Les mots sont d’Esther Duflo, prix Nobel d’économie, en conférence ce 18 mars 2024 à l’Université de Liège où lui ont été décernés les insignes de « Docteure Honoris Causa ». En avançant ce chiffre, l’économiste franco-américaine fait-elle référence au fonds, ratifié par la COP28 de Dubaï l’année dernière, destiné à compenser « les pertes et dommages » liés au dérèglement du climat ? Ou évoque-t-elle plus globalement la « dette climatique », voire la « dette écologique » que les pays riches doivent aux pays pauvres ?
Dès les années 1980 déjà, l’idée de « dette écologique » s’est progressivement imposée dans les dénonciations militantes, mais aussi dans les approches scientifiques de la surexploitation des ressources naturelles (l’eau, les sols, les forêts…), de la dégradation de l’environnement et des diverses pollutions engendrées. Tantôt, dans ses versions les plus éthérées, elle apparaît comme une dette envers la planète, les écosystèmes ou le vivant. Tantôt, dans ses versions les plus politiques, elle s’affirme comme une dette vis-à-vis des pays du Sud, des populations pauvres ou des générations futures.
Dit autrement, les modes de production et les niveaux de consommation non « durables » (au vu du caractère non renouvelable des ressources « consumées ») ou non « généralisables » (au vu de leurs impacts environnementaux destructeurs) déployés par une minorité de la population mondiale depuis les débuts du développement industriel jusqu’à nos jours rendent cette minorité « redevable » envers les majorités qui n’ont pas eu, n’ont pas ou n’auront pas accès à ces mêmes privilèges. D’autant plus, facteur aggravant, lorsque ces majorités sont de facto les premières à faire les frais, dans leur quotidien, des effets désastreux des crises écologiques et climatiques provoquées par les excès productivistes et consuméristes des plus riches.
Le ressort moral de cette dette peut donc être considéré comme double.
Il y va d’abord de l’inégalité d’accès à des ressources « rares », longtemps considérées comme inépuisables avant que la conscience de leur finitude ne s’étende. Des ressources qui, de longue date, sont extorquées en partie dans les pays du Sud pour alimenter la machine économique et le bien-être matériel dans les pays du Nord. L’accaparement des richesses naturelles pratiqué par les uns privant de la sorte les autres de leur jouissance.
Il y va ensuite des dégâts occasionnés à la nature dans des proportions nettement plus importantes par les gros producteurs et les gros consommateurs que par les petits, et, à l’inverse, des effets délétères de ces dégâts nettement plus problématiques chez les petits que chez les gros. « C’est de l’enfer des pauvres qu’est fait le paradis des riches », écrivait déjà Victor Hugo. Chaque semaine ou presque, un nouveau rapport, officiel ou officieux, documente, illustre et quantifie le paradoxe.
Paradoxe injuste s’il en est, d’où cette idée de « dette écologique » que les (pays) riches sont invités à rembourser aux (pays) pauvres. Ce ne serait que « justice environnementale », pour reprendre une autre formule qui gagne en popularité. Cela reviendrait à tenter de compenser les inégalités de développement, à aider les plus vulnérables à s’adapter aux dérèglements écologiques ou climatiques, voire à réparer les ravages et les préjudices déjà causés. Pour autant, dire que la communauté internationale et les pays riches en ont fait une priorité à la hauteur de sa légitimité et de son urgence serait mentir.
Que les coupables passent à la caisse !
En 1992, au Sommet de la Terre à Rio de Janeiro, l’adoption du principe de « Responsabilités communes mais différenciées » (PRCD) a valu comme reconnaissance, au moins implicite, du concept de dette des « plus responsables » à l’égard des « moins responsables ». La proposition avait déjà été discutée précédemment (à la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement dans les années 1960, à la Conférence sur l’environnement humain à Stockholm en 1972, lors de l’initiative pour un Nouvel ordre économique international en 1974, etc.), mais c’est à partir de Rio et de sa Conférence des Nations unies sur l’environnement et le développement, grâce à un plaidoyer soutenu des « pays en voie de développement », qu’elle s’inscrit enfin en toutes lettres dans le nouveau droit international de l’environnement.
Et elle est lourde de sens, cette proposition, pour ne pas dire révolutionnaire. « Les États doivent coopérer (…) en vue de rétablir l’intégrité de l’écosystème terrestre. Étant donné la diversité des rôles joués dans la dégradation de l’environnement, les États ont des responsabilités communes mais différenciées. Les pays développés admettent la responsabilité qui leur incombe (…), compte tenu des pressions que leurs sociétés exercent sur l’environnement mondial et des techniques et des ressources financières dont ils disposent. » [1] En creux donc, mine de rien, le PRCD porte en lui la reconnaissance du problème (la crise écologique), l’acceptation de ses causes (anthropiques) et, surtout, la désignation des fautifs (les pays développés), auxquels il incombe de réparer leurs erreurs.
Ce n’est pas mince, tant la relativisation du problème (« halte au catastrophisme »), la dénégation de ses origines humaines (« on nous ment ») et la dilution des responsabilités (« nous sommes tous sur le même bateau ») occupent encore régulièrement le devant de la scène. À rebrousse-poil de ces vulgates populistes ou négationnistes toujours à l’œuvre [2], la communauté internationale a donc ajouté, il y a aujourd’hui plus de trois décennies, à l’idée des responsabilités communes dans la dégradation de l’environnement mondial, celle qu’une part de l’humanité en endosse plus que l’autre et se trouve dès lors redevable vis-à-vis de cette dernière de son haut niveau de développement, de son consumérisme dévastateur.
Dit (encore) autrement, la dette écologique des (pays) riches à l’égard des (pays) pauvres, accumulée depuis les premières heures de la révolution industrielle, est à faire valoir hic et nunc. Ici et maintenant… depuis plusieurs décennies ! Le passage à l’acte tarde, c’est un euphémisme. De sommets en conférences, le principe des « responsabilités communes mais différenciées », aux interprétations juridiques multiples, a bien sûr traversé diverses étapes de précision, de déclinaison, d’inflexion et de concrétisation, mais avec une constante à ce jour : l’application largement insuffisante des mesures qui en émanent. Des fonds « verts » spéciaux sont créés de-ci de-là, mais systématiquement très en deçà, dans leurs objectifs chiffrés et plus encore dans les versements réalisés, de ce qu’ils devraient être aux yeux des scientifiques qui ont l’audace de les quantifier [3].
Peu ou prou, les États renâclent. Ou relâchent leurs efforts pour d’autres priorités. Ou se désistent, comme les États-Unis de Trump qui, en 2017, avaient renié l’Accord de Paris sur le climat et pourraient répéter le geste en cas de nouvelle victoire du leader d’extrême droite. Quant aux pays émergents – Chine, Inde, Brésil… –, ils estiment prendre part au partage du « fardeau » à hauteur de leurs responsabilités actuelles dans les dégradations environnementales, se dissociant ainsi à la fois des « pays moins avancés » dont les effets climatiques restent négligeables, et des pays d’ancienne industrialisation toujours responsables, en valeurs relatives, de l’essentiel des pollutions. Certes, il y a lieu de douter des dires des puissances émergentes, mais pire encore est la posture des pétromonarchies du Golfe par exemple, qui explosent les taux d’émission par habitant des pays occidentaux.
Elle ne diminue pas, elle augmente, la dette écologique
Si l’on ajoute à cette lenteur ou, plutôt, à cette réticence des riches à honorer leur dette écologique, le constat dressé par de nombreuses voix critiques du Sud selon lequel une part significative des politiques « vertes », publiques ou privées, menées par des acteurs du Nord en pays pauvres tendent à aggraver la fracture, on devine que la facture environnementale n’est pas près d’être remboursée. Dans la ligne de mire de ces voix critiques [4], en vrac, les « fausses solutions » du « capitalisme vert » ou de la « Green Growth » qui procèdent d’« une colonisation de l’écologie par la logique d’accumulation de l’économie libérale ».
Qu’il s’agisse de politiques de conservation (la mise sous cloche d’« aires protégées », fermées aux populations locales mais ouvertes aux écotouristes), ou de politiques de compensation, d’extraction (les plantations de forêts factices en échange de « droits de polluer » ; les monocultures, ces « déserts verts » destinés à l’exportation…), ou encore de politiques de dépossession, de privatisation, de financiarisation du « vivant », de valorisation du « capital naturel » (l’attribution d’un prix – le coût de la conservation – à telle ou telle fonction écosystémique, pour la sortir de son invisibilité économique et en tirer profit…), dans tous les cas, elles leur sont nuisibles socialement et environnementalement [5]. Et grèvent d’autant la dette écologique.
La difficulté de la calculer, elle aussi, s’amplifie. Et prête à controverse, forcément. Des controverses fonctionnelles, à leur tour, à un certain statu quo, à des décisions différées, des escamotages, des désengagements. Pour preuve, aucun des divers « Fonds » mis sur pied par la « communauté internationale » pour aider les pays pauvres à « atténuer » la désertification, la déforestation, la dégradation de la biodiversité, les dérèglements climatiques…, à s’y « adapter » ou à « réparer » les désastres occasionnés n’est à la hauteur, sur papier et encore moins dans la réalité, des sommes estimées nécessaires par les entités expertes.
« À chaque nouvelle conférence sur le climat, rappelait ainsi récemment la Nobel d’économie Esther Duflo [6] en Belgique, nous promettons d’allouer aux pays pauvres un budget de 100 milliards. 100 milliards, ce n’est pas assez par rapport aux dommages que nous leur infligeons. Et en plus, ils ne sont pas versés ! » Rien que « la valeur des vies humaines que nous détruisons en rejetant du carbone dans l’atmosphère, calcule la sommité sans même prendre en compte les émissions de CO2 émises dans le passé, fait de l’Europe et des Etats-Unis les responsables de 500 milliards de dollars de perte dans les pays pauvres chaque année ». Et de conclure : « cet argent, on le doit, ce n’est pas une question de solidarité ». Une créance morale en somme, une dette écologique, à la fois urgente et colossale.
Bernard Duterme
Publié avec la cordiale autorisation du CETRI.
A LIRE sur les conséquences des processus de décarbonisation qui impliquent fermetures des mines de charbon, soit 1 million de pertes d’emplois dans le monde (100 par jour), essentiellement dans les pays du Sud.
●”Les mineurs du charbon veulent une transition énergétique juste”, 12 septembre 2024, syndicat mondial IndustriAll.