Le journal n°2 de POUR, sur le thème «Réinventer notre rapport au travail», traite notamment de l’allocation universelle. Nous abordons ici une alternative à ce dispositif de redistribution, moins connue et foncièrement différente. Il s’agit du salaire à vie, conçu et promu par Bernard Friot. Eclairage.
On le sait depuis son émergence dans le débat public, l’allocation universelle connaît à peu de choses près autant de mises en application différentes que de défenseurs. Des personnalités qu’on classe généralement à gauche comme Philippe Defeyt en Belgique ou Benoit Hamon en France la promeuvent au même titre que les représentants de la droite comme le millionnaire belge Roland Duchatelet [1] ou les dirigeants de la Silicon Valley. Cette grande hétérogénéité de partisans fait alors planer le doute sur son mode de réalisation: sera-t-elle destinée à constituer un «nouveau pilier de la sécurité sociale» ou affirmera-t-elle la recrudescence de l’individualisme propre au néolibéralisme?
Bernard Friot, sociologue et économiste, y voit une façon d’accélérer le démantèlement de la sécurité sociale. Pour contre-attaquer et mettre fin au chantage à l’emploi et à la dette, il défend le salaire à vie [2] et propose de l’élever au rang de droit politique qu’on acquiert à la majorité au même titre que le droit de vote.
Comment définir le travail?
La robotisation et l’automatisation des tâches induisent un certain nombre de questions qui nous amènent à penser notre conception du travail et trouver des solutions pour permettre l’émancipation. Le point de départ de la réflexion de Bernard Friot est justement d’établir une définition claire du travail ainsi que du salaire. Le travail peut être défini sous deux formes: d’un côté le travail concret, de l’autre le travail abstrait. Le travail concret définit la production des valeurs d’usage, c’est-à-dire des biens et des services pour leur utilité directe (exemple: je fais du café pour mes amis). Le travail abstrait, quant à lui, concerne la création de valeur économique et se traduit matériellement par la monnaie (exemple: je suis employé dans un bistrot et je sers le café à des clients). Ce que nous appelons couramment «travail» indique généralement le travail abstrait puisqu’il est l’unique producteur de valeur économique. Il peut ainsi arriver d’entendre quelqu’un dire: «Je cherche du travail» alors qu’en réalité la personne en question travaille à chercher un emploi.
Ce malentendu relève de l’imposition par le capitalisme de sa propre définition du travail. Dans l’institution du travail capitaliste, le travailleur est considéré comme un individu vendant sa force de travail sur le marché du travail (qu’il faudrait nommer marché de l’emploi pour rester cohérent). Le salaire perçu par le travailleur est alors considéré comme le prix de son travail, fixé par le marché du travail, ou bien comme un revenu c’est-à-dire une récompense de l’effort fourni. Ainsi, le travailleur est défini non pas comme un acteur mais comme dépendant d’un décideur. Bernard Friot récuse évidemment cette définition et lui préfère celle du travailleur comme seul producteur de valeur économique et donc destiné à en être le seul souverain.
Devenir souverain sur la production de valeur
Pour faire face à cette institution capitaliste du travail, le sociologue défend l’institution communiste du travail qui devrait reposer sur la qualification personnelle et la sécurité sociale. La qualification personnelle reconnaît la capacité d’un individu à produire de la valeur économique, quelle que soit sa productivité ou l’assiduité qu’il met dans son travail puisque ce n’est plus son activité ou son poste qui est jugé producteur de valeurs mais son statut. Elle subvertit également le marché du travail puisqu’étant reconnu comme producteur de valeur et donc ayant droit au salaire, le travailleur n’aurait plus à quémander un emploi pour s’assurer un salaire.
La sécurité sociale, quant à elle, par l’entremise de la cotisation, socialise la valeur économique. Et c’est par son financement de la qualification personnelle (le grade du fonctionnaire par exemple) qu’elle nous indique une sortie possible du marché du travail si elle venait à être généralisée. Il s’agit d’une alternative salariale mais également d’une alternative en terme de crédit. De cette façon, on enraye le système de crédit monétaire fondé sur le profit. Un profit qui se définit comme une ponction de la valeur créée par le travail d’autrui et qui endette les bénéficiaires du prêt, volant ainsi deux fois les travailleurs.
Oser se définir comme classe révolutionnaire
Si les différences entre un salaire à vie et une allocation universelle paraissent infimes pour certains, elles sont en réalité déterminantes car elles façonnent notre vision du travail et le sens que nous voulons donner à la société.
L’allocation universelle prône le droit à un pouvoir d’achat pour chacun et ainsi ne remet en question ni l’accaparement des richesses par les propriétaires lucratifs (c’est-à-dire les propriétaires des moyens de production), ni ce que nous produisons, comment et pour quoi faire. Le salaire à vie opère, lui, une grande transformation en rendant aux travailleurs leur rôle de classe révolutionnaire, actrice de son devenir et destinée à libérer le travail comme le rêvaient déjà Karl Marx et Friedrich Engels en 1845: «Dans la société communiste, c’est le contraire: personne n’est enfermé dans un cercle exclusif d’activités et chacun peut se former dans n’importe quelle branche de son choix; c’est la société qui règle la production générale et qui me permet ainsi de faire aujourd’hui telle chose, demain telle autre, de chasser le matin, de pêcher l’après-midi, de m’occuper d’élevage le soir et de m’adonner à la critique après le repas, selon que j’en ai envie, sans jamais devenir chasseur, pêcheur, berger ou critique.» [3]
[1] Homme d’affaire et ancien président des clubs de football du KV Saint-Trond puis du Standard de Liège. Sa fortune est estimée à 1.556.236.000 euros et lui confère la dixième place dans le classement des fortunes belges selon http://derijkstebelgen.be/
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[2] Pour une définition plus précise des termes utilisés dans cet article voir L’Enjeu du Salaire de Bernard Friot, La Dispute, 2012
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[3] K. Marx & F. Engels, L’Idéologie allemande, 1845
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