L’étude intitulée Wage Inequality in Germany after the Minimum Wage Introduction de Mario Bossler et Thorsten Schank a été publiée dans le numéro de juillet 2023 du Journal of Labor Economics (JLE). Notons que j’ai pris connaissance de l’existence de cette étude grâce à un tweet d’Arindrajit Dube, un des économistes que je respecte le plus, notamment en raison de ses travaux sur le salaire minimum.
1. Introduction
Les inégalités salariales ont augmenté dans tous les pays occidentaux de 1980 à 2010, principalement en raison de la hausse plus forte que la moyenne des salaires les plus élevés, mais aussi de la hausse moins élevée que la moyenne du salaire minimum. En Allemagne, le principal facteur expliquant la hausse des inégalités salariales entre 1980 et 2004 fut par contre la baisse des salaires réels (après inflation) les moins élevés. Par la suite, ces inégalités se sont maintenues, en raison entre autres de la plus forte hausse des salaires minimums qui s’appliquent dans des industries spécifiques.
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Un salaire minimum universel est entré en vigueur en 2015 pour la première fois en Allemagne, touchant plus de 12 % des emplois et faisant augmenter en moyenne les salaires touchés de 39 %! Cette étude vise à analyser l’évolution des inégalités salariales depuis le tournant du siècle et ses conséquences sur les inégalités de revenus ainsi que sur les prestations sociales, en comparant ces effets dans toutes les régions de l’Allemagne.
2. Données et mesures des salaires
Les auteurs présentent les données qu’ils ont utilisées dans cette étude. Ces données portent sur l’emploi salarié et sur les salaires mensuels réels (en excluant les salaires plus élevés que le maximum assujetti aux programmes de sécurité sociale, soit environ 6,7 % des salaires) de 2000 à 2017.
3. Tendances des inégalités salariales en Allemagne au XXIe siècle
Les auteurs reviennent sur la hausse des inégalités en Allemagne jusqu’en 2010 en raison de la baisse des salaires réels mensuels les moins élevés, baisse qui fut toutefois suivie par une hausse de la même ampleur entre 2010 et 2017. Ils attribuent la baisse des salaires réels par une série de facteurs, dont des chocs d’offres, la baisse de la syndicalisation, la hausse de la sous-traitance et la baisse de la moyenne des heures travaillées. Le graphique ci-contre montre que, en effet, ce sont les salaires les plus bas, surtout ceux des 5e et 20e percentiles qui ont de loin le plus baissé entre 2000 et 2010 (en fait, ceux du 20e percentile ont baissé de près de la moitié entre 2000 et 2006), alors que les salaires des membres du 80e percentile demeuraient assez stables, mais que ce sont aussi ceux qui ont le plus baissé au cours de la première moitié de la période qui ont le plus augmenté par la suite, les écarts de croissance entre les percentiles devenant relativement faibles en fin de période (2017). Les auteurs précisent que la très forte baisse du salaire moyen des membres des 20e et 5e percentiles est essentiellement due au chômage, car le salaire des personnes qui ont continué à travailler est demeuré assez stable entre 2000 et 2006.
L’analyse des bas salaires en Allemagne se complique en raison de la présence de ce qu’on appelle les minijobs, qui «sont des emplois mineurs dont la rémunération ne dépasse pas 520 euros par mois ou dont la durée de travail ne dépasse pas 70 jours par année civile» et qui ne sont pas assujettis aux cotisations à la sécurité sociale, et n’offrent en conséquence aucune protection sociale. Il y en aurait plus de 7 millions en Allemagne, mais assez souvent (plus du tiers) occupés par des gens qui ont un autre emploi. Cette présence expliquerait le peu de changement aux 10e et 15e percentiles, car la présence d’un salaire minimum a fait diminuer le nombre d’heures par mois que ces personnes peuvent travailler. Malgré cela, l’entrée en vigueur du salaire minimum a fait diminuer nettement les inégalités.
4. L’impact des changements de composition sur la structure des salaires
Dans cette section, les auteurs se demandent si l’évolution des inégalités salariales tient compte de celle de la composition de la main-d’œuvre, notamment de la hausse de la scolarisation et de la part de la main-d’œuvre immigrante, de la baisse du travail à temps plein et du vieillissement de la main-d’œuvre. Si ces proportions ainsi que celles dans les industries et les professions étaient restées les mêmes qu’en 2000 tout au long de la période, les tendances auraient été bien différentes. Il n’y aurait pas eu de hausse des inégalités entre 2000 et 2010, et elles auraient diminué beaucoup moins par la suite, mais l’auraient quand même fait entre 2014 et 2015, lors de l’entrée en vigueur du salaire minimum. En fait, le facteur qui a le plus joué dans l’évolution des inégalités est la variation des types d’emplois (temps plein, temps partiel, minijobs, etc.), y compris le chômage. En fait, si les autres caractéristiques (genre, scolarisation, immigration et vieillissement) étaient demeurées les mêmes, les tendances à la hausse et à la baisse des inégalités auraient été encore plus fortes.
5. Analyse des différences de différences
Les auteurs utilisent la méthode des différences de différences pour tenir compte des variations des marchés du travail régionaux dans leur estimation de l’impact de l’entrée en vigueur du salaire minimum sur les différents quantiles de la distribution des salaires, ce qui permet de quantifier la baisse des inégalités salariales qui est attribuable au salaire minimum. La carte qui sert d’image accompagnant ce billet illustre les variations de la proportion de travailleur.euses gagnant en 2013 au plus le salaire horaire minimum qui a été adopté en 2014 et qui est entré en vigueur au début de 2015. Cette proportion était en moyenne de 12,4 % des travailleur.euses, proportion qui variait selon les régions de 3,5 % à 25,1 %. La carte montre que les régions qui présentaient les proportions les plus élevées de salaires plus bas que le futur salaire minimum se situaient toutes dans l’ancienne Allemagne de l’Est et que celles qui présentaient les proportions les plus faibles était toutes dans le sud du pays.
Le graphique ci-contre montre l’évolution des salaires mensuels de 2011 à 2017 pour 8 percentiles, y compris et surtout après l’entrée en vigueur du salaire minimum en 2015. On voit que son entrée en vigueur a surtout avantagé les percentiles inférieurs, surtout les 5e, 20e, 30e et, dans une moindre mesure le 40e (je rappelle que le 10e correspond aux minijobs qui sont assujetties à un revenu mensuel maximal, ce qui explique la hausse bien moins élevée des salaires de ce percentile), tandis les salaires mensuels des autres percentiles (50e, 60e et 70e) n’ont pas connu de bond hors de l’ordinaire après 2013. Ces impacts avantageant plus les bas salarié.es que les autres ont fait diminuer la variance des salaires, donc les inégalités salariales, de 7 %. Les auteurs présentent ensuite 12 tests de robustesse qui changent peu de choses aux résultats.
6. Sélection par les effets sur l’emploi
Dans cette section, les auteurs examinent la contribution de la dynamique de l’emploi à la réduction des inégalités salariales après l’entrée en vigueur du salaire minimum. Cette contribution aurait par exemple été négative si la hausse du sire minimum avait fait perdre des emplois, car les inégalités auraient baissé pour les salarié.es encore en poste, mais pas beaucoup ou pas du tout pour l’ensemble de la population. Ils concluent que :
- l’emploi à bas salaires n’a pas baissé de façon statistiquement significative;
- la baisse des inégalités ne dépendait pas de changements d’employeurs, sauf un peu pour les 5e et 20e percentiles, changements qui ont donc peu influencé l’impact calculé auparavant de l’entrée en vigueur du salaire minimum pour les salarié.es qui n’ont pas changé d’emploi;
- l’écart des salaires entre les anciennes Allemagnes de l’Est et de l’Ouest est passé de 10,6 % en 2013 à 7,1 % en 2015, puis à 5,9 % en 2017 (année au cours de laquelle il y a eu une hausse du salaire minimum); les auteurs estiment que près de 75 % de la baisse de cet écart est due à l’entrée en vigueur du salaire minimum;
- les revenus de transferts de la sécurité sociale n’ont diminué que légèrement.
7. Discussion
Les auteurs analysent les effets indirects de l’entrée en vigueur du salaire minimum. Ils constatent que :
- les inégalités auraient quand même diminué entre 2014 et 2017 sans l’entrée en vigueur du salaire minimum, mais environ deux fois moins : le salaire minimum a contribué à entre 41 % et 57 % de la baisse des inégalités;
- cette entrée en vigueur a aussi eu des effets d’émulation sur les salaires plus élevés que le salaire minimum, en fait jusqu’au salaire médian;
- ces effets indirects ont presque fait doubler l’impact de l’entrée en vigueur du salaire minimum sur les inégalités.
Les auteurs concluent que les effets essentiellement positifs de l’expérience allemande montrent que bien des pays pourraient augmenter leur salaire minimum sans effets négatifs et avec de nombreux effets positifs, notamment sur les inégalités et sur la qualité de vie des travailleur.euses à bas salaires. Ils ajoutent que, même si le système de sécurité sociale de l’Allemagne est beaucoup plus généreux que celui des États-Unis, ils n’ont observé aucun effet de ce système sur l’impact de l’entrée en vigueur du salaire minimum, ce qui montre que ces politiques sont complémentaires et qu’elles ne se concurrencent pas, comme le prétendaient les adversaires de cette mesure.
8. Conclusion
Les auteurs reviennent sur les principaux constats de leur étude en précisant que la présence des minijobs a réduit quelque peu les effets positifs de l’entrée en vigueur du salaire minimum sur les inégalités. Ils ajoutent que, comme leur étude portait sur les salaires mensuels et que les heures travaillées par mois ont diminué un peu au cours de cette période, l’impact de l’entrée en vigueur du salaire minimum a été encore plus important sur les inégalités de salaires horaires.
Et alors…
On pourrait croire que, quand on a consulté des dizaines d’études sur les effets du salaire minimum et de ses hausses, on ne doit plus apprendre grand-chose d’une nouvelle étude sur le sujet. En fait, les institutions, les structures démographiques, industrielles et professionnelles, et la culture des peuples n’étant jamais identiques, il y a toujours des aspects qui sont nouveaux. Dans ce cas, il y en a surtout deux qui m’ont frappé. Tout d’abord, c’est la première fois que je lis une étude sur l’entrée en vigueur d’un salaire minimum, toutes les autres études que j’ai lues portant sur des hausses. Ensuite, la présence de l’institution des minijobs, dont je ne saisis toujours pas toutes les modalités et les impacts (ni vraiment leur raison d’être), change aussi le contexte et l’impact de l’entrée en vigueur ou d’une hausse du salaire minimum. Cela dit, malgré toutes ces différences d’un pays à l’autre, voilà encore une autre étude qui montre qu’aucun des désastres que le patronat annonçait si ce gouvernement adoptait un salaire minimum ne s’est réalisé. De ce côté, cette expérience est de fait répétitive !
10 août 2023.
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