Les éditions des femmes : 50 ans au service de la libération des femmes

2024 est une année phare pour les éditions des femmes puisque la maison fête ses 50 ans et commémore les 10 ans de la disparition de sa fondatrice Antoinette Fouque (1936-2014). Philosophe, politologue, psychanalyste, Antoinette Fouque est une figure majeure du féminisme en France. Retour sur un projet éditorial pionnier et visionnaire, avec les actuelles codirectrices Christine Villeneuve et Élisabeth Nicoli qui ont répondu conjointement à nos questions.

 

Dans quel contexte sont nées les éditions des femmes ? Quelle politique éditoriale poursuivaient-elles ?

“Antoinette Fouque lance les éditions des femmes fin 1972, quatre ans après avoir cofondé, avec Monique Wittig et Josiane Chanel, dans la foulée de Mai 68, le Mouvement de libération des femmes au sein duquel elle propose une nouvelle pratique collective, “Psychanalyse et politique”. Soit un laboratoire de recherche questionnant la pensée dominante, pour trouver le chemin d’une pensée libérée de celle des grands maîtres et pour que les femmes adviennent comme sujets de leur histoire.

Il fallait donc, pensait Antoinette Fouque, qu’elles “prennent le stylo après avoir pris la parole” pour lutter contre leur effacement permanent et affirmer leur force créatrice.

Il fallait donc, pensait Antoinette Fouque, qu’elles “prennent le stylo après avoir pris la parole” pour lutter contre leur effacement permanent et affirmer leur force créatrice. Son projet était d’offrir aux femmes une terre d’accueil ouverte sur le monde pour exister en tant que femmes à travers des écrits politiques témoignant de leurs combats et de leurs luttes de libération ainsi que des textes littéraires cherchant à sortir d’une écriture normée prise dans la domination masculine ou cloisonnée dans les genres littéraires académiques, pour faire exister une écriture matricielle, de femme.”

 

 Fictions, récits, témoignages, biographies, essais… La maison publie de nombreux genres, répartis dans une quinzaine de collections. Pouvez-vous nous présenter quelques titres qui ont contribué à la renommée des éditions des femmes ?

“Il y en a beaucoup. Il est difficile de choisir. Du côté de la fiction française, et suivant les époques, on peut citer Retable, la Rêverie de Chantal Chawaf, son premier livre publié en 1974 (elle en a écrit une trentaine depuis), Hosto-blues de Victoria Thérame (récit de la journée d’une infirmière révoltée en milieu hospitalier), un titre refusé par les éditeurs traditionnels et qui deviendra un best-seller, ainsi que les textes d’Hélène Cixous, une trentaine publiés par la maison d’édition.

Du côté de la fiction étrangère, on pense aux livres de Clarice Lispector, immense écrivaine brésilienne dont nous sommes les éditrices en langue française depuis 1977 et qu’Antoinette avait découverte au Brésil en 1974. Du côté de la poésie, pointons Ariel de Sylvia Plath (1978), Mes poèmes ne changeront pas le monde de Patrizia Cavalli (2007) et, plus récemment, Poèmes de la mémoire et autres mouvements de la Brésilienne Conceição Evaristo (2019). Mentionnons aussi Tu vis ou tu meurs d’Anne Sexton, immense poétesse américaine méconnue en France car non traduite jusqu’en 2022, ou encore Les Abricots du Donbas de la poétesse ukrainienne Luba Yakymtchouk (2023).

Côté récits et témoignages, on peut citer Transfert d’Erika Kaufmann (1975) sur l’expérience d’une psychanalyse, Au-delà de nos larmes de Tatiana Mukanire Bandalire (2021), porte-parole du Mouvement des survivant·es en RDC, Toufah, la femme qui inspira un #MeToo africain de Toufah Jallow et Kim Pittaway (2023) et enfin Mon Secret de Niki de Saint Phalle (2023) qui est, en même temps, un beau livre.

Du côté des essais, c’est sans conteste Du côté des petites filles d’Elena Gianini Belotti (1974), avec près de 400.000 exemplaires vendus toutes éditions confondues, mais aussi Femmes, race et classe d’Angela Davis (1983), Backlash de Susan Faludi (1993), sans oublier Les sociétés matriarcales. Recherches sur les cultures autochtones à travers le monde d’Heide Goettner Abendroth (2019).”

 

On le voit la maison accorde une large place aux autrices du monde entier, notamment via la collection “Femmes de tous les pays”… Est-ce que cette dimension internationale était présente dès l’origine du projet ?

“Oui, absolument. En lien avec le MLF international et ses actions de solidarité, la maison d’édition s’engage dès sa création aux côtés de femmes en luttes à travers le monde pour les faire connaître mais aussi pour les aider, voire les sauver, lorsqu’elles se retrouvent emprisonnées ou menacées de mort. La publication est ainsi un outil à part entière des mobilisations et des campagnes de solidarité du MLF puis de l’Alliance des Femmes pour la Démocratie à partir de 1989. “Les publier, c’était les aider à ne pas se constituer en victimes mais en héroïnes” disait Antoinette Fouque.

En lien avec le MLF international et ses actions de solidarité, la maison d’édition s’engage dès sa création aux côtés de femmes en luttes à travers le monde pour les faire connaître mais aussi pour les aider.

Eva Forest, militante basque antifranquiste emprisonnée, est la première d’une longue liste. Elle écrit, en 1974, depuis sa cellule, son journal et des lettres à ses enfants que la maison d’édition publie dans l’urgence l’année suivante (Journal et lettres de prison, puis Témoignages de lutte et de résistance en 1978). Lidia Falcón, avocate féministe engagée est également arrêtée la même année. Ses Lettres à une idiote espagnole dont la destinataire est précisément Eva Forest seront traduites et publiées également en 1975 et ainsi de suite. En 1976, est lancée la collection “Femmes de tous les pays” qui deviendra quelques années plus tard “Femmes en luttes de tous les pays”, une petite collection de poche au grand succès.

On rencontre dans le catalogue des femmes d’action et de courage, venues de tous les continents et publiées au fil des années.

Il y aurait beaucoup à raconter de ces héroïnes et d’abord leur nombre. Entre les anciennes et celles d’aujourd’hui, telles que Pinar Selek (Turquie) ou Tatiana Mukanire Bandalire (RDC), on rencontre dans le catalogue des femmes d’action et de courage, venues de tous les continents et publiées au fil des années : des dissidentes russes au temps de l’URSS ; l’Égyptienne récemment disparue, Nawal El Saadawi ; la Vietnamienne Duong Thu Huong ; la Bangladaise Taslima Nasreen vivant en exil ; la Kurde Leyla Zana ; la Turque Asli Erdoğan qui vit aujourd’hui en exil en Allemagne ; la militante sociale argentine d’origine indienne, Milagro Sala ; la Kurde Zehra Doğan qui vit aujourd’hui également en exil…”

 

Parmi votre catalogue comportant un millier de titres environ, il y a un ouvrage titanesque qui a demandé sept ans de travail à Antoinette Fouque et son équipe : Le Dictionnaire universel des Créatrices. Paru en 2013, il est présenté comme une “contribution inédite au matrimoine culturel mondial”… Pouvez-vous nous en dire plus ?

“Antoinette Fouque avait ce projet en tête depuis le début de la maison d’édition. On trouve ainsi dans le N° 5 du Torchon brûle (premier journal du MLF) daté de juin 1973, l’annonce par la toute nouvelle maison d’édition des femmes du lancement d’une souscription pour une encyclopédie des femmes. Si cette réalisation n’a vu le jour que quatre décennies plus tard, c’est par manque de temps. En fait, Béatrice Didier, professeure émérite de lettres à l’École normale supérieure, autrice notamment d’un livre qu’Antoinette Fouque avait remarqué et aimé, L’Écriture-femme (PUF, 1999) et directrice de collection, est venue trouver Antoinette Fouque en 2005 pour lui proposer de publier un Dictionnaire des créatrices en Arts et Lettres dont elle souhaitait assurer la direction avec Mireille Calle-Gruber, professeure émérite de littérature à la Sorbonne Nouvelle (où elle a dirigé le Centre de recherches en études féminines et de genres). Qu’à cela ne tienne, Antoinette Fouque, enthousiaste et encore plus ambitieuse, a proposé de se joindre à elles pour réaliser un Dictionnaire des créatrices dans tous les domaines de la création humaine, de tous les temps et les pays. Un projet titanesque en effet, une contribution majeure à notre matrimoine, qui a demandé 7 ans de travail. Il a fallu d’abord réunir une équipe de 150 directrices et directeurs de secteurs qui, eux-mêmes, ont fait travailler près de 1.500 auteurs et autrices pour rédiger 12.000 entrées, notices biographiques, mais aussi, articles de synthèse sur un thème, une école, un mouvement, une culture dans lesquels les femmes se sont illustrées au cours des quarante siècles d’histoire de l’humanité. 160 pays sont représentés.

Ce Dictionnaire est unique au monde, il est aujourd’hui développé sous la forme d’une base de données en ligne, actualisée et constamment enrichie de nouvelles entrées.

Ce Dictionnaire est unique au monde, il est aujourd’hui développé sous la forme d’une base de données en ligne, actualisée et constamment enrichie de nouvelles entrées. 5 % de son contenu est en accès libre et gratuit. Publié fin 2013 sous le haut patronage de l’UNESCO et en partenariat avec les éditions Belin, il a ouvert la voie à une pléiade de biographies, expositions, romans graphiques, essais historiques… consacrés à des femmes. C’était évidemment un des buts poursuivis par Antoinette Fouque, très soucieuse de transmission aux nouvelles générations et d’avancées dans des voies nouvelles que ce corpus inédit permettait d’ouvrir.”

 

En plus d’avoir créé la première maison d’édition de femmes en Europe, Antoinette Fouque a aussi ouvert des librairies de femmes à Paris, Lyon, Marseille (celle de Paris existe encore aujourd’hui), une galerie parisienne exposant les œuvres artistiques de femmes… Elle fut également la première à proposer dès 1980 des livres audio en France. Ce côté pionnier, visionnaire, est-il suffisamment reconnu d’après vous ?

“Nous vous remercions de signaler le caractère pionnier et visionnaire d’Antoinette Fouque, une femme de génie qui non seulement a ouvert des voies nouvelles aux femmes mais a élaboré une pensée pour les temps à venir, une pensée dont nous avons bien besoin en ces temps de contre-révolution sanglante, de “protestation virile” comme elle l’analysait déjà de son vivant. Elle a été reconnue et honorée de son vivant : elle est notamment commandeur de la Légion d’honneur, Grand officier de l’Ordre national du Mérite, et Commandeur des Arts et des Lettres, ce qui est assez rare pour une femme en France… Sa pensée a fait florès dans les conférences internationales sur les femmes. Cependant, sa pensée et son action devraient être mieux connues.

Antoinette Fouque suscite aujourd’hui un intérêt auprès de jeunes femmes qui ne l’ont pas connue et/ou n’en avaient pas entendu parler.

Antoinette Fouque suscite aujourd’hui un intérêt auprès de jeunes femmes qui ne l’ont pas connue et/ou n’en avaient pas entendu parler. Il faut dire qu’elle ne s’est jamais reconnue dans le féminisme tel qu’on l’entend généralement, elle a pensé un au-delà du féminisme, un post-féminisme, autour de concepts comme la “libido creandi” des femmes, “l’hospitalité charnelle” des femmes, etc., en articulant création et procréation. Les femmes sont porteuses d’un projet éthique pour l’ensemble de l’humanité, femmes et hommes, en tant que pouvant accueillir un corps étranger, un autre être, qu’elles choisissent ou non de mettre des enfants au monde. C’est une compétence spécifique et unique. Si elle a toujours considéré le féminisme comme une étape indispensable pour accéder à l’égalité avec les hommes, elle considère aussi que ce principe n’est pas suffisant pour libérer les femmes. Pour elle, il s’agit de reconnaître la compétence spécifique des femmes comme une compétence de civilisation qui lui fait dire que les femmes sont les “anthropocultrices” de l’humanité. Il serait temps de le reconnaître !

Si Antoinette Fouque a toujours considéré le féminisme comme une étape indispensable pour accéder à l’égalité avec les hommes, elle considère aussi que ce principe n’est pas suffisant pour libérer les femmes.

À cet égard, nous signalons la récente parution du livre de Julia Pietri, autrice, illustratrice, éditrice et créatrice du populaire compte Instagram @gangduclitoAntoinette Fouque, une pionnière de la libération des femmes, qui est destiné aux jeunes. C’est Julia Pietri qui nous a proposé ce livre. Il est formidable, très pédagogique, vraiment beau, il explique à la fois l’histoire du MLF et des lieux qu’Antoinette Fouque a créés ainsi que certains concepts de sa pensée.”

Écrit et illustré par Julia Pietri, l’album est sorti le 7 mars 2024.

 Ces dernières années, plusieurs maisons d’édition féministes ont émergé dans le paysage francophone ainsi que de nombreuses collections qui publient des essais féministes. Comment vous situez-vous par rapport à cette mutation éditoriale ?

“Nous en sommes ravies et nous le disons haut et fort parce qu’il arrive souvent que l’on nous qualifie de pionnières mais un peu “has been”. Or, ce n’est pas vrai. Nous échangeons constamment avec ces jeunes éditrices, nous les connaissons, nous les accueillons à la librairie des femmes à Paris, de même que les autrices qu’elles publient. Il en va ainsi de Julia Pietri et de sa jeune maison d’édition, Better Call Julia, des éditrices de Talents HautsHors d’atteinte, de l’éditrice du Passager clandestin, des éditions Daronnes, etc. Nous partageons des stands, des salons et nous publions aussi de jeunes autrices féministes. Nous avons ainsi publié en 2020 Manuel d’activisme féministe. Clit Révolution (de Sarah Constantin et Elvire Duvelle-Charles) et avant, en 2017, Rébellion du mouvement FEMEN.

La relève est là, c’est le mouvement infini des femmes à travers les générations.

Ajoutons que la librairie des femmes est un lieu très dynamique (il suffit de voir son programme de rencontres sur son site Internet), que beaucoup de jeunes femmes et même de collégiennes y viennent pour prendre des renseignements, se documenter sur l’histoire des femmes et de leurs pensées. Tout cela est passionnant. La relève est là, c’est le mouvement infini des femmes à travers les générations. Nous sommes à l’écoute et désireuses de transmettre à qui veut bien nous écouter et nous entendre, tout ce qu’Antoinette Fouque nous a fait comprendre et accomplir.”

 

Quel avenir pour le féminisme dans le monde de l’édition ? D’après vous, est-on face à un effet de mode post-#MeToo récupéré par le capitalisme ou assiste-t-on à une vraie [r]évolution ?

“Les deux à la fois et ce n’est pas nouveau. Quand Antoinette Fouque a créé la maison d’édition, les femmes étaient très peu publiées par les maisons d’édition traditionnelles dont les comités éditoriaux étaient tous masculins. Quasiment personne n’aurait parié sur le premier roman d’une femme… Certes il existait la collection “femmes” dirigée par Colette Audry chez Denoël-Gonthier, mais c’était bien tout. Or, la création de cette maison d’édition a impulsé une libération de la parole comme de l’écriture des femmes, les grands éditeurs ouvrant enfin largement leur porte aux écrivaines. Ce mouvement ne s’est plus jamais arrêté même si des collections dites “femmes” se sont progressivement arrêtées dans les grandes maisons… Effet d’opportunisme dans ces cas-là, lié à l’aura énorme qu’avait le MLF avec les victoires qu’il obtenait (IVG, criminalisation du viol, partage de l’autorité parentale, etc.).

Il y aura toujours des gens pour exploiter les luttes de femmes mais cela ne les empêchera pas d’avancer.

C’est la même chose aujourd’hui avec le mouvement #MeToo et de manière encore plus spectaculaire grâce à l’impact des réseaux sociaux (leur bon côté…). Nous connaissons parfaitement ce mouvement de balancier. Il y aura toujours des gens pour exploiter les luttes de femmes mais cela ne les empêchera pas d’avancer.”

Par  
N°257 / p. Web • Mars-avril 2024


Publié avec l’aimable autorisation d’Axelle Mag

Source : https://www.axellemag.be/les-editions-des-femmes-fetent-leurs-50-ans/

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