Je poursuis ici la présentation de trois études sur le salaire minimum auxquelles Arindrajit Dube a participé que j’ai commencée la semaine dernière. La troisième étude, intitulée Minimum wages in the 21st century et produite par Arindrajit Dube et Attila S. Lindner, professeur d’économie à la London’s Global University (UCL) du Royaume-Uni, a été publiée notamment par le National Bureau of Economic Research (NBER) en août 2024, version que j’ai téléchargée sur mon disque pour éviter des problèmes, car l’accès aux études du NBER n’est habituellement pas gratuit.
Introduction : «Les politiques en matière de salaire minimum ont évolué depuis leur introduction initiale et sont devenues un outil important utilisé par de nombreux pays pour relever divers défis économiques et sociaux». Les débats sur le sujet ont aussi évolué, notamment chez les économistes. Par exemple, des organismes internationaux, comme le Fonds monétaire international (FMI), la Banque mondiale et l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), qui furent longtemps des adversaires des hausses du salaire minimum, les recommandent parfois de nos jours comme outil pour atténuer les inégalités et même pour stimuler l’emploi.
De leur côté, les chercheur·euses ont développé de nouvelles techniques d’analyse et bénéficient de nouvelles sources de données pour améliorer la qualité et l’étendue de leurs études empiriques, et explorer de nouveaux aspects de la question.
2. Brève histoire des salaires minimums
2.1 La raison d’être des politiques sur le salaire minimum : Les premières lois sur le salaire minimum datent de la fin du XIXe siècle et le début du XXe et étaient limitées à des secteurs précis et visaient à éviter la concurrence entre entreprises par de bas salaires et à contrer l’exploitation du travail des femmes, des immigrants et des enfants. Pour en savoir plus sur cette histoire aux États-Unis, on peut consulter ce billet. Si la constitution des États-Unis était une barrière pour l’adoption du salaire minimum, c’était l’inverse dans d’autres pays où le droit de recevoir un salaire suffisant pour vivre était garanti par leur constitution. D’autres pays avec des institutions syndicales puissantes laissaient les négociations sectorielles adopter leurs salaires minimums (Suède, Danemark et autres). L’affaiblissement des syndicats explique d’ailleurs l’adoption récente d’un salaire minimum en Allemagne.
Le graphique ci-contre montre l’évolution plus récente du ratio du salaire minimum sur le salaire moyen. On peut voir que ce ratio a grandement changé avec le temps, passant par exemple en Chine de 80 % (!) au début des années 1980 à 55 % dans les années 1990, puis à guère plus de 20 % récemment, ratio à peine plus élevé que celui du salaire minimum fédéral des États-Unis, qui, lui aussi a déjà été supérieur à 50 %, mais seulement dans les années 1960. Il est d’ailleurs encore au-dessus de 50 % dans quelques pays, dont au Royaume-Uni et en France, et à peine un peu plus bas en Allemagne.
2.2 Les débats sur le salaire minimum : Ces débats ont commencé il y a plus d’un siècle et n’ont jamais cessé par la suite. Les économistes orthodoxes ont de tout temps prétendu qu’un salaire minimum plus élevé que son niveau concurrentiel fait perdre des emplois, notamment parce que cela incitera les employeurs à investir davantage en capital et moins en main-d’œuvre. Et si une entreprise augmente ses prix pour payer ce salaire, la demande va baisser, causant aussi des pertes d’emplois. Ils ajoutent que le salaire minimum est un exemple d’intervention gouvernementale dans les marchés avec de bonnes intentions, mais qui fait au bout de compte plus de mal que de bien. D’autres économistes ont rétorqué que le pouvoir de marché de bien des entreprises leur permet de payer un salaire inférieur à celui d’équilibre, pouvoir qui est compensé en partie par des politiques sur le salaire minimum. En outre, les économistes institutionnalistes ont carrément rejeté les arguments basés sur la théorie néoclassique du marché du travail, leur préférant ceux basés sur des études empiriques. Cela dit, malgré leurs faiblesses, les arguments des économistes néoclassiques ont dominé la profession jusqu’aux années 1990, lorsque des études empiriques ont montré l’absence de pertes d’emplois quand le salaire minimum augmente, conclusion au début rejetée par la majorité des économistes. Cela dit, les études empiriques ont relancé les débats. Cela a permis d’accorder plus d’importance aux faits qu’aux théories, de développer de nouvelles méthodologies pour ces études et même de nouvelles théories cadrant avec les résultats des études empiriques.
3. Les effets des salaires minimums sur les salaires et l’emploi
3.1. Les salaires, l’emploi et la demande de travail : Les auteurs font le tour de la documentation récente sur le salaire minimum, en mettant l’accent sur l’utilisation de plus en plus répandue de l’élasticité du salaire propre (ESP), concept décrit dans la deuxième étude que j’ai présentée dans mon billet de la semaine dernière. Ils expliquent que l’ESP est le rapport entre la variation observée (en pourcentage) de l’emploi et la variation observée (en pourcentage) des salaires, montrant l’impact sur l’emploi d’une variation des salaires payés aux travailleur·euses en vertu des politiques sur le salaire minimum. Dans certains cas, par exemple lorsqu’une entreprise possède un pouvoir de monopsone, les auteurs préfèrent utiliser le concept plus répandu de l’élasticité de l’emploi pour éviter des interprétations incorrectes. Cela dit, ils présentent ensuite les avantages de l’ESP sur les autres concepts d’élasticité, notamment pour recommander des politiques mieux adaptées à la situation de chaque société, en fonction, par exemple, de sa structure industrielle. Par contre, l’ESP ne peut pas capter les impacts autres que salariaux sur les conditions de travail.
3.2 Méthodes empiriques pour étudier l’impact des politiques sur le salaire minimum : Les auteurs présentent et commentent les améliorations des méthodes utilisées pour analyser les effets des politiques sur le salaire minimum. Ils abordent entre autres :
- les différentes utilisations faites de la méthode des doubles différences;
- le choix des groupes traités et de contrôle;
- l’analyse des impacts locaux (par exemple lors de hausses du salaire minimum d’une ville) ou globaux (en analysant par exemple des hausses du salaire minimum à plusieurs endroits, pour tout le pays, ou au cours d’une longue période);
- les problèmes qui peuvent se présentent selon la méthode utilisée;
- les analyses d’un événement en particulier;
- la comparabilité entre les groupes traités et de contrôle;
- la fausse nécessité que le territoire du groupe de contrôle soit près de celui du groupe de traitement; il est en fait préférable que le territoire contrôle soit éloigné, car des personnes habitant un des deux territoires rapprochés peuvent travailler dans l’autre et car les populations de ces territoires peuvent être très différentes (notamment celles des villes et de leurs banlieues).
3.2.3. Méthodes d’estimation de l’effet global des politiques sur le salaire minimum : La définition du groupe traité est tout aussi importante. En effet, la plupart des études sur les effets du salaire minimum ou de ses hausses portent sur des parties bien définies de la population (restauration, adolescent·es, commerce de détail, etc.). Ces groupes ayant des caractéristiques bien différentes de celles des autres travailleur·euses, cette méthode empêche d’étendre les constats d’une étude à l’ensemble de la main-d’œuvre. Pour ces raisons, les auteurs préfèrent étudier l’impact des politiques sur le salaire minimum sur l’ensemble de la main-d’œuvre. Par contre, cela n’est possible qu’avec des hausses majeures du salaire minimum et avec des salaires minimums au départ pas trop bas (car même des hausses importantes toucheraient trop peu de personnes). Ils présentent ensuite leur méthode favorite pour étudier l’impact de hausses du salaire minimum sur l’ensemble de la main-d’œuvre ainsi que d’autres méthodes moins avantageuses. Ils ajoutent qu’il faut aussi tenir compte d’autres facteurs, notamment des changements démographiques (moins d’adolescent·es et plus de personnes âgées) pour éviter d’imputer les effets de ces facteurs aux hausses du salaire minimum.
3.2.4. Les variations nationales des niveaux du salaire minimum : Un bon nombre de pays ont le même salaire minimum partout sur leur territoire. Les auteurs analysent les méthodes d’analyse les plus pertinentes ainsi que les précautions à prendre dans ce cas.
3.2.5. L’utilisation des exemptions au salaire minimum : Certain·es travailleur·euses peuvent être exemptés du salaire minimum (selon leur profession, leur industrie ou leur âge, par exemple). Cela crée des groupes de traitement et de contrôle qu’on peut considérer comme naturels. Il faut toutefois éviter d’étendre les constats de ce genre de groupes à l’ensemble des travailleur·euses, d’autant plus que bien des employeurs décident de ne pas profiter de ces exemptions pour payer des travailleur·euses sous le salaire minimum.
3.3. Examen des données sur les effets des politiques relatives au salaire minimum sur l’emploi : En général, cet examen porte sur l’élasticité de l’emploi ou sur l’ESP, ou sur les deux en les confondant. Les auteurs mentionnent notamment le site dont j’ai aussi parlé dans mon billet de la semaine dernière qui est un répertoire des ESP et qu’ils jugent assez complet pour les études produites depuis 1992 portant sur les États-Unis, le Royaume-Uni, l’Allemagne et le Canada. Il contient en effet les ESP à la fois globales et pour certains groupes précis de 88 études dont 72 ont été révisées par des pairs. Ce chapitre porte sur les résultats de ces dernières. Ils constatent, comme on peut le voir sur le graphique ci-contre, que :
- ces études concluent à un effet médian négatif léger où seulement 13 % des hausses de salaire sont éliminées en raison de pertes d’emplois (ESP, ou OWE dans le graphique, de -0,13);
- 71 % de ces études (51 sur 72, voir les barres vertes) concluent à des effets positifs ou légèrement négatifs de ces politiques;
- cette médiane varie beaucoup selon que l’ESP porte sur l’ensemble des travailleur·euses (+0,02) ou sur des groupes précis (-0,17), ce qui est normal, car ces dernières portent sur des groupes comptant proportionnellement beaucoup plus de personnes touchant le salaire minimum;
- lorsque le groupe précis est formé d’adolescent·es, cette médiane est de -0,17 et lorsqu’il est formé de travailleur·euses de la restauration ou du commerce de détail, elle est de -0,09;
- on peut voir plus de détails sur ces données dans le graphique qui suit.
Les auteurs ajoutent un bémol en précisant que ces études ne sont pas toutes semblables et n’utilisent pas toutes la même méthode, et que les études les plus récentes qui utilisent de meilleures méthodes et ont accès à des données plus fiables ont des résultats bien moins négatifs. En effet, l’ESP des 24 études datant d’avant 2010 présentent une médiane de -0,40 et les 48 publiées à partir de 2010 de -0,04. Ils abordent aussi les impacts démographiques et ethniques; ceux liés à la composition industrielle; les résultats à court et moyen termes; selon le niveau relatif du salaire minimum avant la hausse et selon l’ampleur de la hausse; selon la présence d’entreprises ayant un pouvoir de marché et de monopsones (la médiane de l’ESP est dans ce cas positif et important à +1,8!); les liens avec les crédits d’impôt (besoin d’études à ce sujet).
3.4 L’impact sur les heures travaillées : Il y a peu d’études sur ce sujet et celles qui en parlent révèlent de très faibles impacts sur les heures travaillées.
4. Marges de manœuvre : L’impact d’une hausse du salaire minimum peut avoir des effets sur une foule d’aspects. Voici selon les auteurs les plus importants :
1. l’augmentation des salaires;
2. le non-respect de la politique (salaires versés inférieurs au salaire minimum)
3. la réduction de la rémunération non salariale ou des avantages (par exemple, les avantages sociaux ou les conditions de travail);
4. les modifications de l’emploi (par exemple, les entrées et sorties de l’entreprise et le remplacement des travailleur·euses par d’autres intrants);
5. les modifications taux d’activité;
6. le recul des salaires des travailleurs les plus qualifiés;
7. les répercussions sur les consommateurs lorsque la hausse du coût de production leur est transférée;
8. les répercussion sur les fournisseurs par la baisse des prix des intrants (par exemple, loyers, prix des biens et services intermédiaires);
9. les répercussions sur les propriétaires d’entreprises par une baisse des bénéfices;
10. la baisse du roulement des travailleur·euses et réduction des coûts grâce à la baisse des coûts d’embauche et de formation;
11. l’amélioration de la productivité (effort accru, réorganisation, meilleure efficacité de l’allocation, baisse du roulement, etc.).
Certains de ces aspects ont été abordés dans les sections précédentes et les auteurs analysent les autres dans celle-ci, en précisant que les études sur ces aspects sont rares et arrivent rarement à des conclusions solides. Cela dit, toutes ces conséquences s’observent, mais varient énormément d’une entreprise à l’autre. En fait, cette section s’étend sur près de 20 pages dans cette étude et mérite un billet à elle seule! J’entends d’ailleurs poursuivre cette présentation la semaine prochaine, car il y a en plus deux autres sections après celle-ci et avant la conclusion des auteurs…
Et alors…
Je vais conclure la semaine prochaine!
Source : https://jeanneemard.wordpress.com/2024/09/26/les-salaires-minimums-au-xxie-siecle-1/