Parmi les intellectuels de gauche, certains se sont ralliés à ce parti formé en 2014 et lui sont toujours fidèles, comme c’est le cas de l’écrivain Paco Ignacio Taibo II [2], alors que d’autres demeurent très critiques, en particulier face à une militarisation croissante de la société. Quoi qu’il en soit, le rejet des partis qui ont gouverné le Mexique entre 2000 et 2018 (PAN et PRI) reste fort.
Le Mexique est un pays qui a énormément souffert des réformes néolibérales initiées dans les années 1980. Ces réformes et le traité de libre commerce avec les Etats-Unis et le Canada depuis 1994 ont décimé des petites entreprises et la vieille agriculture des petits paysans, obligeant ces derniers à émigrer vers les grandes villes ou aux Etats-Unis (où vivent 40 millions de Mexicains), ou encore ont fini par joindre les rangs du trafic de drogues. Avec une demande de drogues en hausse et des ventes légales d’armes de l’autre coté de la frontière, le Mexique est depuis 15 ans toujours submergé dans la violence, avec des milliers de morts violentes chaque année. Le Mexique compte aussi parmi les pays avec le plus de journalistes assassinés pour avoir exposé la corruption et les liens entre les « narcos » et des responsables politiques.
Pendant des années, le néo-zapatisme, né de la révolte indigène du Chiapas, a représenté un espoir d’une alternative « par en bas » à la crise du régime politique issu de la révolution mexicaine de 1910. Depuis la rébellion armée de 1994 et les négociations avec le gouvernement qui ont suivit, il y a eu plusieurs tentatives de fédérer les mouvements sociaux à partir des luttes indigènes dans tout le pays (La Otra Campaña, Congreso Nacional Indígena), tentatives qui jusqu’à maintenant ont échoué.
La victoire d’Andrés Manuel López Obrador (AMLO) à l’élection présidentielle de 2018, loin d’être une aubaine pour les communautés zapatistes, les a au contraire divisé. Le manque de perspectives d’un changement palpable pour les plus marginalisés a essoufflé le mouvement, certaines communautés ayant choisi d’accepter des petites aides gouvernementales alors que d’autres continuent à les refuser. A cela s’ajoute la
violence du narco-trafic qui a aussi gagné la frontière sud avec le Guatemala. Néanmoins, les résistances communautaires continuent, comme de multiples autres luttes sociales à travers le pays.
Pour le sociologue Fernando Matamoros Ponce [3], le pays demeure miné par la corruption et la violence. Selon lui, AMLO a réussi à récupérer les résistances sociales au néolibéralisme pour ensuite reproduire le vieux système corporatiste du PRI (parti au pouvoir sans interruption pendant 70 ans jusqu’en 2000), où des opportunistes professionnels se retrouvent à des postes clefs. Il dénonce la répression contre des mouvements sociaux, par exemple le mouvement contre la construction de la voie ferrée trans-continentale sensée concurrencer le canal de Panama et perçue par la population comme une menace à l’économie locale et à l’environnement.
Il dénonce aussi la militarisation croissante de la société, avec le recrutement de l’armée dans la « transformation » du pays. En effet, l’armée est non seulement appelée à remplacer la police dans la lutte contre le narco-trafic, mais aussi à gérer des compagnies publiques civiles, comme la compagnie aérienne Mexicana. Entretemps, les responsables de la participation de l’armée dans la disparition des étudiants d’Ayotzinapa en 2014 n’ont toujours pas été jugés ni même identifiés.
Le gouvernement d’AMLO se réclame de gauche et contre le néolibéralisme, mais il n’y a pas en place une politique claire qui remette intégralement en cause ce dernier. Après 6 ans de l’arrivée au pouvoir de MORENA, la redistribution des richesses reste très limitée, avec plus d’un tiers des 130 millions de Mexicains vivant encore sous le seuil de pauvreté et n’ayant pas accès à des soins de santé. Des décisions symboliques et des aides sociales comme la création d’une raffinerie de pétrole publique, l’augmentation des pensions de retraites et la création de bourses d’études supérieures aident à expliquer la popularité du président sortant (autour de 60% d’opinions favorables) [4]. Il faut aussi rappeler que récemment la Cour suprême du Mexique a enfin garantit le droit à l’avortement dans tout le pays, peu après que la Cour suprême des Etats-Unis ait démantelé ce droit.
Depuis la fin de la crise du COVID, l’économie a retrouvé la croissance, avec un PIB qui augmente d’environ 3% par an et un peso (monnaie nationale) qui s’est renforcé par rapport au dollar (passé de 23 pesos pour un dollar à 17 pesos pour un dollar ces dernières années). En six ans, le salaire minimum a certes significativement augmenté et la réforme de la loi du travail (2019) a permis de démocratiser les syndicats, mais le contexte économique favorable ne s’est pas traduit par davantage investissements dans des programmes sociaux, l’éducation, la santé et la recherche. En matière d’environnement et d’énergies renouvelables, les efforts ont été quasiment nuls.
La re-négociation du traité de libre commerce avec les Etats-Unis et le Canada (2018) fut l’occasion de réformer la loi du travail. Le nouvel accord garantit la création de cours internationales entre les trois pays pour condamner les entreprises qui violent les droits syndicaux dans les pays où elles opèrent. Selon Luis Espinosa Organista, qui travaille pour des syndicats des deux côtés de la frontière, on est cependant encore loin d’un mouvement syndical trans-national et indépendant qui puisse avoir un véritable impact sur les politiques économiques et sociales des gouvernements membres du traité. Entre autres difficultés, il y a toujours une méfiance des syndicats mexicains à l’égard des syndicats américains, autrefois utilisés par la CIA dans sa croisade anti-communiste en Amérique latine.
En matière de politique étrangère, AMLO a cherché une indépendance mesurée vis-à-vis des Etats-Unis pour éviter des confrontations ouvertes. Des accords passés entre les deux pays mettent le Mexique à contribution pour freiner le flux migratoire à travers le pays; l’année dernière, des dizaines de milliers de migrants des Caraïbes, d’Amérique centrale et du Sud ont été expulsés du Mexique. Par ailleurs, le Mexique a augmenté ses échanges commerciaux avec la Chine. AMLO réclame la libération de Julian Assange et vient de rejoindre l’Afrique du Sud dans sa plainte à l’ONU contre Israël pour génocide.
Pour la poursuite de sa « quatrième transformation » (« 4T ») [5], AMLO a choisi une femme de l’aile gauche de MORENA, d’autant plus que, avant même sa présidence, les femmes ont obtenu la parité au Congrès (parlement) et au Sénat. Petite-fille d’immigrés d’Europe de l’Est, Claudia Sheinbaum fut une dirigeante du mouvement étudiant de 1986, a obtenu un doctorat en sciences physiques en Californie et a travaillé comme chercheuse à l’Université de Mexico avant de s’engager en politique. Première femme élue maire de la capitale (2018), elle est en passe de devenir la première femme présidente en Amérique du Nord, mais on voit mal un véritable changement de cours sans des mouvements sociaux forts et indépendants.
Rémy Kachadourian
Source : https://blogs.mediapart.fr/remyka/blog/300524/mexique-quel-bilan-de-la-gauche-au-pouvoir
Notes
[1] Le Mouvement de Régénération Nationale (MORENA) est né en 2011 d’abord comme courrant au sein Parti de la Révolution Démocratique (PRD, formé en 1989). Ce qui reste du PRD fait maintenant partie de la principale coalition d’opposition avec le Parti d’Action Nationale (PAN) et le Parti Révolutionnaire Institutionnel (PRI).
[2] Dans une
interview en novembre 2023 de Julio Hernández (journaliste à
La Jornada), Paco Ignacio Taibo II parle de son dernier livre
Los Alegres Muchachos sur la génération de 1968 au Mexique et de la situation politique actuelle (en espagnol).
[3] Fernando Matamoros Ponce, diplômé de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) à Paris, est professeur-chercheur à l’Université autonome de Puebla. Il a publié
Mémoire et utopie au Mexique. Mythes, traditions et imaginaire indigène dans la Genèse du Néozapatisme (
Syllepse, 1998).
[4] La non-réélection reste inscrite dans la Constitution.
[5] «
Quatrième » en référence aux trois principaux événements historiques du pays: l’Indépendance, la Réforme et la Révolution.