Demain 12 octobre, Keir Starmer fêtera ses 100 jours à la tête du Royaume Uni. Enfin, « fêter » est un bien grand mot vu les circonstances.
« Les gens disaient que nous ne pouvions pas le faire, mais nous l’avons fait. Et nous l’avons fait ensemble. »
Passés les habituels remerciements, c’est par ces mots que Keir Starmer débute son adresse à la tribune de la conférence du parti travailliste le 24 septembre 2024. Pourtant qu’y a-t-il de vrai dans cette parole? Certes, c’est bien la première fois depuis 2009 que le chef du Labour est aussi le Premier ministre du pays. Le Parti travailliste a effectivement remporté les élections. Mais qui prétendait que cela n’était pas possible ? Au contraire, cela fait des mois, voire des années, que la majorité du pays s’attendait à une victoire des Travaillistes. Et comment peut-on se vanter de l’avoir fait « ensemble », alors que le parti a été purgé de manière brutale de ses éléments les plus contestataires ? Quelle réalité parallèle permet d’ignorer qu’une partie de son électorat s’est détournée du parti ? Le Labour a gagné avec moins de voix que lors des deux précédentes élections, pourtant perdues par les Travaillistes.
Le nouveau premier ministre a ensuite listé une série de réformes mises en oeuvre depuis juillet. Un projet de modification des règles d’urbanisme pour faciliter les permis de construire, un accord sur les salaires des médecins, la création de la nouvelle société publique d’énergies renouvelables GB Energy, des plans pour l’éducation, les nouvelles règles concernant le traitement des demandeurs d’asile, le renforcement des droits des locataires et la nationalisation du rail ont été cités. Starmer avait déjà résumé ces avancées lors d’un entretien 3 jours plus tôt avec le quotidien Guardian: « Nous avons fait beaucoup plus [en 11 mois] que le dernier gouvernement au cours des 11 dernières années« .
Peut-on vraiment prétendre avoir accompli davantage que, par exemple, le Brexit, qui demeure l’événement central des 14 années de gouvernements conservateurs ? Il est généralement conseillé de ne pas trop en faire pour éviter de tomber dans l’exagération, voire le ridicule.
Une reprise des politiques du gouvernement conservateur
Dans les faits, un grand nombre des politiques annoncées depuis cet été sont une reprise de projets des précédents gouvernements conservateurs. La nationalisation du rail vantée par exemple est simplement la poursuite de la politique du précédent gouvernement. Il ne s’agit en effet pas de racheter les franchises octroyées au secteur privé, mais uniquement d’attendre qu’elles expirent et que la concession revienne dans le giron public. C’est aussi simplement ce qu’ont fait les Conservateurs depuis 2018 pour plusieurs lignes ferroviaires (the East Coast line, Northern Rail, Wales Rail, Southeastern, ScotRail, Transpennine Express).
De même, la grève de plus d’une année dans les hôpitaux britanniques a pris fin avec la signature d’un accord octroyant une augmentation salariale de près de 22%. Un compromis qui avait déjà été plus ou moins négocié par les Tories et qui se monte à 9 milliards. Cette situation a conduit à une dichotomie complète au sein du gouvernement travailliste. D’un côté, le nouveau secrétaire d’État à la santé, Wes Streeting, s’est félicité de l’accord et a affirmé qu’il réparait l’héritage de l’administration conservatrice. De l’autre, sa collègue à l’économie s’est plainte du trou laissé dans les finances publiques du fait de ce plan hérité du gouvernement précédent.
Mais ce qui a le plus marqué lors de ce discours, ce furent les quelques mots annonçant un plan de « légiférer pour mettre fin à la fraude aux prestations, » associé dans la phrase qui a suivit au chômeurs. Cette rhétorique de la chasse aux fraudeurs sociaux, aux profiteurs des aides, est depuis longtemps, des deux côtés de la Manche, une rengaine véhiculée par les partis de droite et leurs relais médiatiques. C’est devenu maintenant aussi un cheval de bataille du Labour de Starmer. Et pour cela, rien de mieux que de reprendre la réforme prévue par le précédent gouvernement, mais remisé au placard pour cause d’élections à l’été dernier. Une loi nommée Fraude, Erreur et Dette remplacera donc le précédent projet.
Étonnamment, le discours de Starmer n’a pas abordé la suppression des aides destinées aux retraités pour le paiement de leurs factures de gaz et d’électricité cet hiver. Ces aides, introduites en 1997 par Gordon Brown, constituent un héritage du New Labour de Tony Blair. Cette coupe budgétaire avait été brièvement évoquée par Rachel Reeves en juillet, mais les vacances parlementaires et les émeutes qui ont secoué le pays fin juillet ont détourné l’attention de ce sujet sensible. Il était même envisagé de faire passer cette abrogation via un simple décret. Ici aussi le Labour ne fait que reprendre un plan un temps envisagé par le gouvernement de Theresa May en 2017. À l’époque, l’opposition travailliste s’était farouchement opposée à cette mesure, publiant même un rapport alarmant qui prédisait que près de 4000 retraités pourraient mourir si une telle mesure était appliquée. Les travaillistes avaient alors qualifié la proposition du gouvernement conservateur de « plus grande attaque contre des retraités en une génération dans le pays. »
Plus tôt en juillet, le parti écossais SNP a proposé un amendement pour supprimer le plafond des allocations familiales pour deux enfants . Cette restriction avait été qualifiée d’injuste par le Labour lorsque les Conservateurs l’avaient instauré. Toutes les études montrent que cela maintient 250 000 enfants de la pauvreté au Royaume-Uni. Mais Keir Starmer a décidé de la conserver, au grand dam d’une frange importante du parti. Les espoirs d’une approche plus conciliante du leader après son élection ont été vite déçus. Lorsque sept députés travaillistes, dont John McDonnell et Rebecca Long-Bailey, ont voté en faveur de la motion du SNP, ils ont immédiatement été suspendus du groupe parlementaire.
Quelle sera la prochaine cible ? Certains ministres travaillistes estiment ouvertement que le gouvernement ne doit pas s’interdire pas de toucher aussi un autre élément emblématique du système social : la carte gratuite pour les transports publics réservé aux plus de 60 ans. L’annonce du budget fin octobre devrait fixer les plus grandes orientations, mais tout le monde s’attend à une accumulation de mesures d’austérité, d’attaques sur les droits sociaux, de coupes dans les budgets et de taxations supplémentaires.
La ministre de l’économie « découvre » un trou de 22 milliards
Le Labour justifie l’ensemble de ces mesures controversées par un argument simple : c’est la faute des Conservateurs qui ont laissé le pays au bord du gouffre. Et pour ceux qui douteraient que le nouveau gouvernement n’a pas d’autre choix, ce dernier pointe le risque d’une panique des marchés financiers comme au temps de l’éphémère Liz Truss en 2022. Sans la suppression des aides au chauffages pour la majorité des retraités « on aurait vu l’économie du pays s’effondrer » ose même affirmer Lucy Powell, la chef du groupe Labour aux Communes. Un discours alarmiste qui paraît disproportionné au regard des chiffres : il s’agit d’économiser un peu plus d’1 milliard de livres, soit seulement 0,08% du budget total du pays.
Lorsque Rachel Reeves s’est assise à son bureau du 11 Downing Street, siège du ministère de l’Économie, elle n’a pourtant pas trouvé de lettre de type : « J’ai bien peur qu’il n’y ait plus d’argent. Bonne chance ! » [1]. Cela ne l’a pas empêchée de dresser un bilan catastrophique, « bien pire que prévu« , de la situation économique après la gestion des Conservateurs. Avant même son accession au pouvoir, le Labour avait anticipé un héritage désastreux. Fin juillet, la nouvelle ministre profite d’un discours au Parlement pour accentuer ses critiques. Elle accuse le gouvernement précédent d’avoir masqué un excès de dépenses de 22 milliards de livres, qu’elle aurait uniquement découvert en accédant au pouvoir . Les Conservateurs auraient « dissimulé l’état réel des finances publiques », cachant des besoins qui « n’étaient ni connus ni financés » et qui ont abouti à « un trou noir » dans le budget. En cause, le fameux programme d’envoi des demandeurs d’asile au Rwanda, un plan pour les hôpitaux ou les accords sur les salaires des fonctionnaires dont s’est félicité le ministre de la santé comme on l’a vu plus haut.
Cette « découverte » est-elle une véritable surprise ou une posture politique ? L’Office for Budget Responsibility (OBR), équivalent britannique de la Cour des Comptes, avait signalé un possible dérapage des comptes publics au printemps 2024. En mars, l’OBR écrivait que le risque principal résidait dans des dépenses supérieures aux limites prévues , rappelant que « lors des périodes précédentes de 2015 et 2021, les gouvernements avaient augmenté [celles-ci] de 39 milliards de livres et 32 milliards de livres par an en moyenne respectivement. » Peut avant l’élection, l’Institut for Fiscal Studies (IFS) avait également analysé qu’un nouveau gouvernement verrait probablement un déficit « de 10 à 20 milliards de livres par an » . Notons ici que Jeremy Hunt, prédécesseur de Rachel Reeves, avait lui aussi annoncé un « trou » de plusieurs dizaines de milliards à son arrivée à l’automne 2022, avant de bénéficier d’une manne inattendue de 30 milliards de livres de recettes supplémentaires au printemps 2023 .
Sachant que les Conservateurs ont été aux responsabilités pendant 14 ans, il est légitime de les rendre comptables des difficultés actuellement rencontrées par le pays. Dans un premier temps, l’irresponsabilité passée des Tories est une justification aisée pour toutes les mesures impopulaires décidées par le Labour. Toutefois le Parti travailliste est désormais aux commandes, et n’en déplaise à Starmer et son entourage, la politique est avant tout une affaire de choix. Il est facile de pointer le « trou » de 22 milliards de livres, moins facile d’admettre que celui-ci comprend les 9 milliards d’augmentations de salaires accordés au secteur public depuis l’arrivée au pouvoir du Labour . Cette décision peut être légitime et nécessaire, mais ce fut un choix. Pour équilibrer le budget, le premier choix n’a pas été d’annoncer une contribution exceptionnelle des plus riches, mais de couper dans les dépenses sociales.
Les cadres du Labour se refusent à prononcer le terme d’austérité, mais c’est pourtant le mot qui est sur toutes les lèvres à l’automne 2024. Les semaines précédentes, Keir Starmer a d’ailleurs préparé les esprits. Dans un discours aux accents churchilliens prononcé fin août 2024, il prévient que « les choses vont empirer » (« avant de devenir meilleures », assure-t-il). Il affirme que les sacrifices actuels sont « la seule voie » vers des bénéfices à long terme pour l’ensemble de la société, reprenant ainsi la rhétorique de Margaret Thatcher. Ce discours fait écho aux annonces du Premier ministre conservateur David Cameron qui, en 2010, proclamait la nécessité de « prendre des décisions difficiles maintenant » afin de pouvoir « connaître des jours meilleurs à venir ».
Lorsque plus tard en septembre il annonce des réformes profondes sur 10 ans pour « la plus grande réinvention de notre NHS depuis sa naissance », il ajoute que cela ne se fera pas par une augmentation des impôts sur le travail, mais parle de réorganisation et de sous-traiter davantage en dehors de l’hôpital. Quelques mois plus tôt, le média Novara avait révélé que le parti avait enlevé la phrase « le NHS n’est pas à vendre » de son programme. Selon Starmer, l’alternative se résume à une réforme ou à la mort du service de santé public. Il rejette toute autre forme de taxe ou contribution. Et le ministre de la santé n’exclue pas des coupes supplémentaires dans son futur budget.
Rachel Reeves est inflexible, il est hors de question de dépenser quoi que ce soit. D’ailleurs la discipline budgétaire « de fer« (encore Thatcher, décidemment) que s’est auto-infligée le Parti travailliste ne laisse aucune marge de manoeuvre.
Y-a-t’il une stratégie consistant a distiller une partie des annonces en amont afin de faire passer un budget « moins pire que prévu » fin octobre ? Toujours est-il qu’à peine la conférence du Labour terminée, le gouvernement annonce son projet d’aumenter les frais universitaires annuels de 13,5% sur les 5 prochaines années, portant ceux-ci à plus de 12500 € par an. Ces frais, instaurés à hauteur de 3500 € sous Tony Blair, ont été multipliés par trois avec l’arrivée des Conservateurs en 2010. Le montant s’est ensuite stabilisé jusqu’à aujourd’hui. Mais les universités prévenaient depuis quelque temps que sans aide de l’Etat, elles ne pourraient plus faire face aux coûts croissants qu’elles ont dû absorber, ne serait-ce que du fait de l’inflation, ces dernières années. Ces frais de scolarité sont extrêmement impopulaires. Lorsque les Libéraux Democrats avaient renié leur promesse de campagne de les abroger pour s’associer avec les Conservateurs en 2010, ils avaient été quasi rayés de la carte lors des élections suivantes, passant de 57 députés à 8. Rappelons que la suppression de ces frais était un engagement de Starmer lorsqu’il avait pris la tête du Labour en 2020. C’est une promesse qu’il fit disparaitre de ses discours les années suivantes.
Scandales et effondrement dans les sondages
Habituellement, les partis bénéficient d’un boost dans les sondages grâce à leur couverture médiatique lors des conférences de l’automne. La grande messe du Labour organisée à Liverpool avait pour objectif de célébrer le retour des Travaillistes au pouvoir. Cependant, elle a eu l’effet inverse : dans le dernier sondage, Keir Starmer recueille moins d’opinions favorables que l’ancien leader des Conservateurs. Il réussit d’ailleurs l’exploit de devenir le Premier ministre le plus rapidement impopulaire après avoir été élu.
Déjà au plus bas avant l’évènement avec 24% d’opinions favorables, il s’est encore enfoncé quelques jours plus tard en perdant deux points supplémentaires. Depuis juillet où il obtenait 44% d’opinions favorables, sa cote de popularité s’est effondrée de moitié. En comparaison, François Hollande, qui a terminé son mandat avec 22% d’opinions favorables, incapable de se représenter, a mis 12 mois pour baisser à 25%. Et il se sera maintenu tout de même au-dessus de la barre des 50% pendant les quatre premiers mois de son quinquennat.
Il faut dire que la campagne du Labour n’a jamais vraiment enthousiasmé, comme en témoigne le faible nombre de voix (9,7 millions), nettement inférieur aux scores réalisés par l’ancien leader de Labour Jeremy Corbyn en 2019 et 2017 (respectivement 10,3 millions et 12,9 millions). Les électeurs n’ont pas voté pour les Travaillistes emmenés par Keir Starmer, mais contre les Tories.
Starmer s’étant contenté de promettre le moins possible pendant la campagne, les électeurs attendaient peu. Malgré cela, le Labour réussit le tour de force de décevoir au-delà des attentes.
Les émeutes racistes qui ont frappé le pays au cœur de l’été auraient pu ressouder la population autour du nouveau Premier ministre. Comme lorsqu’il était chef des procureurs lors des émeutes sociales de 2011, Keir Starmer a réagit avec la plus grande fermeté. Il a promis une justice rapide, affirmant que « les personnes impliquées subiront toute la rigueur de la loi« . Après deux semaines de désordres, le bilan est élevé : plus de 1000 arrestations et 677 inculpations. Mais Starmer peine à convaincre.
De façon assez étrange, il a affirme que ceux qui ont pris part aux émeutes le faisaient sachant qu’il n’y avait pas assez de places en prison. On peut douter du simple fait que les émeutiers aient calculé le nombre de places disponible en établissements pénitentiaires (89 041 places de prison au Royaume Uni pour 87,973 prisonniers contre 60 715 places pour 71 669 occupants en France – chiffres 2022) avant de décider de lancer quelques pavés, saccager un hôtel ou cogner des migrants. Tout évènement semble pour Starmer l’occasion de souligner que le gouvernement précédent n’a pas fait son travail.
Mais quand la chaîne Sky News publie une enquête selon laquelle il aurait reçu plus de 100 000 livres (environ 125 000 euros) de cadeaux depuis décembre 2019, il est impossible cette fois ci de rejeter la faute sur la précédente administration. Le montant total des vêtements qui lui ont été offerts s’élève maintenant à 32 000 livres (38 000 euros). Il aurait aussi reçu plusieurs paires de lunettes et des tickets pour assister aux matchs de football de son équipe fétiche Arsenal, pour une valeur de plus de 40 000 €. La plupart des dons auraient été reçus alors qu’il était chef de l’opposition, mais aussi un petit quart depuis qu’il est devenu Premier ministre. Certes il n’est pas interdit de recevoir des cadeaux. D’ailleurs selon les chiffres de l’enquête des médias britanniques, The Westminster’s Accounts, le total des donations atteignent 1.3 millions de livres pour Boris Johnson contre 837 500 pour Starmer qui arrive second. Jeremy Corbyn a a lui reçu 741 000 £, pour pour l’essentiel cela provenait d’une cagnotte pour l’aider à payer les frais de justice relatifs à sa défense contre des accusation d’antisémitisme. Dans le scandale qui touche Starmer, on parle de cadeaux tels que spectacles (4000 £ reçus pour le concert de Taylor Swift), compétitions sportives, séjours en résidences de luxe, ou encore des vêtements et autres accessoires. Quand Corbyn était leader des travaillistes de 2015 à 2019, il a reçu un total de 600 £ de cadeaux, dont 450 £ pour le festival de musique de Glastonbury. La comparaison est terrible avec l’actuel chef du Labour.
Selon le média britannique, Keir Starmer a reçu plus de cadeaux « récréatifs » que tous les autres députés, et même 2,5 fois plus que celle qui arrive en seconde position dans la liste, Lucy Powell, la député travailliste dont on a parlé plus haut. Et certains posent problème : les vêtements offerts à sa femme n’ont pas été déclarés et plusieurs déclarations initiales étaient incorrectes. De plus, il a été révélé que Starmer a pu utiliser gratuitement pendant des années deux appartements de luxe à Londres appartenant à Lord Ally, membre travailliste de la Chambre des Lords, qui a également fait la plupart des dons de vêtements. Dans l’un d’eux, il a enregistré un discours télévisé à Noël 2021, au plus fort de la pandémie de Covid-19, qui avait été présenté à l’époque comme si Starmer était chez lui. Dans l’autre, il a vécu pendant la campagne électorale et l’a déclaré dans le registre des députés bien en dessous de sa valeur. Il a expliqué avoir relocalisé sa famille dans la propriété prêtée par Lord Ally afin que son fils puisse réviser paisiblement ses examens du GCSE (un équivalent du brevet des collèges en plus difficile). La foule et le bruit causé par les journalistes et les manifestants devant son domicile du nord de Londres le perturbaient.
Normalement, ce type de scandales touche en priorité les Conservateurs. Lorsqu’il était dans l’opposition, Starmer leur a ainsi souvent reproché d’être déconnectés de la population. La polémique lui revient comme un boomerang, et il est maintenant qualifié d’hypocrite. Car ce qui a probablement le plus choqué les Britanniques, c’est le déni du Premier. Il « ne s’excusera pas de n’avoir rien fait de mal » et les cadeaux n’ont pas « coûté un centime au contribuable, » a-t-il expliqué. Les Français qui ont en mémoire les costumes de Francois Fillon pourraient lui expliquer comment cela peut ruiner une carrière politique.
Vers une reconstruction de la gauche ?
C’est la goutte d’eau qui a fait déborder le vase pour Rosie Duffield. A 53 ans, la député travailliste de Canterbury dans le sud-est de l’Angleterre a décidé de quitter son groupe au parlement. « Le sordide, le népotisme et ce qui ressemble à de l’avarice sont sans limite. […] Je ne peux pas exprimer avec des mots à quel point mes collègues et moi sommes en colère contre votre manque total de compréhension sur la façon dont vous nous avez tous fait apparaître, » lui écrit-elle dans une missive au vitriol. Son jugement des premiers mois de Starmer est dévastateur : « Vous avez souvent répété que vous prendrez des ‘décisions difficiles’ et que tout le pays est ‘dans le même bateau’. Mais ces décisions ne nous touchent pas directement, nous les députés au Parlement. Elles sont cruelles et inutiles, et touchent des centaines de milliers de nos électeurs les plus pauvres et les plus vulnérables. » Elle critique férocement sa gestion du parti : « Depuis que vous êtes à la tête de l’opposition, vous avez usé de diverses tactiques de gestion autoritaires, mais n’avez jamais démontré ce que les députés avec le plus d’ancienneté appelleraient du vrai leadership, ou un leadership qui inspire. » Décidément Starmer enchaine les premières : après un record d’impopularité, c’est maintenant la perte d’un député de la majorité la plus rapide de l’histoire après une victoire électorale de son parti !
Duffield, contrairement à de nombreux critiques de Starmer au sein du Labour, n’appartient pas à la frange la plus radicale du parti, bien au contraire. Elle faisait partie de ceux qui se sont plaint du leadership de Corbyn. Elle est maintenant la huitième députée travailliste élue le 4 juillet à siéger comme indépendante au Parlement ; le groupe parlementaire travailliste est ainsi passé de 411 à 403 députés. Certes, il reste encore une énorme majorité et la perte de quelques députés ne grippera pas l’agenda parlementaire fixé par les équipes du nouveau Premier ministre. Il y a encore de nombreuses possibilités d’expulsion pour ceux qui s’aviseraient à s’éloigner de la ligne définie par le chef du Labour, ou de démissions pour les mécontents. Sans compter que Starmer est aussi prêt à accueillir dans ses rangs des membres Conservateurs qui seraient déçus des orientations de leur propre parti.
Cependant, en persistant à marginaliser l’aile gauche du parti, Starmer risque de voir se former une opposition, certes petite mais significative. Avec déjà 7 députés sans étiquette, dont l’ancien leader Jeremy Corbyn, ce groupe pourrait très vite dépasser en importance le SNP (8 députés), Reform UK (5) et les Verts (4). S’ils arrivaient à former un groupe commun, cela leur permettrait une participation accrue aux débats (souvent organisés selon la taille des groupes) ; ils pourraient aussi s’allier aux 7 députés mis dehors par Starmer. Sans compter la possibilité de joindre les Verts, avec qui ils ont déjà travaillé cet été en élaborant des motions communes contre les orientations du gouvernement. Bien que ne représentant pas une menace immédiate pour la majorité, leur influence pourrait devenir problématique lors des prochaines élections, compte tenu du nombre de circonscriptions gagnées de justesse par le Labour.
Dans tous les cas, si cette reconstruction se fait, elle sera longue, très longue. A court terme, l’attention se porte désormais sur le prochain budget d’automne, prévu pour le 30 octobre, qui sera un test crucial pour le gouvernement Starmer.
Vonric
- A noter la publication prochaine d’un livre dont je suis l’auteur : L’effet Starmer : comment les travaillistes sont devenus un parti de droite, aux éditions Le Bord de l’Eau.
Note:
- Ce sont les quelques mots trouvés sur le bureau du nouveau ministre du budget par la coalition Tory-Libdems lors de son arrivée au pouvoir en 2010. Au Royaume Uni, les ministres qui quittent leur poste laissent traditionnellement une note pour leurs successeurs, prodiguant encouragements ou conseils pour faciliter la transition. Lorsque le Labour perd les élections en 2010, Liam Byrne est épuisé. Il a dû gérer la récession mondiale consécutive à la crise des subprimes et à la chute de Lehman Brothers. Avec des recettes de l’État en baisse de 40 milliards de livres, il a consacré ses derniers mois à élaborer un plan de restrictions budgétaires – que les Conservateurs exploiteront sans scrupule par la suite – afin de redresser l’économie. Byrne s’est plus tard justifié en déclarant que cela se voulait un message amical, car il savait combien le « job » allait être difficile. Ce fut en tout cas une aubaine pour les Conservateurs qui s’en serviront avec délice pour discréditer la gestion économique des Travaillistes.
Source :
Illustration : More details 05/07/2024. London, United Kingdom. The Prime Minister Sir Keir Starmer’s official portraits upon his official appointment by His Majesty The King. Picture by Simon Dawson/ No 10 Downing Street Simon Dawson / No 10 Downing Street Permission details All content is Crown copyright and re-usable under the Open Government Licence v3.0, except where otherwise stated. To view this licence, visit: www.nationalarchives.gov.uk/doc/open-government-licence/v…View more OGL 3view terms File:Prime Minister Keir Starmer Portrait (cropped).jpg Created: 5 July 2024 Uploaded: 31 July 2024