Le mouvement planétaire de la démocratisation de la communication n’a jamais cessé de s’accélérer depuis 1980. C’était l’année de publication du Rapport MacBride par la Commission internationale d’étude des problèmes de la communication.
À l’époque, les experts aspiraient à une communication plus « horizontale » (moins hiérarchisée) tout en estimant que ce n’était pas techniquement envisageable : « chaque individu ne pourra jamais avoir les moyens de communiquer avec tous les autres », convenaient-ils.
Or, les quarante années qui ont suivi ont suffi à dynamiter leur certitude.
La libre communication est maintenant possible, notamment grâce à des applications pour téléphone mobile comme TikTok, WhatsApp, Instagram ou X (auparavant Twitter), parmi d’autres. En donnant à chacun le moyen de s’exposer au vu et au su de milliers, voire de millions d’utilisateurs, ces réseaux numériques sont tour à tour des vecteurs de paix et des agents d’un péril inédit. À ce propos, on se rappellera peut-être la sortie médiatique de l’écrivain Umberto Eco qui regrettait que les médias numériques donnent désormais « à des légions d’imbéciles le même droit de parole qu’un prix Nobel, sans qu’on puisse les réduire au silence pour ne pas qu’ils nuisent à la société ».
Si du point de vue démocratique, la situation paraît presque idéale, pour la paix sociale, le bilan n’est pas toujours aussi positif.
L’une des perspectives les plus pessimistes, en ce sens, est esquissée à partir de certaines théories de la violence formulées par des anthropologues, que je mobilise en tant que professeure à la Faculté des Arts de l’UQAM, et plus spécifiquement dans le cadre de mes travaux d’anthropologie centrés sur les œuvres de culture populaire. Dans ce contexte, il est présumé par hypothèse que nos comportements (lorsque nous utilisons les réseaux sociaux numériques) sont conditionnés par des environnements informatiques qui nous maintiennent à un stade primitif de socialité, tout en se montrant propices à l’éclatement de violentes crises culturelles.
Parmi les cyber-comportements qui entraînent des effets indésirables, les trois plus évidents sont le grégarisme, le mimétisme et le sacrifice, tels que formulés par l’anthropologue français René Girard.
Le survol en nuée des oiseaux grégaires (ou murmuration, en anglais) en fournit un exemple magnifique. Il revêt, pour l’observateur, l’apparence d’un ballet aérien parfaitement synchronisé. Or, il s’agit plutôt du mouvement non dirigé de milliers d’individus indépendants, chacun ne réagissant qu’au contact de ses voisins les plus proches, sans prendre conscience qu’il participe au mouvement ondulatoire du troupeau.
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Selon une étude empirique publiée dans Journal of Computer-Mediated Communication, c’est ce type de comportement grégaire qui caractérise les mouvements de l’opinion publique sur les réseaux sociaux numériques. Les avis s’y agrègent pour ensuite fluctuer dans le sens du troupeau « pensant ».
Un stade primitif d’apprentissage : le mimétisme
Alors que le grégarisme est un comportement social collectif, le mimétisme est un mécanisme d’adaptation individuel qui désigne la capacité de répliquer les attributs d’individus mieux adaptés que soi à des fins de survivance physique, psychologique, idéologique ou autre. C’est une stratégie vieille de 270 millions d’années, laquelle se rencontre à différents degrés de perfectionnement chez les plantes, les animaux supérieurs (privés de langage) et les êtres humains.
Tout comme les animaux apprendront par mimétisme comment rejoindre la mare où s’abreuver, des internautes épars sur la planète s’imitent aussi les uns les autres dans le mouvement qui les conduit vers quelques points de convergence numérique, étant par ailleurs téléguidés par des algorithmes vers des « sources » dont on ne comprend pas toujours quelle soif leur eau pourra étancher…
C’est cette phrase – et quelques autres – que répètent ad nauseam les milliers de personnes qui en visionnent, aiment, approuvent, commentent, épinglent, rediffusent, ridiculisent ou recadrent les publications.
La jeune femme elle-même progresse essentiellement par mimétisme, tant dans sa manière d’être que de réagir sur les réseaux sociaux. On peut aisément l’observer dans cette vidéo étonnante où elle copie le style de Booba, un rappeur français bénéficiant d’une grande visibilité professionnelle et artistique. Si cette effronterie de sa part (et d’autres comme la parodie ou peut-être même le plagiat) devrait normalement lui être fatale dans le contexte d’une vraie rivalité musicale, elle lui assure plutôt, dans le contexte des réseaux sociaux, une sorte de « survie numérique ».
Un stade primitif d’expiation : le sacrifice
Dans les sociétés primitives, ni le contrat politique, ni l’institution judiciaire, ni même la peur de divinités cruelles ne pouvait freiner les éventuelles escalades de violence au sein des communautés. Les crises de cette nature trouvaient plutôt leur solution dans le sacrifice d’une victime expiatoire choisie pour sa capacité à incarner ou symboliser tous les maux que subissait le groupe.
Pour ramener la paix collective, la cible choisie devait impérativement « faire l’unanimité » ; non seulement au sens du consensus nécessité pour la désigner, mais également au sens du résultat qu’elle devait produire au terme de la démarche.
C’est bien dans l’esprit de ce primitivisme que nos sociétés capitalistes semblent avoir trouvé une solution à leurs pulsions de violence. Cette solution consiste à détourner leurs forces destructrices vers des cibles virtuelles, moins protégées par les lois, moins susceptibles de se venger et moins en mesure de se plaindre de leur lapidation publique, celle-ci étant somme toute utile à leur notoriété.
Un exemple récent et spectaculaire de ce comportement sacrificiel est celui qui concerne Barbara Butch, une icône des nuits LGBT qu’on a vue sous l’apparence d’une déesse des festivités pendant la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques de Paris en 2024. L’artiste est actuellement victime d’une « vague mondiale de harcèlement » conséquente de la polarisation de l’activité de milliers de « haineux » ou de « rageux » sur son compte Instagram.
Trois paradoxes cultivés par les réseaux sociaux numériques
Ainsi, non seulement les réseaux sociaux numériques nous incitent à adopter des comportements primitifs et violents, mais ils cultivent en outre trois paradoxes qu’il faut savoir manier si on veut limiter leur pouvoir de perversion.
(1) Bien que les plate-formes numériques ne cessent de nous étonner par le futurisme de leurs nouvelles fonctionnalités, elles nous font aussi subir un recul historique en matière de socialité humaine.
(2) Malgré les progrès substantiels qu’ils ont permis en matière de liberté d’expression, les réseaux sociaux mettent en place toutes les conditions d’un déterminisme algorithmique qui s’oppose insidieusement à notre libre arbitre.
(3) En dépit du dévouement dont font preuve les producteurs de contenu, le modèle perverti de leur compensation financière encourage une sorte de masochisme moral où s’entremêlent la souffrance et la fierté. Il s’ensuit la prolifération de personnes exaltées par leur propre humiliation, si avides d’une reconnaissance que la société leur refuse qu’elles acceptent de se prêter au jeu de cette violence symbolique, puissance mille…
Autant de paradoxes attestent à mon avis de l’imminence d’une crise culturelle et sociale dont on ne distingue, pour le moment, que le murmure.
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