C’est une révolution de l’empathie et de l’écoute, qui se sont développées aussi chez les hommes ?
A.D. : “Il est certain que s’il n’y a plus de féminicide, c’est qu’il y a eu une réelle transformation culturelle qui est facilitée par plein de facteurs, dont l’éducation. Ce changement d’attitude touche les hommes dans leur grande majorité. Les enfants dès le plus jeune âge apprennent l’importance des lois qui les protègent et protègent leur intégrité physique et mental, mais aussi l’importance du consentement, de la gestion des émotions, des programmes de prévention ont d’ailleurs été mis en place. L’éducation permanente, destinée aux adultes, reçoit elle aussi une attention plus grande et des subsides adéquats. Grâce à cela, les individus se considèrent comme des agents de changement et l’importance de l’engagement collectif est accentuée. Évidemment, depuis plusieurs années, tous·tes les professionnel·les de l’enseignement, de la santé et les travailleurs/euses sociales/aux sont formé·es aux violences de genre et à la grille de lecture intersectionnelle, qui est mieux comprise. On sait que les systèmes de domination se chevauchent. Lutter contre un seul système de domination n’est pas efficace et ce n’est pas féministe car cela ne prend pas en compte toutes les femmes, comme les femmes précarisées ou racisées.”
Les droits des femmes ne sont jamais acquis. On pourrait retourner en arrière. Il est important de transmettre ce qu’il s’est passé.
C.V. : “Exactement. Dans les écoles, sur le modèle suédois, des cours d’empathie ont été créés pour lutter, par exemple, contre toutes les formes de harcèlement, à commencer par le harcèlement scolaire. Dans les écoles, on a pris le temps de déconstruire les mythes genrés dans lesquels tout le monde était coincé. Très jeunes, nos enfants sont sensibilisé·es à ces questions. Je m’en réjouis, même s’il ne faut jamais oublier d’où on vient. Les droits des femmes ne sont jamais acquis. On pourrait retourner en arrière. Il est important de transmettre ce qu’il s’est passé. Il faut raconter cette histoire, comme on raconte les guerres.”
Justement, vous avez toutes les deux travaillé sur le féminicide à une époque où ces actes étaient encore des points aveugles de la société. Quelle a été votre stratégie pour les mettre à l’agenda médiatique et politique ?
C.V. : “Il y a dix ans, le premier spectacle sur lequel j’ai travaillé, et qui abordait cette question, parlait des féminicides dont sont victimes les femmes migrantes, notamment en Amérique du Sud. Il s’agit de la pièce No Women’s Land, créée en 2018 d’après le récit journalistique de Camilla Panhard. Cette réalité était encore assez méconnue en Europe à cette époque, il y avait peu d’articles sur le sujet. Le terme féminicide vient de la découverte des corps de femmes à Ciudad Juárez, au Mexique, souillés et enterrés dans le désert. L’anthropologue mexicaine Marcela Lagarde a créé ce mot en réaction, dans les années 1990. Il a mis du temps à être utilisé chez nous, on préférait “crime passionnel” ou “drame familial”. On pensait : “Il l’aimait tant qu’il l’a tuée”. C’était très présent dans les mentalités, on cherchait la responsabilité chez les victimes. L’emploi du terme féminicide a été fondamental pour la prise de conscience de ce qu’il se passait. On s’est rendu compte qu’on pouvait appliquer le même terme en Belgique, pour qualifier ce qu’on appelait jusque-là des violences intrafamiliales. Le mot féminicide a permis de faire comprendre qu’il s’agissait de violences perpétrées sur les femmes dans une volonté de domination. Comme toute redéfinition, non, il n’a pas été simple de faire comprendre l’importance de ce mot, et cela a même parfois été violent.”
A.D. : “D’ailleurs, tout le monde n’est pas encore vraiment d’accord avec ce que cette notion inclut précisément. C’est encore sujet à controverse, même en 2028 ! Le moment de bascule s’est produit entre les années 2010 et 2020. Les militantes féministes ont ardemment lutté pour visibiliser l’ampleur des violences genrées. En 2016, la Belgique a ratifié la Convention d’Istanbul et était tenue de collecter des données genrées sur les féminicides. Un an plus tard, en 2017, la plateforme Stop Féminicide a été créée pour pallier le manque de réactivité du gouvernement. Cette mobilisation a permis de sensibiliser l’opinion publique sur ce sujet et d’attirer l’attention des responsables politiques. Certains féminicides ont eu un impact important, comme le féminicide très médiatisé de Julie Van Espen, en 2019.”
Quel est le rôle de Stop Féminicide dans le contexte actuel qui a beaucoup évolué ?
A.D. : “Stop Féminicide est toujours d’actualité, d’ailleurs la prévention est depuis toujours l’un des piliers de notre travail. Ce n’est pas parce qu’il y a eu une évolution qu’il faut relâcher notre attention. Stop Féminicide est l’un des outils de la plus large Plateforme féministe contre les violences faites aux femmes. Or, certaines violences de genre subsistent dans notre société. On continuera à faire pression pour que les lois qui ont récemment été adoptées soient correctement appliquées, par exemple la loi de 2026 sur le retrait de l’autorité parentale ou encore la loi, plus récente, de 2027, de réparation pour les victimes de violences de genre… Il y a encore des défis à relever, en espérant, qu’un jour, Stop Féminicide n’ait plus besoin d’exister. S’il n’y a plus de féminicide, nous allons toutefois continuer à rendre femmage à celles qui ont été victimes d’un féminicide, à leur rendre un nom et un visage. Pour qu’on ne les oublie pas. »
Est-ce que la culture a aussi eu un rôle à jouer dans cette évolution ?
C.V. : “La culture a toujours eu un rôle sociétal. Lorsqu’on a créé le spectacle en 2018, cela correspondait à un moment où les citoyen·nes commençaient à se rendre compte du drame en cours, et les artistes ont eu envie de raconter ce qu’il se passait. Cela correspond aussi à une mission importante : toucher des publics qui sont éloignés de la culture. Surtout dans le théâtre, on a eu tendance à faire de l’art bourgeois pour les bourgeois·es. En 2023, on a joué une autre pièce dans les milieux populaires, Classement sans suite, sur les violences sexuelles. Des femmes qui n’étaient jamais allées au théâtre sont venues nous voir après la pièce pour nous raconter, parfois pour la première fois, ce qu’elles avaient vécu. On était dans du théâtre tellement utile, puisqu’on libérait la parole et elles comprenaient qu’elles ne devaient pas rester seules avec ça, qu’il existait des structures pour les aider. La particularité du théâtre, au travers de la fiction, c’est que les choses nous touchent et nous parlent différemment, ça nous donne envie de réagir. Ça nous transforme. Dans le théâtre, il faut bien dire que ces pièces ont pu émerger parce qu’il y a eu une volonté politique de parler de ces sujets. Cela ne s’est pas fait tout seul. Ce sont des thématiques qui ont reçu plus d’attention dans les subventionnements, tout comme les femmes artistes, les metteuses en scène et les autrices. En 2023, on était très loin de la parité dans le théâtre, on était encore dans le patriarcat culturel, dont on s’est aujourd’hui un peu plus défait·es. Le mouvement #MeToo, en 2017, a beaucoup aidé. Des femmes connues ont pris la parole et on a vu, des années plus tard, des pointures du cinéma tomber à la suite de ces dénonciations. C’étaient les prémices de ce qu’on vit aujourd’hui.”
Que pensez-vous des commandos “Les Ultraviolettes” au sein desquels les femmes emploient la violence comme légitime défense, ce qui a d’ailleurs été reconnu par la Justice ?
A.D. : “Je salue leurs efforts et les remercie. Je comprends que des stratégies plus radicales peuvent être perçues comme nécessaires et je comprends ce qui peut amener, par réaction défensive ou de protection, à la violence. Cela soulève néanmoins des questions complexes. L’utilisation de la violence fait débat aujourd’hui au sein du mouvement féministe, certaines pensent que cela peut discréditer tout le mouvement. Cela semble dissonant, voire contradictoire, d’utiliser la violence quand c’est justement contre la violence qu’on lutte. À titre purement personnel, je me dis que dans l’histoire, les mouvements de libération et de lutte ont parfois dû recourir à la violence pour renverser des systèmes d’oppression. Il est difficile de juger la légitimité d’une telle stratégie quand elle est apparue comme la seule option possible.”
C.V. : “Je pense qu’il faut arrêter d’être polies. Ce n’est pas de cette façon qu’on change les choses. Il est dommage d’en arriver à la violence mais je pense que lorsqu’on montre qu’on peut se défendre, cela s’arrête. Je suis née à une époque où il était considéré normal qu’une femme puisse être agressée quand elle sortait, on nous prévenait de ne pas sortir tard le soir, etc. Il y a eu une révolution des consciences, ce n’est plus du tout normal aujourd’hui. On a réussi à faire bouger les mentalités, ce qui est la chose la plus difficile à faire.”
Vous utilisez l’expression “révolution des consciences”, reste-t-il d’autres révolutions à accomplir ?
A.D. : “On a encore du pain sur la planche si on souhaite créer un monde sans discriminations ou violences, un monde vraiment égalitaire, et cela doit être une préoccupation féministe. Il faut lutter contre le racisme, la grossophobie, la queerphobie, etc. La fin du capitalisme est essentielle car c’est un système qui perpétue des inégalités. Je suis très intéressée par l’écoféminisme. Au cœur de cette réflexion, il y a le lien entre la domination des hommes sur la nature et celle qu’ils exercent sur les femmes. Il faudrait prendre en compte la diversité des voix féministes qui luttent pour l’environnement depuis très longtemps, surtout dans les régions dites “du Sud”. Ce sont les femmes le plus précarisées, celles qui sont le plus touchées par les changements climatiques, qui mènent la lutte avec le plus d’ardeur. Une société égalitaire doit être respectueuse de la nature et adopter des modes de vie durables pour toutes les espèces. Et si la situation en 2028 en Belgique est porteuse d’espoir, je me demande comment cela se passe ailleurs. La justice sociale et l’égalité de genre ne se limitent pas aux frontières nationales. Si le patriarcat prospère dans d’autres pays, il y a peu d’espoir que la Belgique tienne seule une position à contre-courant du reste du monde. C’est pour cela que je place beaucoup d’espoir dans la Grève Féministe Internationale Totale qui se prépare.”
On a encore du pain sur la planche si on souhaite créer un monde sans discriminations ou violences, un monde vraiment égalitaire, et cela doit être une préoccupation féministe.
C.V. : “Il est inconcevable pour moi de continuer à vivre dans un monde où il y a des personnes très riches et des très pauvres. Maintenant qu’on a découvert la solidarité, et que les femmes sont bienvenues dans l’espace public et peuvent enfin s’y déplacer, on devrait réinventer l’urbanisme, nous permettre de nous y retrouver. Il faudrait des endroits verts où nos enfants pourraient jouer sans risquer de se faire écraser par des voitures. Il faudrait des lieux où l’on pourrait cuisiner ensemble. Il faudrait cesser de vivre dans un monde de compétition, où on met la pression à nos enfants pour qu’ils et elles soient les meilleur·es. On doit leur apprendre l’entraide face à la destruction de la planète. Il est temps de se retrousser les manches pour rattraper les erreurs du passé. On ne pourra faire cela qu’ensemble.”
Publié avec l’aimable autorisation d’Axelle Mag
Source : https://www.axellemag.be/le-grand-entretien-il-faut-raconter-lhistoire-des-:feminicides/