La libéralisation du marché des produits agricoles a conduit à une mobilisation d’une ampleur sans précédent des paysans indiens. Malgré une violente répression, ceux-ci ont encerclé Delhi et campé aux portes de la métropole pendant plus d’un an, jusqu’à faire fléchir le gouvernement.
Le mouvement de contestation des paysans indiens qui vient de s’achever après plus d’un an de mobilisation a réussi à replacer au cœur du débat public la question agraire et le monde rural, lesquels, depuis la libéralisation économique des années 1990, s’étaient vus marginalisés au profit du développement industriel et urbain, aussi bien dans les politiques publiques que dans l’imaginaire national.
En Inde, le monde agricole est principalement abordé à travers le prisme de la crise profonde qu’il traverse depuis une trentaine d’années. De fait, les preuves tangibles de cette crise ne manquent pas : ainsi un taux de suicide parmi les plus élevés au monde (entre 1995 et 2018, 400.000 fermiers ont mis fin à leurs jours), dû au fardeau d’une dette impossible à rembourser et des dégâts écologiques et sanitaires majeurs liés à l’agriculture intensive et l’usage massif de pesticides. L’activité agricole en elle-même n’est plus rentable : au morcellement des terres (86% des paysans indiens possèdent moins de deux hectares, contre une moyenne de 61 hectares par exploitation en France), s’ajoutent l’épuisement de la nappe phréatique et l’érosion des sols. Pour compléter des revenus insuffisants, un nombre croissant de paysans quitte l’agriculture pour des emplois urbains précaires dans le secteur informel.
Les effets de la révolution verte
Cette situation de crise environnementale, sociale et économique est paradoxalement le produit de la politique agricole et alimentaire réussie mise en place par l’État nehruvien dans les années 1960. En effet, pour répondre aux famines récurrentes qui l’obligeaient à importer massivement du blé des États-Unis, le gouvernement indien lance en 1965 la révolution verte, visant à moderniser en profondeur l’agriculture et à augmenter considérablement la production et assurer ainsi la sécurité alimentaire du pays. Pour ce faire, l’État central favorise l’adoption de nouveaux modes de culture marquant le passage d’une agriculture vivrière de subsistance à une agriculture commerciale intensive, grâce à la mécanisation de la production, l’électrification des systèmes d’irrigation et l’usage intensif de pesticides et d’engrais chimiques. Cette agriculture intensive et commerciale a un coût financier considérable pour les paysans, qui doivent s’équiper en tracteurs, acheter graines à haut rendement et pesticides, et embaucher davantage de journaliers. Ces contraintes les poussent à s’endetter, souvent auprès de courtiers (arthyas) et intermédiaires agricoles.
En outre, la révolution verte ne s’est pas seulement traduite par des innovations technologiques, elle a aussi profondément bouleversé les rapports sociaux au sein des villages, en renforçant les rapports de domination et les situations de marginalisation, notamment de caste et de genre, concernant la propriété de la terre et le travail agricole. La mécanisation de la production a principalement bénéficié aux gros exploitants issus des castes dominantes (en Inde du nord, il s’agit des Jats, à la pointe du combat dans l’andolan), renforçant leur mainmise sur la propriété de la terre et opérant une réorganisation des rapports de production au sein des villages, où de nouveaux travailleurs agricoles issus des migrations internes se sont progressivement substitués aux populations dalits locales. Ainsi, pour prendre l’exemple du Pendjab, l’État à la pointe de la contestation paysanne, il comprend la plus importante population dalit du pays (32%), mais ayant le moins accès à la propriété de la terre (les Dalits n’y possèdent que 5% de l’ensemble des exploitations agricoles). Le mouvement paysan plonge ses racines dans ces contradictions et inégalités profondes.
Les lois agraires abrogées : dérégulation et globalisation du marché agricole
Les trois lois agraires abrogées en novembre 2021 visaient à déréguler l’achat, la production et le stockage des denrées agricoles dans un secteur encore largement encadré et organisé par l’État. C’est en effet au sein des mandis (ou APMC, Agricultural Produce Marketing Committee), les marchés de gros contrôlés par chaque État, que les paysans vendent leurs récoltes par l’intermédiaire des arthiyas. Ces mandis avaient été conçus comme des structures de soutien gérées par chaque État fédéré, pour permettre aux paysans d’écouler leurs stocks et surplus agricoles, sur la base de l’offre disponible, avec la garantie d’un prix minimum de rachat (le Minimum Support Price, MSP) pour des denrées considérées comme essentielles, comme le blé et le riz. Les revenus générés par l’activité des mandis permettent également de financer un vaste système de (re)distribution alimentaire à prix subventionné bénéficiant aux populations les plus pauvres, le Public Distribution System (PDS). Au nom d’une prétendue « modernisation » du secteur agricole et d’une « libéralisation » des opportunités de vente pour les paysans, la réforme imposée en septembre 2020 mettait un terme à ce système : un nouvel espace d’échange était introduit, extérieur aux mandis et détaxé, où les paysans auraient négocié directement avec les acheteurs de l’agro-business et la généralisation d’une agriculture sous contrat avec des groupes privés déjà pratiquée dans certains États de l’Inde depuis le début des années 2000 ne prévoyait plus aucun prix minimum garanti et se fondait sur des mécanismes de résolution de litige favorables aux acteurs privés.
Lorsqu’en septembre 2020, le gouvernement fait voter ces lois en catimini, sans aucune consultation avec les organisations syndicales paysannes et dans un contexte de crise sanitaire lié au COVID, les paysans y voient une attaque concertée des grands groupes privés comme ceux d’Adani ou Ambani contre leurs terres, leurs modes de vie, leur identité et leur dignité : « ce combat est celui de la paysannerie contre le grand capital » De fait, grâce à leur connaissance très précise du contenu des lois (les décrets sont traduits en pendjabi et analysés par les organisations syndicales dès l’été 2020, puis massivement diffusés auprès de la population au Pendjab), les paysans établissent un lien direct entre ces réformes et la question de la propriété de la terre et de sa dépossession au profit d’intérêts privés : une fois les mandis fermés, faute de financement, les paysans n’auraient eu d’autres choix, pour vendre leurs récoltes, que d’entrer dans une relation contractuelle avec les acheteurs privés, auxquels ils auraient empruntés d’importantes sommes d’argent, avec le risque de se retrouver piégés dans le cycle infernal d’une dette impossible à rembourser. Cela se serait traduit, alors, pour certains, par une perte de facto, si ce n’est de jure, de leurs terres au profit des créanciers.
Néolibéralisme, centralisme et capitalisme de connivence…
Le 19 novembre 2021, à la surprise générale, le premier ministre Narendra Modi annonce le retrait des trois lois agraires. Pour la première fois, il cède face à une contestation sociale d’une ampleur inédite, ce qui souligne à quel point cette réforme était politiquement fragile et sensible, puisqu’elle mettait en danger l’identité plurielle, décentralisée et séculariste de la démocratie indienne.
par Christine Moliner & David Singh , le 28 juin 2022
Avec l’aimable autorisation de La Vie des Idées.