Au cours du mois de décembre 2018, deux inquiétants sujets de préoccupation ont fait la une des médias européens. D’un côté, une jacquerie inattendue (les « gilets jaunes ») a rappelé que la montée des inégalités présente des limites qui, une fois franchies, peuvent déboucher sur une lutte des classes physiquement violente. D’un autre côté, à Katowice, la réunion de la COP24 a démontré que, malgré leurs belles promesses, les gouvernements n’ont pas avancé significativement sur la question climatique qui, pourtant, met en péril l’espèce humaine en tant que telle.
L’impuissance publique
Si l’ampleur de ces deux défis n’échappe à personne, on mesure avec une clarté au moins égale l’impéritie des gouvernements, en ce compris des gouvernements européens. Certes, ceux-ci adorent conspuer les lugubres clowneries du président Trump, qui n’hésite pas à proclamer que « le réchauffement climatique est un hoax chinois » ou que « la guerre contre la pauvreté est gagnée » (sic). Non, les Européens ne se laisseraient jamais aller à une attitude aussi obscène ! Dans de belles envolées égalitaristes devant les enceintes internationales, ils affichent avec ardeur leurs préoccupations sociales. Au travers des yeux bleus du président Macron, ils fixent virilement la crise climatique et partent en croisade contre le monstre du réchauffement.
Pourtant, de Paris à Athènes, d’Amsterdam à Lisbonne, la crise sociale du XXIe siècle s’aggrave, au point de réveiller racisme, populisme, et lutte des classes Quant à la préservation de l’environnement, elle n’est pas mieux traitée en Europe qu’ailleurs. Comment croire une minute les promesses d’un gouvernement français dont Nicolas Hulot a claqué la porte en constatant le blocage systématique de ses propositions ; les engagements écologistes d’une Commission européenne qui n’interdit pas le glyphosate ; les déclarations vertueuses d’une ministre belge à Katowice qui, dès son retour, bloque les directives fixant à la hausse les ambitions énergétiques ; la sincérité d’un Parlement européen qui impose une nouvelle vague de libre-échange sans précautions spéciales, ni sur le plan social, ni sur le plan environnemental ? La palme du déni grotesque revient aux Américains, mais celle de l’hypocrisie policée appartient sans conteste aux Européens.
La question n’est plus celle de savoir si les gouvernements – tous partis confondus – sont à la hauteur de la tâche. Elle est plutôt celle de comprendre pourquoi nous nous trouvons dans une telle situation d’impuissance publique.
Le problème principal du Vieux Continent tient, selon moi, au cycle vicieux dans lequel s’enfoncent ses appareils étatiques, jadis si puissants. Trois séries de facteurs structurels méritent d’être épinglés : une crise de financement dramatique ; la transnationalisation des sociétés ; et la généralisation d’une croyance désastreuse, celle de la dysfonctionnalité ontologique de l’État.
La rupture du pacte d’après-guerre
Aucun doute : le premier facteur de l’impuissance de l’État tient, tout simplement, à son absence de ressources suffisantes. L’État est enchaîné par une dette impayable qui le prive durablement de ses facultés de régulation.
Cet endettement public n’a rien de naturel. Il date du changement, dans les années 1980, des rapports entre capital privé et trésor public. Jusqu’alors, le pacte de 1945 assurait le financement, par voie fiscale, d’un État créateur de services publics, pourvoyeur d’assurances sociales, et garant de l’expansion de la classe moyenne. Sous forme d’impôts consentis, une part substantielle des gains de productivité passait directement dans le trésor public pour être redistribué aux différentes classes sociales. Cet équilibre vertueux a basculé dans les années 1980, quand le capital privé a rompu le pacte d’après-guerre. Les détenteurs de capital ont alors déclaré la prévalence des shareholders dans la distribution des profits au sein des entreprises, au détriment des salariés dont la progression des rémunérations a été fortement ralentie, voire bloquée[1] ; et ont imposé une réduction toujours plus forte de l’impôt sur les profits au sein des nations, au détriment du contribuable moyen. Depuis lors, les États-nations ne peuvent plus que très partiellement compter sur les bénéfices de la croissance générée sur leur propre territoire. La libéralisation des marchés des capitaux, dans les années 1980, a permis aux profits de s’échapper, légalement encore plus souvent que par fraude, vers des placements transnationaux. Ils ont été multipliés comme des petits pains par les miracles peu divins de l’ingénierie financière, au nez et à la barbe d’États de plus en plus appauvris.
L’endettement de l’État
Cependant, ces États ne voyaient pas, pour autant, diminuer leurs besoins de liquidités. Le sous-financement chronique a alors été progressivement comblé par des prêts en provenance du système bancaire international. Cette solution satisfaisait beaucoup de monde en Europe. Des services publics ont pu être maintenus à flots ; la classe politique a pu rencontrer, du côté de ses électeurs, une demande d’État social qui ne faiblissait pas ; et les propriétaires voyaient les capitaux gonfler grâce aux prêts consentis aux États. Le côté sombre du processus est que le risque de système s’en est trouvé considérablement accru, comme l’a montré la crise de 2008-2010. Nonobstant ce troublant détail, l’endettement public s’est consolidé au point de devenir un système d’État nouveau, bien différent de l’État fiscal d’après-guerre[2]. Et la dette souveraine a grimpé de manière irrépressible, dans tous les pays européens.
Le résultat ? La perte sèche de l’autonomie d’action publique. L’État ne dispose plus de marge de manœuvre socio-économique. Il est désormais incapable de lever les budgets nécessaires pour affronter des situations sociales nouvelles[3]. Vu sa structure budgétaire, l’État social n’est plus en mesure d’anticiper. Il raisonne comme s’il était, désormais, en opération survie permanente.
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Jean De Munck
[1] Si on distingue, dans les gains de productivité, entre la part qui revient au capital et la part qui revient au travail, on doit constater que, depuis les années 1980, cette dernière tend à baisser dans tous les pays du monde. Cf. à ce sujet le très instructif rapport de l’O.I.T., « Rapport mondial sur les salaires », 2016-2017, pages 17-18.
[2] Wolfgang Streeck en a fait la théorie, dans Du temps acheté. La crise sans cesse ajournée du capitalisme démocratique, Paris, Gallimard Folio Essais. Un dossier, dirigé par Julia Christ et Gildas Salmon, de la revue annuelle « Raisons pratiques » (Paris : EHESS) a été consacré en 2018 aux thèses sociologiques de Wolfgang Streeck, sous le titre de La dette souveraine.
[3] Ainsi par exemple, les 10 milliards lâchés par Emmanuel Macron pour répondre aux « gilets jaunes » représentent une dépense qui pourrait mettre en difficulté l’État français sur les places financières, nonobstant son insuffisance radicale (du point de vue des besoins qu’elle prétend couvrir). Autre exemple, humainement gravissime : en 2015, les États européens ont été incapables de rassembler un budget social dédié à l’affluence imprévue de réfugiés. Ils ont donc, avec une cruauté médiévale, délibérément laissé dans les rues des adultes et enfants pauvres. On a dit, à juste titre, que cette politique témoignait d’un abaissement moral et civilisationnel considérable. Mais on a peu souligné l’aspect économique du problème : même si la volonté politique avait été au rendez-vous, dans l’état actuel des budgets nationaux, l’État aurait, sur le moyen terme, manqué des ressources nécessaires à un programme structurel d’accueil des migrants imprévus.
[4] Cassirer E. (1946), Le mythe de l’Etat, trad. B. Vergely, éd. franç. 1993, Paris : Gallimard (Nrf).
[5] La nostalgie semble en Europe un sentiment bien difficile à combattre, malgré l’évidence de ses effets inhibants. Wolfgang Streeck lui-même semble incapable de le dépasser. Cf. sa peu convaincante postface à son livre « Du temps acheté », en réponse à Jürgen Habermas.