Voici un ouvrage très riche de chapitres de chercheurs et professionnels de la justice très qualifiés en ce que concerne l’évolution du phénomène mafioso. La nécessité de renouveler la compréhension de ce phénomène apparaît plus que jamais décisive vue aussi qu’au dernières élections communales à Palerme et régionales en Sicile ce sont des candidats amis de la mafia qui ont gagné.
Mafia : où en sommes-nous? Les études et les politiques antimafia (sous la dir. de Umberto Santino, Di Girolamo éditeur, 2022) c’est l’ouvrage qui recueille les contributions au colloque “Mafia et antimafia. L’état de la recherche et des politiques ces dernières années”, organisé par le Centre sicilien de documentation “Giuseppe Impastato” et par le Département “Cultures et société” de l’Université de Palerme, le 26 octobre 2017, à l’occasion du quarantième anniversaire de l’activité du Centro. L’ouvrage comprends les chapitres de Santino, Marco Santoro, Alessandra Dino, Monica Massari, Rocco Sciarrone, Antonio La Spina, Michele Prestipino, Franca Imbergamo, Piergiorgio Morosini et Ilaria Meli (toutes mis à jour). Anna Puglisi a partagé la direction de l’ouvrage.
Santino est auteur de nombre d’ouvrages, d’aucuns signés avec sa femme Anna Puglisi et tous comme production du Centre de documentation sicilien “Giuseppe Impastato». En particulier c’est à lui qu’on doit la théorie dite du “paradigme de la complexité” comme modèle d’interprétation du phénomène mafieux basé principalement sur l’hypothèse que le phénomène est le résultat de la relation interactive entre criminels, sujets sociaux et économiques, aspects politiques et même culturels; ainsi il analyse non seulement les organisations criminelles proprement dites, mais aussi le contexte social dans lequel elles opèrent, venant définir le concept de “bourgeoisie mafieuse”. On pourrait dire que ce “paradigme de la complexité” rejoigne la théorie de Edgard Morin et tout ce qui renvoi à la pluridisciplinarité. Une autre approche propose de considérer la mafia comme le résultat du role de power-brokers (intermédiaires de pouvoir) que les classes dominantes siciliennes adoptent afin d’arriver à avoir l’autonomie de gestion de la société local dans la négociation avec le dominant étranger qui depuis toujours s’impose à tour de role dans la Méditerranée et en Italie (voir ici et ici).
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L’introduction de Umberto Santino
Les recherches et les politiques antimafia.
Parmi les chapitres concernant les recherches on peut distinguer celles à caractère théorique et celles touchant des aspects particuliers.
L’approche ontologique.
Marco Santoro a abordé un problème fondamental: l’ontologie de la mafia. Qu’est-ce que la mafia réellement, au-delà des implicites et de ce qu’on entend dire, voire de la littérature qui prolifère sous diverses formes? Un point fixe, au moins pour un certain temps, c’est que la mafia existe. Le maxi-procès a démontré l’existence de l’association mafieuse Cosa Nostra, mais nous sommes dans le cadre de ce que Bourdieu appelait la «pensée d’État»: c’est-à-dire un sujet institutionnel, la magistrature d’instruction et de jugement, à partir de faits indéniables, l’exécution meurtres et massacres, et de la reconstruction de certains membres de cette association devenus “collaborateurs de justice”, ont consacré l’existence, la structure organisationnelle et l’activité de l’association Cosa Nostra. Mais il existe un désaccord parmi les universitaires sur la possibilité de définir le phénomène mafieux. Nous sommes dans le domaine du douteux. Les sciences sociales fonctionnent sur des hypothèses qui peuvent être vérifiées ou infirmées par la recherche, qui est également menée sur la base de méthodologies et de pratiques qui impliquent une certaine manière de voir et de représenter la réalité, ou ce que nous appelons la réalité.
La vision organisationnelle est certes préférable pour l’action de l’État, mais l’organisation n’est pas seulement sociale, mais aussi culturelle, dans le sens où agissent des réseaux de symboles, de significations, de rituels, de codes normatifs et comportementaux, de gestes, de langages. Et là commence le travail de l’approche que l’auteur a développé ces dernières années, dans la lignée du virage dit culturel, qui place au centre la culture mafieuse, dont il indique les sources et les exemples.
Santoro partage la thèse de la mafia comme sujet politique, même si une sorte d’ur-paradigme prévaut la désignant comme criminel; mais la mafia ne serait pas “mafia” si elle se résolvait dans la dimension criminelle. La catégorie “crime” est une catégorie politique, et le phénomène “mafia” peut être adéquatement représenté comme un polyèdre, tel qu’il est proposé avec le “paradigme de la complexité”. La notion de criminel doit aussi être complexifiée.
Il faut d’abord rappeler qu’il ne s’agit pas d’un phénomène local ou national mais qu’il se manifeste sous des formes différentes selon les pays et, en remontant dans l’histoire, les cités grecques, les seigneuries de la Renaissance, les institutions étudiées par les anthropologues ont des caractéristiques communes avec le phénomène mafieux.
Sortir du localisme et du nationalisme et d’une vision qui considère la mafia comme “autre” que l’État, ignorant tous les liens que les mafias entretiennent avec les sujets institutionnels, c’est là l’étape nécessaire pour concevoir des politiques éducatives anti-mafia non rhétoriques. Il faut souligner la centralité de l’État, l’étude de sa formation, la conscience que le monopole légitime de la force est plus sur le papier que mis en œuvre. L’État réel est différent de l’État formel et la mafia en tant qu’assemblage d’éléments apparemment hétérogènes, mais en fait mutuellement fonctionnels, fait souvent, sinon toujours, partie intégrante de l’équilibre des pouvoirs sur lequel l’État, pas seulement en Italie, s’est formé et consolidé au fil du temps.
Le problème de la leadership dans Cosa Nostra
En posant le problème du leadership dans Cosa Nostra, Alessandra Dino propose comme méthodologie une approche intégrée, interdisciplinaire, reflétant la “complexité” de la mafia: elle est à la fois organisation et système culturel, institution et entreprise, produit d’un déficit mais elle prospère également dans les économies développées, elle est transversale et interclasse. Partant de cette considération, la reconstruction des événements récents commence par le siège des “Corleonesi”, qui non seulement prennent le commandement mais transforment l’organisation traditionnellement pluraliste et collégiale en un régime dictatorial, et se poursuit avec les massacres du 1992 et 1993, mais le projet de massacre ne peut être analysé qu’au sein de l’organisation. D’autres sujets entreraient en jeu, un échantillon qui comprend des intérêts criminels d’autres pays, la franc-maçonnerie qui est habituellement définie comme “déviante”, l’extrémisme néo-fasciste, tous intéressés à poursuivre un projet sécessionniste. Une reconstruction qui n’a pas trouvé de confirmation judiciaire certaine, mais d’un point de vue historique et politique, l’image tiendrait le coup.
Et il y a là un problème fondamental qui voit s’opposer deux thèses, sinon deux faces : ceux qui, comme Falcone, croyaient que la Cosa Nostra ne recevrait d’ordres de personne, ne serait pas une agence criminelle vers laquelle on se tourne pour demander le service de la violence, et ceux qui croient que à tenir les rangs étaient d’autres sujets, extérieurs, à trouver dans le cadre institutionnel, qui seraient à la base des crimes politico-mafieux, pour lesquels on parlait de “convergence” entre pouvoir illégal et pouvoir institutionnel. Une combinaison qui n’est pas seulement épisodique et conjoncturelle.
D’un point de vue organisationnel, avec l’arrestation de Riina, la longue inaction de Provenzano lui aurait permis de redéfinir la structure organisationnelle, d’intensifier les relations avec la politique et les institutions, en minimisant le recours à la violence. Naîtrait un nouveau système de gouvernement qui mêle la dimension réticulaire à la centralisation des processus décisionnels et réajuste l’organisation à la mondialisation des marchés, à la diversification des secteurs, des trafics, des intérêts et des investissements. Ce serait la nouvelle modernisation de Cosa Nostra, qui laisse derrière elle les pratiques violentes, qui ont eu un effet boomerang.
Au regard de la situation actuelle, Cosa Nostra apparaît comme un système criminel en voie de mutation, dans lequel la corruption aurait gagné sur l’intimidation et la violence, de moins en moins agitée et de plus en plus possible et potentielle. La Cosa Nostra survivra-t-elle ou deviendra-t-elle quelque chose de similaire aux nouvelles mafias, en utilisant la méthode développée dans son parcours historique et en renonçant aux structures organisationnelles qui, plutôt que de se renforcer, rendent difficile la pratique des activités? Tout dépend des choix qu’il contient. Il y a un vide de leadership, une transition qui risque d’être permanente ou de durer on ne sait combien de temps. Les enquêteurs parlent d’une Cosa Nostra qui est toujours vitale, surtout à Palerme, et serait toujours unitaire, mais l’horizontalité, la structure fédérale, le renoncement à la violence prévalent plus que le verticalisme, mais les menaces et les projets d’assassinats pour les magistrats ne manquent pas. (notamment vis-à-vis de Di Matteo). La conclusion: l’hybridation avec le contexte économique et financier est telle qu’elle pose la question de savoir s’il est encore pertinent de parler de mafia.
La violence
Le problème de la violence n’est pas une donnée de l’archéologie mafieuse. Monica Massari dans son chapitre rappelle les recherches du Centre Impastato sur les meurtres et les guerres mafieuses publiées dans l’ouvrage La violenza programmata, soulignant la complexité du concept même de violence au sein de la recherche. La violence mafieuse n’est pas comparable à des modèles sous-culturels, déviants et marginaux; le meurtre est un projet, il fait partie d’un programme, à l’intérieur de l’organisation dans la course hégémonique, et à l’extérieur avec l’élimination de ceux qui entravent la stratégie mafieuse. Et c’est une clé pour comprendre l’évolution du phénomène mafieux, mêlant aspects instrumentaux, symboliques et identitaires.
Mais qu’est-ce qui a changé ces dernières années? Après 1992, l’année des massacres, au cours de laquelle les meurtres commis par les quatre mafias (Cosa Nostra, ‘Ndrangheta, Camorra, Sacra Corona Unita ns les Pouilles) ont atteint le plus haut niveau, avec 340 meurtres, il y a eu une nette diminution; seule la Camorra a continué à verser le sang quotidiennement et à partir de 1995, 50 % des meurtres mafieux en Italie étaient d’origine camorra. Mais ces dernières années, le pourcentage a atteint 80 à 90 %. Une guerre permanente.
L’étude de la violence de Camorra retrace les distinctions introduites par la recherche de Palerme et considère la violence à la fois comme ressource stratégique pour une offensive militaire et comme ressource sociale. Même ce que l’auteur appelle «la technicisation de l’exécution de la violence», avec l’utilisation d’armes et d’explosifs, rappelle le spectaculaire et l’expansion du scénario évoqué dans la violence planifiée. Mais il y a des particularités dans la violence de la Camorra: nous sommes face à une violence apparemment insensée, les agresseurs se disputant une sorte de primauté de la brutalité. Une violence intériorisée, routinière, quotidienne, répandue même en dehors du contexte de la Camorra. Formes de guérilla urbaine, avec des protagonistes mineurs qui exhibent leur capacité de violence avec des gestes spectaculaires comme les stese (les clans rivaux se disputent le territoire en utilisant des raids au cours desquels des coups de feu sont tirés en l’air pour affirmer leur domination sur la région), manifestations de pouvoir basées sur l’étalage de la violence de groupe. Comme prendre possession du quartier. Cela crée une sorte de colonisation psychique qui fait apparaître des actions normales, voire méritoires, qui annulent la perception de l’horreur. Le monopole étatique de la violence est ouvertement contesté par le monopole du groupe le plus capable d’exercer la violence à des fins ostensibles, contaminant et subordonnant le contexte social.
Réactions, manifestations d’indignation, activités anti-mafia ne parviennent pas à devenir culture partagée, tandis que l’usage de la violence est considéré comme naturel et incontournable, comme s’il faisait partie du paysage urbain. Une sortie possible d’un cadre obligatoire peut être une recherche qui étudie les comportements de ceux qui subissent des violences, en essayant de faire émerger un esprit communautaire, capable d’identifier les causes et les responsabilités du drame quotidien que l’on est contraint de vivre.
L’aire grise et le capital social
Riche en implications théoriques, le chapitre de Rocco Sciarrone sur la “zone grise”, définie comme “un champ organisationnel articulé et multiforme”. La définition des mafias au début de son chapitre, prévient l’auteur, est compatible avec le «paradigme de la complexité», en ce sens qu’elle en reprend les lignes fondamentales: la recherche du profit et du pouvoir, l’enracinement local, l’inclusion dans l’économie légale, la capacité d’influencer la vie politique et institutionnelle, la dotation d’un appareil militaire, le consensus social.
La perspective du «capital social» adoptée par Sciarrone dans un essai de 1998, serait la clé analytique pour expliquer les mécanismes de reproduction de la mafia. Reprenant l’analyse de Bourdieu, le capital social est défini comme «cet ensemble de ressources qui découle d’un réseau stable et durable de relations, de connaissances et de reconnaissance mutuelle» [faisant référence à Simmel il s’agit des cercles de reconnaissance sociale et morale qui forgent les mentalités et les comportements de ceux qu’y en font partie]. Ce sont des relations d’échanges matériels et symboliques, d’où découlent des ressources économiques, culturelles et sociales, indispensables au développement des activités mafieuses. La force de la mafia dépend de sa capacité à accumuler et à utiliser le capital social, c’est-à-dire qu’elle est liée au système relationnel plutôt qu’à l’organisation criminelle [dans les faits les deux se superposent tout comme chaque individu peut faire partie de plusieurs cercles sociaux]. Mais le problème n’est pas de peser plus ou moins, mais la capacité à lier la structure organisationnelle et l’éventail des relations entre elles. Ils sont dans une relation symbiotique, basée sur la réciprocité. Une organisation faible et mal gouvernée a peu de chances de pouvoir capter le capital social du système relationnel et ce dernier renforce et garantit en fin de compte la stabilité de l’organisation.
La soi-disant “zone grise” est un “champ organisationnel” particulier, c’est-à-dire “un espace dans lequel se déroulent des relations d’échange et de collusion”, au profit à la fois de la mafia et de sujets extérieurs. Mais il est difficile d’en déterminer l’ampleur et la composition; l’indétermination est tempérée, sinon résolue, par un ensemble de règles, de paradigmes réalistes et vérifiables, mais on peut se demander dans quelle mesure le problème inhérent à l’hypothèse de la “zone grise” est résolu, alors que ses contours sont difficilement rigidement traçables et la «géométrie variable» ne se prête pas à un périmètre fixe.
Ainsi se pose un dilemme au niveau de la répression et du contraste: les outils disponibles, comme la loi anti-mafia, sont plus efficaces lorsqu’ils doivent frapper des structures criminelles définies, au contraire ils ont du mal à faire face à l’action de la mafia dans un contexte champ organisationnel dans lequel ils opèrent, d’autres acteurs et connexions se configurent «entre corruption, illégalité économique, criminalité en col blanc et criminalité mafieuse: une connexion qui trouve son maximum de rencontre et de jonction dans la zone grise».
On pourrait dire que l’approche sociologique trace en quelque sorte l’indétermination voulue de la concurrence externe, dont la détermination limiterait le cadre d’applicabilité, alors que le cas ouvert l’expose au risque de discrétion et de non-résultat de la plupart des procédures judiciaires.
Les politiques antimafia
Innovation et criticité. Le code antimafia et les biens confisqués
Dans son chapitre, Antonio La Spina parle d’une transition d’une phase réactive qui se déroulerait jusqu’au milieu des années 1990, visant à faire face à l’offensive mafieuse qui, avec les massacres de 1992 et 1993, avait atteint le sommet de l’expression de la violence, à une phase proactive dans les politiques anti-mafia des années suivantes. L’expérience la plus emblématique de l’innovation politique peut être considérée comme le processus troublé du code anti-mafia, qui a également vu le rôle actif de sujets tels que les syndicats, les coopératives et les associations anti-mafia, avec une proposition de loi populaire visant à protéger les employés des entreprises confisquées. L’idée initiale de peaufiner également la loi anti-mafia, le 416 bis, a été très vite abandonnée et on s’est limités à des mesures préventives, personnelles et patrimoniales, mais aussi sur ce terrain, pendant des années, les travaux se sont poursuivis avec un chantier ouvert qui parfois a donné l’impression d’une voie sans issue.
L’un des problèmes qui a caractérisé le débat concernait la distinction entre les associations de type mafieux et les associations corrompues, suite à la proposition d’appliquer des mesures de prévention aux délits contre l’administration publique commis par des agents publics. Par rapport à la proposition initiale, un allégement a été opéré, limitant l’application des mesures aux seuls sujets appartenant à une simple association de malfaiteurs, qualifiés de “corrupteurs”. Il a été constaté que parmi les phénomènes de corruption, il en a de très graves, comme ceux concernant les grands travaux publics.
Dans tous les cas, même si les organisations corrompues peuvent être organisées de manière moins rigide que les associations mafieuses, elles ont des exigences minimales, telles que la répartition des tâches et le partage des objectifs, des formes et des règles concernant les comportements et les activités.
D’autre part, la définition d’une association de malfaiteurs pose des problèmes qui, pour prendre l’exemple le plus connu, sont apparus à propos du soi-disant “monde du milieu” à Rome, ce qui a donné lieu à des mesures contradictoires, avec la reconnaissance d’organisations s’inscrivant dans ce contexte en tant qu’associations de type mafieux, dans un premier temps, et avec l’exclusion de cette nature dans les mesures ultérieures. [l’expression «monde du milieu» a été créée à l’occasion de l’affaire éclaté à Rome où un chef d’une association qui s’occupait de migrants avec un très bien connu fasciste lié à des affaires criminelles avaient mis en place un système très rentables merci aussi à la complicité de bureaucrates et personnalités corrompus à ce propos … dans un enregistrement des coups de file entre les deux on a entendu: «avec les immigrés on fait davantage d’argent qu’avec la drogue»]
Nous sommes passés du danger de la personne à celui du bien, le soustrayant de sa fonctionnalité à la commission d’autres délits, comme la pollution du tissu économique par des opérations de simple blanchiment d’argent.
D’autres mesures concernent l’Agence des biens confisqués et là nous touchons à un problème qui devrait être au centre d’une stratégie anti-mafia qui devrait se développer comme une alternative au monde mafieux, en termes de gestion et de gestion des avoirs et de leur utilisation au profit de la communauté. La possibilité de planifier et de faire autre chose que la mafia devrait être le signe le plus emblématique d’un changement social.
Tout cela s’est déroulé alors que des enquêtes étaient en cours sur les pratiques en matière d’administration judiciaire des biens, gérées avec des méthodes personnalistes pouvant être qualifiées de délits. Des pratiques associées à d’autres «mésaventures» au sein de ce qu’on appelle l’anti-mafia, impliquant l’anti-racket, risquaient de se projeter avec des effets résolument négatifs sur l’ensemble du monde associatif anti-mafia. [on fait allusion ici aux épisodes qui ont conduit à l’incrimination de la juge chargé de la gestion des biens confisqués, notamment au cas Saguto condamnée à 8 ans, 10 mois et 15 jours de prison pour corruption, concussion et abus de fonction … elle avait géré de manière cliéntélaire et illégale les biens séquestrés à la mafia et choisissant des administrateurs judiciaires de ces biens parmi des professionnels amis en échange de faveurs et cadeaux].
Il convient d’adopter une approche systémique de la gestion des entreprises, appelées à coopérer entre elles et à se mettre en réseau. La plupart des avoirs confisqués restent inutilisés. La loi 109 a marqué un changement nécessaire mais il n’y a pas d’investissement adéquat. Malgré quelques réemplois réussis, un tiers des biens proposés ne sont pas absorbés par le territoire ; il y a des biens qui restent dans une impasse qui implique des coûts et aucun avantage, ou parce qu’ils ne sont pas destinés ou destinés et non utilisés.
Les “nouvelles mafias” sont-elles des mafias?
Le problème de la classification des associations délinquantes posé par La Spina, on l’a vu, concernait notamment le soi-disant «monde du milieu»; le chapitre de Michele Prestipino, qui fut au centre des événements judiciaires, s’y réfèrent et y est consacré. Prestipino se déclare hérétique au regard de l’orthodoxie et de l’exégèse dogmatique de la législation anti-mafia. Avec quelques reliefs de fond. Il y a eu un sérieux retard dans l’analyse et donc dans la législation et il donne un exemple concret: le concept de «bourgeoisie mafieuse» introduit par Santino (un livre paru en 1994 est cité, mais c’est un recueil d’interventions et d’essais, et le premier date de 1971) a été adopté par la Cour suprême vingt ans plus tard, mais il faudrait en ajouter 20 autres, et c’est devenu monnaie courante. On est donc arrivé très tard à une vision de la mafia qui ne se limite pas à enregistrer l’association mafieuse mais aussi, et non pas comme un aspect secondaire, mais comme aspect constitutif, du système relationnel. Mais on pourrait dire que la loi anti-mafia qui, avec le 416 bis introduit l’association de type mafieux dans le code pénal, marche avec un retard qui frise un siècle et demi.
Le problème au centre de la chapitre de Prestipino est la méthode mafieuse, c’est-à-dire l’intimidation et l’assujettissement produits par le lien mafieux et cette méthode se retrouve également dans les “nouvelles mafias”. Et dans des environnements qui semblent sans méfiance. Cela ne veut pas dire qu’ils sont le clone de Cosa Nostra, mais qu’ils présentent les aspects fondamentaux du modèle mafieux. Et cela aussi pour un aspect, qui à vrai dire n’apparaît pas dans l’affaire pénale mais est entré dans l’usage jurisprudentiel, scientifique et médiatique, c’est-à-dire le contrôle du territoire, que Santino appelle la “seigneurie territoriale”, aussi effective ou potentiellement domination totalitaire sur les activités qui se déroulent dans un espace spécifique, ainsi que sur les comportements et les relations interpersonnelles. Seulement que cette seigneurie, dans les nouvelles mafias, ne concerne pas un territoire, mais peut concerner quelque chose de plus limité: un secteur d’activité, un «milieu», par exemple le contexte social de l’ethnie, une chaîne entre production et commercialisation d’un produit, une caractéristique importante de l’espace dans lequel une organisation agit.
Les incertitudes de la Cour suprême sont l’indice d’une difficulté venant d’une croyance difficile à ébranler: la mafia est la sicilienne, et si l’assimilation à ce modèle n’est pas possible, inutile de parler de mafia.
Mais le problème n’est pas la réplication du modèle historique et sociologique, mais l’utilisation d’une affaire pénale, qui est affectée par ce modèle mais qui a sa spécificité et son autonomie. Cependant, c’est un fait que la loi anti-mafia est calquée sur la mafia sicilienne, elle est née de l’urgence provoquée par la violence mafieuse qui a frappé le sommet des institutions et cet acte de naissance a son propre poids. Outre la référence à la Camorra, les autres mafias se sont ajoutées progressivement, suivant le chemin de leur manifestation. Et si cela était vrai pour les mafias historiques, plus facilement calquées sur le modèle sicilien, pour les «nouvelles mafias», des problèmes ne pouvaient manquer de se poser et la jurisprudence a tenté de les résoudre avec des issues problématiques.
Encore sur les mafias romaines
Certains groupes opérant à Rome ont été judiciairement reconnus comme des associations de type mafieux. Ilaria Meli, docteur en sciences sociales appliquées, s’en est occupée dans ses études, et nous lui avons demandé d’analyser ces nouvelles réalités.
Rome était considérée comme une île heureuse, alors qu’elle était un laboratoire criminel dans lequel opéraient des mafias historiques et des phénomènes criminels indigènes. Une pluralité de paradigmes organisationnels a été configurée. Au cours des dernières décennies, Cosa Nostra, la ‘Ndrangheta et la Camorra se sont partagées activités et territoire et les petits groupes locaux, les «batteries», ont commencé à se structurer. L’exemple le plus connu est le gang de Magliana, un carrefour où se rencontraient des criminels de quartier, des professionnels, des entrepreneurs, des sujets de l’échantillon que l’on appelle habituellement les “pouvoirs occultes”. Aujourd’hui, l’image se présente comme un exemple de coexistence, avec les mafias historiques qui ont dû s’adapter et les soi-disant “mafias romaines” qui se sont consolidées. Mais qui sont les Fasciani, les Spada, les Casamonica? Ce sont des phénomènes hybrides, basés sur des relations familiales; les Spada et Casamonica sont d’origine rom et leurs liens se renforcent avec une stratégie de planification matrimoniale. Comment ont-ils réussi à acquérir la méthode mafieuse? La phase que l’on pourrait qualifier d’«accumulation originelle» passe par l’usure et les petits trafics qui ont ouvert la voie au trafic de drogue et au réinvestissement des recettes dans les secteurs légaux, du commerce à la restauration, en passant par les paris illégaux. Des activités qui favorisent l’enracinement local et l’acquisition du consensus. A côté de ces groupes, les soi-disant “narcotiques” prolifèrent dans les banlieues, suscités par des conditions marginales dans lesquelles le trafic de drogue agit comme un système de protection sociale. En tête des rangs des différents groupes se trouvent des figures charismatiques comme les chefs de famille, il y a aussi de la place pour les femmes, avec un rôle de suppléance. La coordination est basée avant tout sur le prestige de certaines figures, mais il y a aussi une référence à des personnages issus des mafias historiques. Le contexte dans lequel ils opèrent est dominé par des phénomènes tels que le terrorisme, la criminalité politique et économique, un système de corruption généralisé.
Une sorte de paradoxe: les différents groupes ont fait l’objet d’une attention médiatique considérable qui n’a cependant pas suscité d’alarme sociale. L’idée continue de prévaloir que le crime capitolin est un phénomène de coutume, de folklore local: un crime plébéien, personnifié par des masques de carnaval comme Meo Patacca ou Rugantino, gentil et certainement pas dangereux. C’est la bourgeoisie des films de Scola et Pasolini, qui n’est pas considérée comme capable de construire de véritables organisations, encore moins de type mafieux. Cette image s’est également reflétée dans le domaine judiciaire.
Le tournant aurait eu lieu avec la nomination de Giuseppe Pignatone au poste de procureur de Rome; s’y est ajouté son adjoint Michele Prestipino, doté de l’expérience acquise à Palerme et Reggio Calabria. Ce n’est qu’avec leur travail qu’on a eu l’application du 416 bis aux groupes Fasciani, Spada et Casamonica, alors que pour la mafia de la capitale, le recours à l’association de type mafieux était exclu.
Les mafias romaines posent des problèmes, des défis conceptuels d’ordre général: c’est la même idée de la mafia qui est remise en cause. Peut-on parler de mafia uniquement pour les historiques ou la méthode mafieuse peut-elle aussi être adoptée par des sujets qui prolifèrent loin de la mère-patrie?
La Procure nationale antimafia
Il est connu que la DIA (Direction d’Investigation Antimafia) et la DNA (Direction Nationale Antimafia) connue sous le nom de Procureur national anti-mafia, sont les poutres porteuses de l’architecture conçue par Giovanni Falcone qui a repensé la stratégie de l’institution anti-mafia. La DIA a déclenché un engagement unifié des forces impliquées dans l’enquête sur le crime organisé, historiquement divisées et marquées par un esprit de compétition qui n’a certainement pas aidé à l’efficacité de l’action. On s’en souvient, à l’époque la proposition du Procureur rencontrait plus de dissensions que de consensus, ou du moins des perplexités qui s’inscrivent dans un scénario fait de contrastes explicites ou implicites, d’aversions plus ou moins déclarées, d’éloignements qui ont marqué la vie de Giovanni Falcone.
Franca Imbergamo qui, après des expériences significatives en tant que procureur (rappelons celles des procès des responsables de l’assassinat de Peppino Impastato), est au Parquet national antimafia depuis 2012 et s’occupe des territoires siciliens. Dans son chapitre, il reprend le thème du retard dans l’analyse (par exemple en ce qui concerne la “bourgeoisie mafieuse”) et donc dans les pratiques judiciaires auxquelles Prestipino fait référence et parle d'”hypocrisie institutionnelle”. Ce n’est pas un retard innocent. Et l’exemple le plus connu concerne l’enquête «Mafia, proxénétisme», qui remonte à 1989.
En ce qui concerne le Parquet national, l’idée est née avec une approche différente de celle qui a été réalisée plus tard; les procureurs de district anti-mafia ont été formés et le procureur national a dû s’occuper d’un «autre», dont le premier ne s’est pas occupé. Cela a été écrit dans une note de Giovanni Falcone en marge d’une conférence du Conseil Supérieure de la Magistrature (CSM). Puis il y a eu les massacres de ’92 et ’93. Le Parquet national a une nature étrange: il n’a pas de pouvoir d’enquête, il n’a pas de pouvoirs autonomes, sauf s’il se saisi des enquêtes faites par d’autres. Et des situations désagréables se sont produites dans les relations avec les procureurs de district. En 2015, elle s’est vu confier la compétence antiterroriste. Mais même alors, aucun pouvoir autonome n’était attribué. Le problème se pose: pourquoi ne pas confier au Parquet national la possibilité de promouvoir des enquêtes sur l’ensemble du territoire national lorsque les faits sont d’une particulière gravité et touchent des territoires différents?
Récemment, le législateur a doté le Parquet national d’un pouvoir d’initiative autonome pour les mesures de prévention des personnes et des biens, il s’agit de tâches importantes mais limitées. Le Parquet national ne peut se limiter à l’élaboration des rapports annuels, il faut faire un saut qualitatif, redéfinir ses missions et ses pouvoirs.
Que se passe-t-il au CSM?
Depuis le non à Falcone jusqu’au système Palamara.
L’état de la magistrature en Italia et la nécessité de reformer l’organisation de l’administration de la justice.
Dans le chapitre de Piergiorgio Morosini, membre professionnel du Conseil supérieur de la magistrature de 2014 à 2018, ne pouvait pas manquer la référence aux épreuves qui ont marqué la vie de Giovanni Falcone. Sa candidature avait été rejetée, ainsi que son espoir de remplacer Antonino Caponnetto à la tête du Bureau de l’Instruction (des procès) ont été frustrés et le même sort aurait pu avoir l’aspiration à occuper le poste de procureur national anti-mafia, même si la Direction Nationale Antimafia était sa créature. La perception est que le CSM est un organe dans lequel les jeux de pouvoir prévalent et empêchent les choix rationnels. Ces dernières années, on a lu sur les journaux les messages via le portable de Palamara donnant un sombre tableau: l’affaire Palamara comme espionne d’un système de pouvoir qui impliquait des magistrats et des sujets extérieurs, qui avaient intérêt à exercer un rôle décisif dans la désignation des postes de procureur, après l’introduction dans l’appareil judiciaire d’un principe hiérarchique qui confère tous les pouvoirs aux procureurs généraux et limite le rôle des magistrats, rétrogradés à des salariés.
Mais quels seraient le rôle et les tâches du CSM? Une tâche particulièrement délicate est l’attribution sur le territoire des compétences appropriées aux fonctions que les magistrats doivent exercer dans un pays où existent des mafias historiques et des groupes émergents assimilables à des mafias. Mais il ne s’agit pas seulement de compétences, mais aussi de sensibilité. Le commerçant, l’entrepreneur qui dénonce les extorqueurs ne confie son existence même (car il risque sa vie) qu’à un magistrat qui doit être conscient des risques qu’il encourt.
Une autre compétence concerne les propositions législatives et le rôle joué dans la gestation du code antimafia, rappelant la polémique sur l’extension des mesures de prévention au phénomène de la corruption.
En ce qui concerne la rotation des administrateurs judiciaires, “l’affaire Palerme” (la référence est à l’inculpation de la juge Saguto pour sa gestion illicite de son bureau) nous interroge sur ce qui n’a pas fonctionné dans le système de contrôle.
Une question particulièrement sensible est celle des mineurs issus de familles mafieuses, destinés à faire partie de l’organisation criminelle. Le CSM l’a considéré comme une nouvelle frontière de l’antimafia et a posé le problème de leur resocialisation avec des politiques qui marquent un point d’équilibre entre le droit et le devoir à la parentalité et la sauvegarde de l’intérêt du mineur, avec le recours transitoire aux services sociaux. Dans cette optique, le CSM a signé des protocoles avec ceux qui peuvent mener à bien cette tâche, avec le projet «Libres de choisir». Il y a danger de création d’un état éthique, mais la question qui se pose est celle de la création de circuits alternatifs qui éloignent les mineurs d’un destin déjà marqué.
Stefano Rodotà a parlé du “droit d’avoir des droits” et la recherche de la vérité devrait faire partie de ce droit. Sur les massacres qui ont ensanglanté notre pays, il faut dépasser la dimension judiciaire. Dans d’autres pays, qui ont connu des attentats graves, des coups d’État, des dictatures féroces, des expériences exemplaires ont été vécues avec des moments de confrontation entre institutions et citoyens, une sorte d’aveu collectif. Même en Italie, quelque chose comme ça devrait être fait.
Salvatore palidda
Professeur de sociologie à l’université de Gênes (Italie)
Source : https://blogs.mediapart.fr/salvatore-palidda/blog/041022/mafia-ou-en-sommes-nous-les-etudes-et-les-politiques-antimafia