écologie, toujours dominante, qui refuse d’aborder le problème d’un point de vue systémique. Bien que rétif aux étiquettes, on peut ainsi le rapprocher du courant écosocialiste[12].
La misère urbaine et ses conséquences
Le sujet de prédilection de l’auteur demeure cependant les logiques capitalistes urbaines et ses corollaires, la ségrégation spatiale et la prolifération des bidonvilles. Dans Le pire des mondes possibles, il égratigne les logiques conduisant à la prolifération des bidonvilles au sein des mégapoles du Sud[13]. À côté d’une description des quartiers informels et des difficultés inhérentes à ce type d’habitat (insécurité foncière et risques d’expulsions, vulnérabilité face aux catastrophes, promiscuité, difficultés sanitaires, pression sur les écosystèmes, etc.), il met l’accent sur les facteurs ayant conduit à cette bidonvilisation du monde (marché de l’immobilier, diminution des possibilités qu’offre l’économie informelle, manque d’investissement public, etc.).
De nouveau, l’approche se veut interdisciplinaire et radicale puisqu’il démontre notamment comment les politiques néolibérales imposées aux pays du Sud par le FMI au nom du remboursement de la dette vont non seulement accroître les inégalités, mais également favoriser l’explosion du nombre de logements insalubres en périphérie des villes.
Le risque de pandémie, une vieille histoire chez Davis
On le voit, un des attraits du travail de Davis est la diversité de sujets abordés : de l’histoire ouvrière étasunienne à la généalogie de la voiture piégée, en passant par… les pandémies. De fait, l’intérêt pour la question du risque de transmission d’agents pathogènes potentiellement générateurs d’épidémies est ancien chez Davis (début des années 2000) et donc antérieur à l’émergence du Covid-19[14]. Encore une fois, il s’agira de pointer les causes profondes du risque étudié, de tisser des liens entre ces causes et de prendre position en faveur de changements politiques majeurs: «Le capital multinational est le vecteur d’une évolution épidémiologique dangereuse, évolution provoquée par l’incendie des forêts tropicales et la déforestation, la prolifération de l’élevage industriel, l’explosion des bidonvilles ou encore les coupes budgétaires ayant mis à mal des systèmes de santé publique[15]». Tout est dit.
Reste à (re)découvrir Mike Davis, et à poursuivre le projet d’une géographie radicale et populaire.
Renaud DUTERME,
3 octobre 2023
Géographies en mouvement
Manouk BORZAKIAN (Neuchâtel, Suisse), Gilles FUMEY (Sorbonne Univ./CNRS). Renaud DUTERME (Arlon, Belgique), Nashidil ROUIAI (U. Bordeaux), Marie DOUGNAC (U. La Rochelle)
Publié avec l’aimable autorisation de Renaud DUTERME
[1] Confavreux, J., Potte-Bonneville, M., Toulouse, R., « Peurs sur la ville. Entretien avec Mike Davis », in Vacarme, 2009/1 n° 46, p. 4-12 (https://www.cairn.info/revue-vacarme-2009-1-page-4.htm, consultée le 06.09.22).
[2] Davis, M., City of quartz : Los Angeles, capitale du futur, trad. Dartevelle, M., Paris : La Découverte, 1997, p.287.
[3] Davis, M., Monk, D. B., Paradis infernaux. Les villes hallucinées du capitalisme, trad. Dobenesque, E., Manceau, L., Paris : Les prairies ordinaires, 2010.
[4] Davis, M., Le stade Dubaï du capitalisme, trad. Jallon, H., Saint-Upéry, M., Paris : Les prairies ordinaires, 2007.
[5] Confavreux, J., Potte-Bonneville, M., Toulouse, R., « Peurs sur la ville. Entretien avec Mike Davis », art. cit.
[6] Davis, M., Génocides tropicaux, Catastrophes naturelles et famines coloniales. Aux origines du sous-développement, trad. Saint-Upéry, M., Paris : La Découverte, 2003, p. 23.
[7] Ibid., p.315.
[8] Davis, M., Génocides tropicaux, Catastrophes naturelles et famines coloniales, op. cit., p. 27.
[9] Klinenberg, E., Canicule. Chicago, été 1995, trad. Saint-Upéry, M., Lyon : Éditions deux-cent-cinq, 2021.
[10] Millet, D., Toussaint, É., Les tsunamis de la dette, Paris : Syllepse, 2005.
[11] Malm, A., La chauve-souris et le capital, trad. Dobenesque E., Paris : La fabrique, 2020.
[12] Pour une synthèse relative à ce courant, lire notamment Löwy, M, Écosocialisme, l’alternative radicale à la catastrophe écologique capitaliste, Paris : Mille et une nuits, 2011.
[13] Davis, M., Le pire des mondes possibles. De l’explosion urbaine au bidonville global, trad. Mailhos, J., Paris : La Découverte, 2007.
[14] À l’époque, le virus qui inquiétait Davis était celui de la grippe aviaire.
[15] Davis, M., Le monstre est parmi nous. Pandémies et autres fléaux du capitalisme, trad. Nicolas-Téboul, L., Paris : Divergences, 2021, p.22.
Article publié dans le numéro 8 de la revue de critique urbaine Dérivations sous le titre «Mike Davis ou la théorie critique comme expérience vécue».
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Source : https://geographiesenmouvement.com/2023/10/03/mike-davis-porte-dentree-vers-la-geographie-radicale/