Le grand entretien : “Il faut raconter l’histoire des féminicides, comme on raconte les guerres”

Cet article fait partie de l’utopie journalistique féministe au cœur du dossier d’axelle de novembre-décembre 2023.
Avant de vous plonger dans sa lecture, vous devez savoir que nous sommes en 2028, l’année où la Belgique n’a recensé aucun féminicide…
Pour retrouver les coulisses et le sommaire de cette expérience journalistique hors normes, c’est par ici
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Acte le plus grave du continuum des violences faites aux femmes, le féminicide est le meurtre ou l’assassinat d’une femme “parce qu’elle est une femme”. Depuis cinq ans, notre pays s’est doté d’une loi pionnière qui vise à lutter contre ce crime et à le recenser officiellement. Au moment d’écrire ces lignes, fin août 2028, aucun féminicide n’a été comptabilisé dans notre pays cette année. C’est la première fois depuis les recensements initiaux. axelle a voulu mieux comprendre cette actualité en interviewant deux expertes, Aline Dirkx, coordinatrice de la plateforme Stop Féminicide – qui a commencé à compter et analyser les cas de féminicide plusieurs années avant les statistiques officielles – et Carole Ventura, directrice du Théâtre CreaNova et autrice de nombreuses pièces sur le sujet depuis dix ans.

 

Selon nos informations, il n’y a pas eu de féminicide depuis le début de cette année. Comment réagissez-vous ?

Aline Dirkx : “Avec du soulagement. C’est une nouvelle qui est très encourageante et c’est un signe de progrès dans la lutte contre les violences de genre. Pour moi, cela montre que les actions collectives, comme la Grande Grève de 2024, ont porté leurs fruits. En revanche, ce n’est pas parce que des féminicides ne sont pas recensés qu’ils n’existent forcément plus. Certains féminicides ne sont pas facilement détectables, les chiffres sur les féminicides ne sont que la partie émergée de l’iceberg. Cependant, si nos actions permettent de sauver une vie, c’est déjà immense. Si cela a permis d’en sauver plusieurs depuis le début de cette année, c’est un très grand pas. Le travail des associations féministes a un impact important. Les femmes sont mobilisées sur cette question depuis très longtemps.”

Carole Ventura : “Je me suis aussi demandé si c’était bien réel. On a un peu du mal à y croire.”

 

Peut-être parce qu’il y a toujours des fortes résistances face au mouvement féministe…

A.D. : “Il y a en effet des poches de résistants masculinistes très tenaces. Il faut rester vigilantes, parce qu’ils sont très actifs en ligne et organisent des manifestations musclées. Certains hommes ont visiblement peur face à ce changement qui s’amorce. Ils ont peur de perdre leur pouvoir. C’est une peur assez irrationnelle, alors que les femmes craignent, elles, d’être violentées et tuées. Une éradication complète et durable des féminicides va nous demander des efforts continus afin d’assurer la sécurité des femmes sur le long terme.”

 

Quels autres facteurs auraient permis l’avancée de ces derniers mois, selon vous ?

C.V. : “Je pense que la loi de 2023 a permis de faire prendre conscience de la gravité de la situation à la société tout entière, et pas seulement au sein du milieu féministe. Les gens ont commencé à faire attention à ce qui se passait autour d’eux, dans les familles, dans les cercles d’ami·es, dans le voisinage. La violence a été mieux reconnue par l’État qui a mis en place des actions pour prévenir les féminicides. Au sein du secteur judiciaire aussi, la création des tribunaux spécialisés aurait pu être une piste, qui finalement a été mise de côté dans le cadre de la réforme totale de la Justice.”

La lutte contre les féminicides va au-delà de la seule application de la loi. Il y a eu une vraie remise en question des normes et des attitudes.

A.D. : “La loi inscrit solidement le concept de féminicide dans le cadre légal et institutionnel de la Belgique, cela a été un tournant important, mais qui ne suffit pas à expliquer la situation actuelle. La lutte contre les féminicides va au-delà de la seule application de la loi. Il y a eu une vraie remise en question des normes et des attitudes. Les médias ont eu un rôle à jouer dans ce changement. Ils exercent une réelle influence sur les imaginaires. Ils ont enfin commencé à refléter des normes plus égalitaires. Et, notamment grâce au travail de certain·es journalistes, de plusieurs rédactions et d’associations professionnelles, les récits médiatiques qui banalisaient les violences ou qui reproduisaient des stéréotypes ont été remplacés par des récits qui traitent les violences comme des faits de société graves et qui respectent les droits des victimes.”

C.V. : “C’est exact, on a appris ces cinq dernières années à reconnaître les signaux des violences faites aux femmes, qui peuvent aller jusqu’au féminicide. Aujourd’hui, les femmes savent qu’elles seront protégées et écoutées si elles dénoncent des violences. Une vraie solidarité s’est donc mise en place, et non uniquement une sororité, et c’est ce qui a aidé à changer collectivement de regard sur les violences. Il est évident que la mobilisation des hommes a joué : ils ont enfin réussi à dépasser leur besoin de domination et de pouvoir sur les femmes.”

 

Faites-vous référence à la grande vague de démissions de 2025, lorsque de nombreux hommes ont démissionné de postes importants pour laisser leur place à des femmes ?

C.V. : ” Tout à fait. Notre société aujourd’hui a fortement évolué et une modification profonde de la manière dont les hommes se construisaient et se considéraient a eu lieu. Nous avons petit à petit démantelé le mythe de l’homme fort et violent. Je pense que les hommes vont mieux et sont plus sereins. Ils ont moins de pression pour correspondre à un mythe. Ils ont pris du temps pour eux, pour leur famille, et c’est une chose toute nouvelle.”