Comment la théorie économique mainstream (TEM) se maintient-elle sur le devant de la scène politique, médiatique et académique ? Telle est la question à l’origine de cette deuxième chronique. Les crises régulières désavouent ses prévisions, les intellectuels hétérodoxes réfutent ses enseignements et les victimes des « politiques d’ajustement structurel » condamnent ses recommandations mais la TEM demeure, au premier plan, à peine ébranlée par ces chocs multiples[1]. Quel miracle préserve son statut de référence quasi exclusive dans les auditoires, sur les plateaux télé et dans les banques centrales ? Pour esquisser une piste de réponse, faudrait-il considérer les facteurs « extrascientifiques » affectant le chemin de la connaissance ? Le professeur orthodoxe, l’entrepreneur de morale et l’expert des hauts bureaux seraient-ils guidés dans leur production du vrai abstrait par d’autres biais bien plus concrets ? L’hégémonie de la TEM reposerait-elle ainsi, in fine, sur d’autres fondements que sa capacité à décrire, prédire et prescrire ? La prétention de cette deuxième chronique n’est certes pas d’épuiser ce champ de recherche vaste et fascinant, mais, peut-être, de pointer l’une des conditions à la pérennité, dans les sphères du pouvoir, de ce fumeux savoir. Celle-ci est souterraine parce qu’enterrée, si peu algébrique que non scientifique, inavouée et donc honteuse : c’est l’art de ne pas douter.
« Je suis d’avis aujourd’hui que l’analyse mathématique n’est pas une des nombreuses façons de faire de la théorie économique : c’est la seule. La théorie économique est l’analyse mathématique. Tout le reste n’est que cinéma et bavardage. », R.E. Lucas, Jr., 2001. Cette citation d’un des plus grands économistes contemporains ouvre le manuel de première année du bachelier « sciences économiques et de gestion », sobrement intitulé : Mathématiques pour l’économie. Pourquoi douter de soi si ceux qui nous y invitent sont des savants ratés, jouant maladroitement avec les mots, faute d’avoir su dompter les chiffres ? Quant aux revendications citoyennes, elles sont forcément dupées par un démagogue de l’extrême (droite ou gauche). Si elles avaient été éclairées par « la force des faits », si le peuple avait compris les calculs complexes de l’expert, si la raison avait dominé les passions, alors tous, dans un heureux consensus rationnel, auraient rejoint l’économiste clairvoyant[2]. S’ériger un monopole de la légitimité permet de discréditer, a priori, les éventuels trouble-fête et ainsi de se sentir autorisé à dénier le doute, démarche pourtant au cœur de la science. Voilà l’une des fonctions du langage algébrique de l’orthodoxie, voilà l’un des fondements de l’art de ne pas douter.
Pour accéder à l’intégralité de cet article, vous devez vous connecter (connexion) ou souscrire à l’Abonnement numérique.
Tom Duterme
[1] Pour les dénonciations des incohérences de la TEM, lire, entre autres, le récent portrait de l’« Économiste Atterré » David Cayla paru dans le journal Le Soir (« La loi de l’offre et de la demande est une fable », 17/08) ; l’ouvrage de l’Australien Steve Keen (L’Imposture économique, Paris, Les Éditions de l’Atelier, 2014) ; voire, pour un éventail succinct des lacunes de la TEM, ma précédente chronique POUR (« D’un cimetière à l’autre », 26/06 ).
[2] Il est amusant, si pas agaçant, de lire de nombreux économistes débuter leur article en considérant les divergences sur le sujet abordé comme autant de « malentendus », d’« incompréhensions », voire d’« erreurs de jugement ».
[3] A savoir le profit. Coloriez-le en vert, déguisez-le avec la Corporate Social Responsability, camouflez-le sous d’innombrables manuels aux théories douteuses, il demeure intact, inconcurrencé. L’effort d’euphémisation des professionnels de la gestion est sur ce point remarquable (« mission », « vision », « projet » tentent de faire oublier, tant bien que mal, la recherche de profit).
[4] Hindriks, J. & Godin, M. (2016), Equité et efficacité des systèmes scolaires : une comparaison internationale basée sur la mobilité sociale à l’école, Louvain-la-Neuve, Les Cahiers de recherche du Girsef (106), p.18.
[5] Hashimzade, N., Hindriks, J. & Myles, G. (2005), Intermediate Public Economics Exercises and Solutions, Cambridge, MIT Press, p. 7. (Exercice 1. 10 “Il est économiquement efficace de maintenir un bassin de main-d’œuvre sans emploi.” Cette affirmation est-elle fondée sur un raisonnement positif ou normatif ?
Solution 1. 10 Il s’agit d’une déclaration positive sur le fonctionnement du marché du travail. Une explication à cet énoncé pourrait être qu’il y a un changement continu sur le marché du travail puisque certaines entreprises embauchent et d’autres licencient. Un bassin de chômeurs permet aux entreprises qui recrutent de trouver rapidement de nouveaux travailleurs et facilite l’adaptation du marché.
Une autre explication est que les travailleurs souhaitent naturellement se défiler (éviter de fournir des efforts) lorsqu’ils occupent un emploi sûr. Le fait d’avoir un bassin de chômeurs prêts à remplacer n’importe quel travailleur licencié rend la direction plus sueceptible de licencier et les travailleurs moins disposés à se défiler. Il y a un coût à avoir des chômeurs mais il y a aussi un avantage à ce qu’il y ait moins de manquements de la part de ceux qui ont un emploi.)