Les salaires minimums au XXIe siècle (2)

Je présente dans ce billet la partie de l’étude que je n’ai pas pu terminer dans celui de la semaine dernière. Je rappelle que cette étude est intitulée Minimum wages in the 21st century, qu’elle a été réalisée par Arindrajit Dube et Attila S. Lindner et qu’elle a été publiée notamment par le National Bureau of Economic Research (NBER) en août 2024. Notons que je l’ai téléchargée sur mon disque pour éviter des problèmes, car l’accès aux études du NBER n’est habituellement pas gratuit.

4. Marges de manœuvre : L’impact d’une hausse du salaire minimum peut avoir des effets sur une foule d’aspects. Voici selon les auteurs les plus importants :

1. l’augmentation des salaires;
2. le non-respect de la politique (salaires versés inférieurs au salaire minimum)
3. la réduction de la rémunération non salariale ou des avantages (par exemple, les avantages sociaux ou les conditions de travail);
4. les modifications de l’emploi (par exemple, les entrées et sorties de l’entreprise et le remplacement des travailleur·euses par d’autres intrants);
5. les modifications au taux d’activité;
6. le recul des salaires des travailleurs les plus qualifiés;
7. les répercussions sur les consommateurs·trices lorsque la hausse du coût de production leur est transférée;
8. les répercussions sur les fournisseurs par la baisse des prix des intrants (par exemple, loyers, prix des biens et services intermédiaires);
9. les répercussions sur les propriétaires d’entreprises par une baisse des bénéfices;
10. la baisse du roulement de la main-d’œuvre et la réduction des coûts grâce à la baisse des dépenses d’embauche et de formation;
11. l’amélioration de la productivité (effort accru, réorganisation, meilleure efficacité de l’allocation, baisse du roulement, etc.).

4.1. Examen des données relatives aux différentes marges de manœuvre : Les auteurs précisent que si certaines de ces marges sont bien documentées, d’autres le sont peu ou pas. Cela explique que leur analyse différera selon la marge abordée.

4.1.1. Le non-respect de la politique : L’intérêt premier des études sur les impacts d’une hausse du salaire minimum repose sur le fait que cette hausse augmente les coûts de la main-d’œuvre. Par contre, si les employeurs peuvent éviter cet effet sur leurs coûts, soit en diminuant les avantages non salariaux ou plus simplement en n’accordant pas cette hausse, il n’y aurait aucune raison qu’il y ait des impacts sur l’emploi. Les auteurs mentionnent quelques moyens (5) que les employeurs peuvent utiliser pour ne pas se conformer à la hausse du salaire minimum. Ils expliquent qu’il y a cependant bien des raisons de s’y conformer autres que la peur des inspections et des plaintes. En effet, cela pourrait mener entre autres à une forte augmentation du roulement de personnel et à détruire la réputation d’une entreprise.

Même s’il n’est pas facile de quantifier la fréquence du non-respect, des chercheur·euses ont utilisé des données d’enquêtes sur les salaires ou d’autres sources de données pour constater que, selon les études, entre 20 % et 40 % des travailleur·euses au salaire minimum déclarent des salaires horaires inférieurs. Ces proportions peuvent sembler élevées, mais demeurent inférieures aux dérogations d’autres règlements sur le travail, comme le paiement des heures supplémentaires, la durée des pauses et le non-paiement de toutes les heures travaillées (pour une liste plus exhaustive de ces vols et des estimations de leur ampleur, voir ce billet ou celui-ci sur les vols de salaires chez les travailleur.euses étranger.ères aux États-Unis). Une autre étude faite en Allemagne arrive à entre 7 % et 25 %. Ces études ont aussi constaté que l’ampleur de ces vols augmente en fonction du niveau du salaire minimum. Les auteurs mentionnent ces taux avec prudence, car il y a souvent des erreurs dans les enquêtes sur les salaires, les répondant·es pouvant aussi bien surestimer que sous-estimer leur salaire horaire. Les auteurs concluent qu’il serait étonnant que ce facteur influence de façon significative les résultats des études sur l’impact des hausses du salaire minimum sur l’emploi, car toutes les données (d’enquêtes et administratives) montrent des hausses cohérentes de revenus chez ces travailleur·euses après une hausse du salaire minimum, ce qui montre que les voleurs augmentent aussi les salaires qu’ils versent à leurs travailleur·euses même s’il reste inférieur au salaire minimum. Ça reste aussi lamentable, mais cela ne peut pas influencer les résultats des études sur les impacts des hausses du salaire minimum.

4.1.2. Les avantages non salariaux : Les entreprises peuvent aussi diminuer les avantages non salariaux, comme les avantages sociaux (assurances, fonds de retraite, paye de vacances, etc.). Par contre, ces avantages peuvent aussi augmenter au rythme de la hausse du salaire minimum lorsqu’ils lui sont liés. Il est toutefois très difficile d’obtenir des données précises à ce sujet. Une étude sur le sujet n’a trouvé aucun impact discernable sur les avantages sociaux ni sur les conditions de travail (horaires, santé et sécurité au travail, etc.). Une autre étude, portant sur une très grosse hausse du salaire minimum en Hongrie, n’a rien a trouvé elle non plus. Une autre a trouvé une baisse des contributions à des assurances santé évaluée à environ 10 % de la hausse salariale. Il n’y aurait pas non plus de conséquences sur la formation en milieu de travail, sinon une hausse pour améliorer la productivité des travailleur·euses. On observe plutôt une baisse de roulement et une plus grande facilité pour embaucher d’autres travailleur·euses.

4.1.3. Autres mécanismes de substitution : Des études ont constaté un impact sur le remplacement des travailleur·euses par des machines (dont des robots) en Hongrie et parfois dans le secteur manufacturier en Chine, avec une hausse des investissements et une légère baisse de l’emploi dans les entreprises les plus touchées par la hausse du salaire minimum, conformément à la théorie orthodoxe. Par contre, cet impact n’est observé que dans des études portant sur des entreprises précises, sans aucun impact sur les données macroéconomiques sur le stock de capital.

On n’observe pas vraiment d’effet de substitution entre les emplois à bas salaires et à salaires élevés, mais uniquement des baisses dans les emplois à bas salaires routiniers, mais ces pertes d’emplois sont compensées par des embauches dans d’autres entreprises.

4.1.4. Le roulement des entreprises (entrées et sorties) : Le taux de sorties (ou de fermetures) des entreprises les plus touchées par une hausse du salaire minimum augmente après ces hausses. Cet effet s’observe surtout dans la restauration, mais surtout par la fermeture de restaurants mal cotés et les moins rentables. Par contre, les travailleur·euses ainsi touché·es trouvent en général un nouvel emploi dans des entreprises plus productives. En général, et c’est ce que des études observent, ce type de réallocation résulte en un gain de productivité sans perte d’emplois. On n’observe toutefois pas davantage de nouvelles entrées (ouvertures) qu’à l’habitude, mais plutôt une croissance dans les entreprises existantes. Cela dit, les entreprises qui ouvrent utilisent en général de l’équipement plus efficace. Au bout du compte, il y aura moins d’entreprises, mais pas nécessairement moins d’emplois.

4.1.5. Les migrations et le taux d’activité : Théoriquement, les pertes d’emplois dues à une hausse du salaire minimum favorisent une migration externe des personnes qui ont perdu leur emploi et une migration interne de personnes qui voudront profiter du salaire minimum plus élevé. Il peut aussi porter plus de personnes inactives à intégrer le marché du travail, faisant ainsi augmenter le taux d’activité. Les études empiriques vont dans tous les sens dépendant des territoires et époques étudiées, ce qui montre tout de même que l’impact global de ces tendances ne peut pas être précisément estimé. Et il en est de même de l’impact du niveau et des hausses du salaire minimum sur le lieu d’établissement des immigrants.

Sur l’impact d’une hausse du salaire minimum sur le taux d’activité, les auteurs citent des études qui vont dans tous les sens : hausse, baisse et aucun! Il en est de même de son impact sur le taux de chômage, des études ne voyant aucun impact autre qu’une légère baisse du chômage en raison d’une augmentation des efforts des personnes en chômage pour trouver un emploi.

4.1.6. Réduction des salaires des travailleur·euses plus qualifié·es : Les données sur cette possibilité théorique ne montrent aucun impact du genre, et même le contraire!

4.1.7. Hausse des prix et réactions des consommateurs·trices : Cette possibilité a été examinée dans de nombreuses études. La majorité d’entre elles montrent des hausses de prix après celle du salaire minimum, mais avec des ampleurs variables, parfois inférieures ou supérieures au coût de la hausse du salaire minimum et le plus souvent équivalente, le tout pouvant varier selon les industries. De même, l’impact sur les ventes varie d’un secteur à l’autre et d’une étude à l’autre. La majorité des études qui ont examiné la qualité des services ont vu une amélioration, probablement due à la baisse du roulement de personnel et à la plus grande satisfaction des travailleur·euses.

4.1.8. Prix des intrants et des loyers : Les entreprises touchées pourraient être tentées de transférer à leurs fournisseurs une partie du coût lié à la hausse du salaire minimum, ou de diminuer les loyers qu’ils payent. Les études ont peu examiné ces deux sujets, et celles qui l’ont fait n’ont rien trouvé de concluant. Les auteurs concluent en recommandant que des recherches plus exhaustives soient entreprises sur ces questions.

4.1.9 Profits : Encore là, les études portant sur ce sujet vont dans tous les sens, mais les auteurs concluent à une baisse modeste des profits.

4.1.10. Baisse du taux de roulement de la main-d’œuvre et réduction des coûts de formation : Bien des analystes ont mentionné ces deux impacts positifs à une hausse du salaire minimum et les études examinant ces questions sont nombreuses. La grande majorité (12 sur 14) de ces études ont observé une baisse du taux de roulement et donc des coûts d’embauche et de formation dans les entreprises les plus touchées par une hausse du salaire minimum.

4.1.11. Productivité : La baisse du taux de roulement de la main-d’œuvre et la hausse de satisfaction des travailleur·euses laisse supposer une hausse de la productivité. Historiquement, peu d’études ont examiné cette question, mais des études plus récentes l’ont fait et ont trouvé une hausse significative de la productivité, sans toutefois pouvoir l’associer à des facteurs précis (hausse des prix, baisse du roulement, fermeture des entreprises les moins productives ou autres). D’autres études ont attribué la hausse de la productivité à une augmentation de la production et à l’amélioration des services, deux facteurs pouvant aussi être influencés par la hausse du salaire minimum et à la baisse du taux de roulement.

4.2. Résumé des constats sur les marges de manœuvre : Comme l’impact sur l’emploi d’une hausse du salaire minimum est à peu près nul, il est normal de s’attendre à des impacts sur les autres domaines sur lesquels les employeurs peuvent contrôler. Les auteurs estiment qu’environ 80 % du coût associé à une hausse du salaire minimum est refilé aux consommateurs·trices sans que ces personnes réduisent leurs achats en quantité. L’amélioration de la productivité due à la baisse du taux de roulement et des coûts de formation, à l’amélioration de la qualité des services et à la hausse de l’expérience moyenne des travailleur·euses, compense aussi une bonne partie de la hausse de ces coûts, sans compter la baisse des profits qui n’a toutefois qu’un très faible impact. Ces facteurs correspondent aussi aux affirmations des patron·nes que des chercheur·euses ont rejoint·es. Ce tour des études portant sur les marges de manœuvre des employeurs a aussi fait ressortir des besoins d’approfondissement, notamment sur l’impact de la baisse du coût de la formation, sur la qualité du service, sur la demande des consommateur·trices, sur les loyers et sur les prix versés aux fournisseurs.

4.3. Implications sur la modélisation et questions ouvertes : Ces constats remettent en question les explications simples fournies la plupart du temps dans les études sur l’impact du niveau et des hausses du salaire minimum et montrent qu’elles sont insuffisantes. De même, les modèles basés sur la théorie néoclassique ne parviennent pas à expliquer les constats des études, sauf si l’élasticité de la demande est nulle dans les secteurs où le salaire minimum est le plus présent, ce qui n’a aucun sens sans plus d’explications. Au contraire, les économistes institutionnalistes ont beaucoup mieux évalué la présence d’impacts importants causés par d’autres facteurs. Les auteurs avouent toutefois qu’il est trop tôt pour construire un modèle qui tiendrait compte de tous les facteurs qui peuvent expliquer les impacts du niveau et des hausses du salaire minimum. Ils comptent plutôt faire le tour des sujets qui mériteraient une plus grande attention :

  • la concurrence imparfaite : les études les plus récentes ont abordé des questions comme la présence de marchés avec des monopsones ou des oligopsones, ou encore qui connaissent des problèmes de contrôle;
  • la détermination des facteurs qui expliquent les gains de productivité demeure peu convaincante et est probablement incomplète, notamment parce qu’on ne peut pas estimer leur importance relative ni savoir si d’autres facteurs interviennent sur la productivité;
  • la demande des consommateur·trices semble demeurer stable malgré les hausses de prix des entreprises, ce qui signifie que cette demande est inélastique; cela dit, on ignore les facteurs qui expliquent cette inélasticité; elle pourrait être due à un changement de clientèle, à la survie des entreprises qui offrent les meilleurs services, à l’acceptation par la clientèle d’une hausse de prix en raison d’une amélioration des salaires de travailleur·euses à bas salaires, à l’augmentation des dépenses de ces travailleur·euses, et possiblement à d’autres facteurs;
  • l’absence de substitution des intrants vers une plus grande automatisation, par exemple, possiblement parce que les secteurs dans lesquels travaillent les personnes au salaire minimum s’y prêtent mal, mais possiblement pour d’autres raisons, comme la présence d’une concurrence imparfaite dans ces secteurs.

5. Les inégalités et leurs impacts distributifs : Alors que les inégalités salariales étaient en hausse depuis les années 1980 aux États-Unis, en partie en raison de l’absence de hausse du salaire minimum fédéral depuis 2009, celles-ci ont diminué en même temps que de nombreux États et villes augmentaient leur salaire minimum. On a observé la même chose au Royaume-Uni et en Allemagne. Les auteurs se demandent quel est l’impact réel des hausses du salaire minimum dans ce revirement de situation. S’il est indéniable que ces hausses réduisent les inégalités, la baisse récente est trop importante pour que les inégalités aient diminué autant de façon mécanique. Il y a donc d’autres facteurs qui sont intervenus ou une influence des politiques sur le salaire minimum sur d’autres facteurs. Si les effets d’émulation d’une hausse du salaire minimum (en entraînant à la hausse les salaires un peu plus élevés que lui pour conserver un écart entre ces salaires et le salaire minimum) sont bien connus, les auteurs explorent d’autres mécanismes pouvant expliquer cette baisse des inégalités, tout en précisant que le rôle des hausses du salaire minimum sur la pauvreté est soit nul soit très faible. Ils concluent encore que ces questions devraient être étudiées plus en profondeur. Ils mentionnent aussi d’autres sujets d’étude qui seraient intéressants, dont l’impact des hausses du salaire minimum sur la santé physique et mentale (qui diffèrent selon les systèmes de santé des pays), sur la criminalité et sur la scolarisation (à la hausse, mais aussi sur le décrochage scolaire).

6. Les salaires minimums dans les pays en développement : Les études sur l’impact du niveau et des hausses du salaire minimum ont longtemps ignoré les pays en développement, mais quelques-unes plus récentes l’ont fait. Les auteurs précisent qu’il est plus difficile d’étudier ces impacts dans ces pays en raison de la présence importante (mais variable selon les pays) de l’économie informelle. Cela rend plus difficile de veiller à son application et à son respect et complique l’analyse de ses impacts, car ces hausses peuvent entraîner des déplacements de travailleur·euses impossibles à observer entre l’économie formelle et informelle. Ensuite, les secteurs dans lesquels on trouve le plus de travailleur·euses ne sont pas les mêmes que dans les pays riches, se trouvant entre autres dans des secteurs d’exportation dans lesquels les hausses du salaire minimum ont des effets plus négatifs sur l’emploi, alors que très peu de travailleur·euses au salaire minimum œuvrent dans ces secteurs dans les pays riches. Pour ces raisons et d’autres, les études sur ces pays sont moins élaborées et ne sont pas concluantes. Un autre domaine pour lequel les auteurs recommandent d’approfondir les recherches.

7. Conclusion et orientations futures : Les auteurs reviennent sur leurs principaux constats et recommandations et concluent ainsi :

«Si l’étude des politiques en matière de salaire minimum a fait des progrès considérables, il reste encore beaucoup à faire pour affiner notre compréhension de leurs impacts économiques. En abordant les domaines décrits dans cette étude et en faisant progresser les approches méthodologiques, les chercheur·euses peuvent contribuer à des décisions politiques plus éclairées qui concilient l’équité salariale et l’efficacité économique.»

Et alors…

Comme je le disais dans mon billet de la semaine dernière, la partie de cette étude que je n’avais pas pu présenter dans ce billet était bien trop riche et intéressante pour la résumer en quelques paragraphes. Si la partie de cette étude présentée la semaine dernière était intéressante, celle-ci porte sur des sujets rarement abordés dans les études sur le salaire minimum et enrichit donc davantage nos connaissances sur cette question. Ce n’est pas pour rien que les auteurs ont dû conclure sur bien de ces sujets que les constats sont contradictoires ou non concluants. Au moins, cette partie de l’étude nous a permis de savoir que ces sujets sont influencés par le niveau et les hausses des salaires minimums. C’est déjà beaucoup! Et espérons que les recommandations des auteurs seront suivies…

Mario Jodoin


Sourcehttps://jeanneemard.wordpress.com/2024/10/03/les-salaires-minimums-au-xxie-siecle-2/

Publication intégrale autorisée cordialement par Mario Jodoin.

By Mario Jodoin

Mario Jodoin est économiste, fonctionnaire pendant 38 ans, aujourd'hui pensionné d'un Ministère Fédéral canadien, devenu l'agence Service Canada, où pendant 20 ans il a été économiste du marché du travail. Il est membre depuis 15 ans de la commission de l'économie, de la fiscalité et de la lutte contre la pauvreté de Québec-Solidaire, parti de la gauche québécoise, fondé en 2006 et réunissant trois groupes de gauche (Union des Forces Progressistes, Option Citoyenne et Option Nationale), disposant de 12 sièges sur 125 au Parlement du Québec et dénommé "la seconde opposition". Il est chercheur associé à l'IRIS (Institut, progressiste et indépendant, de Recherches et d'Informations SocioEconomiques, Montréal, Canada). Il intervient ou est sollicité dans le débat socio-économique au Québec. Il est proche du mouvement syndical canadien et québécois. Il anime le blogue québécois, économique et social, en langue française, JeanneEmard.