MARE NOSTRUM

Noël 1992.  Au large de la Méditerranée, la tempête fait rage, la houle et les déferlantes immobilisent les pêcheurs et leurs chalutiers. Un manque à gagner insupportable qui n’a que trop duré. Enfin, la petite radio de bord donne le feu vert, rempli d’espoir, les pêcheurs prennent la mer.

L’équipage remonte les filets gonflés par les poissons. La pêche a été bonne. Mais au milieu des daurades, des corps ou du moins ce qu’il en reste. Des morceaux d’hommes, de femmes et d’enfants pris à jamais au piège. Une photo, une prière, un biberon… des petits objets rappelant que de l’autre côté de l’eau, ces migrants sont aimés. Du fond de la mer en tempête, c’est l’inégale répartition des richesses qui remonte inerte à la surface, coincée dans les filets des pêcheurs médusés.  Aussitôt recrachés par la mer, ces corps sans vie, ces rêves brisés, se voient rejetés à l’eau. Entre ici et là-bas, forcés à l’oubli, on garde les poissons, on jette les corps, on est bien peu de chose.

Le silence des pêcheurs face à cette marée humaine est tenu. Surtout ne pas parler, ne pas y penser non plus. « Alors quand on a vu les corps, forcément, on y a tous pensé, au poids des bars et des daurades couchés sur le pont dans les casiers, au prix auquel on allait les vendre, à l’argent qu’on avait déjà perdu et qu’on ne voulait pas perdre davantage. A ce que ça nous rapporterait de ramener les cadavres au port. Le calcul était simple. Réaliste. Il n’y avait de toute façon plus rien à faire pour eux, personne à sauver… ».

Mais l’amnésie, même collective, a un prix. Après la tempête, le calme… Lorsque que la pluie, le vent et les mouvements mécaniques quasi frénétiques des filets qu’on remonte cesse… Que reste-t-il ? Ce silence qui oppresse et qui emmène le spectateur dans une sorte de veillée funèbre. Les images de ces migrants déchiquetés par les vagues sont pourtant bien présentes dans les esprits des pêcheurs, comme une petite ritournelle qui ne vous quitte pas, qui vous obsède. A chaque nouvelle sortie en mer, une berceuse chantée, quelques fleurs jetées à l’eau, pour se souvenir, pour se dire qu’on n’est pas responsable mais qu’on a un cœur, une conscience. Quelques mots couchés sur un carnet de bord brisent l’accord silencieux de l’équipage. C’est une « guerre des pauvres » engendrée par un contexte mondial inégalitaire et violent qui se joue quotidiennement.

Du texte de l’auteure Belge Aïko Solovkine, on retient la mise en tension de nos idéaux, de nos valeurs de solidarité face à l’impératif économique, au sentiment d’impuissance et de fatalité. Les mots sont abrupts, sincères et toujours justes.

Le collectif Le Groupe Sanguin sublime le texte sur scène en emportant le spectateur dans les méandres de l’esprit des hommes face à la tragédie humaine. Pas de grand discours ni de leçon de morale, pas de larmes versées pour rien. La salle est transportée à bord du petit chalutier, prise par les sifflements du vent, le martellement de la pluie, les grondements du bateau et les casiers de poissions qu’on trie. Une scénographie créative, poétique et très efficace.

Mare nostrum est à découvrir absolument au Théâtre de la Vie, jusqu’au 26 janvier, à 20h00, du mardi au samedi.

Sarah Beaulieu