L’antiféminisme aujourd’hui, réseaux, discours et représentations – Épisode 3

L’antiféminisme à l’écoute : les Podcasts comme nouveau format émergent des discours antiféministes.

Résumés

Alors que les podcasts comme nouveau mode d’expression journalistique connaît un essor important depuis le début des années 2000, il a été investi par des militant·e·s politiques notamment féministes, mais également plus récemment, par des antiféministes. Le cas du podcast “10 000 pas” produit par Ismaïl Ouslimani sera ici étudié en détail, du point de vue de la production et du fond du discours, tant que du point de vue de la réception, via les commentaires et des entretiens menés avec ses auditeurs. On verra alors que ce podcast présenté comme orienté sur le développement personnel soutient en réalité la construction d’un contre-public antiféministe au travers d’une vision traditionnelle de la masculinité prétendument attaquée.

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Texte intégral

Introduction

1Encastrées dans les marges sous-culturelles du web, les communautés d’extrême-droite et/ou antiféministes et masculinistes sont des objets de recherche idéaux pour qui s’intéresse au tournant réactionnaire des sous-cultures web, qui voient la prolifération de « contre-publics » (Fraser, 1992), non plus subalternes ni progressistes, mais au contraire anti-démocratiques et anti-égalitaires, se multiplier dans les espaces en ligne. Plus vocaux que jamais, ces collectifs rendent un grand nombre d’espaces en ligne dangereux, voire impraticables pour un nombre toujours plus grand de personnes et de groupes. Ce constat n’est pas limité à des espaces particuliers mais il est à formuler partout : blogs, forums, espaces commentaires, vidéos et podcasts. C’est au travers de ce dernier format que nous étudierons ici la montée de l’antiféminisme et du masculinisme en France au sein d’une population jeune, oscillant entre 18 et 30 ans, en particulier par l’étude du podcast « 10 000 pas » du Raptor.

2Nous nous poserons, dans cet article, deux questions : d’abord, quels sont les modèles de masculinité promus et présentés par le Raptor dans ses podcasts, quelles sont leurs caractéristiques et en quoi sont-ils antiféministes ? Dans un second temps, comment sa mise en avant discursive d’une masculinité dite hégémonique s’articule-t-elle de façon contre-intuitive voire contradictoire à une posture de contre-public subalterne ? En d’autres termes, comment parvient-il à promouvoir un modèle de masculinité anti-égalitaire sous les traits d’une victimisation ?

3Nous développerons dans un premier temps notre approche méthodologique ainsi que le corpus sur lequel nous basons nos analyses, avant de nous appesantir sur les cadres théoriques mobilisés. Nous poursuivrons par une présentation du personnage du Raptor, son parcours sur Internet, ses discours, ses prises de position et ses activités. Enfin, nous présenterons de manière détaillée le modèle de masculinité promu par le Raptor et ses caractéristiques, avant de montrer en quoi et comment celui-ci s’articule à une posture de contre-public subalterne, mobilisant une vision du monde typique des collectifs antiféministes (la manosphère) et de l’extrême-droite en ligne (la fachosphère).

Corpus et méthodes

4Afin d’appréhender le modèle de masculinité promu par le Raptor dans ses podcasts, les éléments des discours antiféministes qu’il comporte et la manière dont il contribue à la construction des publics antiféministes, nous avons analysé quatre corpus, de manière essentiellement qualitative. Il s’agit des épisodes de son podcast, de la rubrique « Courrier des auditeurs », des avis sur son podcast dans Apple Podcasts et des entretiens semi-directifs aves ses publics. Nous avons commencé l’enquête par nous familiariser avec les contenus du Raptor à travers les neuf premiers épisodes de son podcast « 10 000 pas », mis en ligne en septembre et octobre 2022. Le podcast a été lancé le 4 septembre 2022 et nous avons pu suivre son évolution en temps réel. À travers l’écoute des épisodes, nous avons appris qu’il est enregistré par le Raptor à son domicile en « one shot » (sans montage). Nous avons pu également repérer les cinq rubriques qui structurent le podcast :

1. « La semaine du Raptor » (où il partage des éléments de sa vie quotidienne de la semaine passée, le podcast sortant tous les dimanches) ;
2. « Les news de la semaine » (dans cette rubrique, il commente 1-3 sujets d’actualité qui lui ont paru intéressants, souvent très polémiques) ;
3. « Le test » (il s’agit d’une mise en situation que le Raptor publie sur Instagram en demandant à son public de répondre dans les commentaires). Cette rubrique est plus tard remplacée par une autre, intitulée « les conseils de Chad » ;
4. « Et Raptor ? » (dans cette rubrique, il répond à des questions des auditeurs sur sa vie, ses entraînements, son travail, sa famille) ;
5. « Le courrier des auditeurs » (ici, le Raptor donne des conseils de vie aux auditeurs).

5L’écoute des podcasts permet un premier aperçu de ses publics, notamment de la croissance des audiences : « on a dépassé 500 000 d’écoutes » (épisode 5), « 700 000 écoutes bientôt dépassés » (épisode 6), « on a dépassé un million d’écoutes » (épisode 8), mais aussi de la manière dont le Raptor perçoit ses publics. Selon lui, ce sont « habituellement les mecs qui écoutent », qui ont « entre 17 et 26 ans je dirais » (épisode 11). C’est en effet à la population masculine qu’il semble majoritairement s’adresser dans ses podcasts.

6Le Courrier des auditeurs apparaît comme la rubrique la plus intéressante. Elle constitue la deuxième partie de notre corpus et fournit un nouvel aperçu des publics du podcast (âge, métier, lieu de résidence, genre), les problèmes auxquels ils font face et les conseils du Raptor, souvent sur sa vision de la masculinité. Nous avons retranscrit tout le Courrier des auditeurs de l’année 2022 depuis le lancement du podcast, ce qui constitue 17 épisodes et 53 conseils (entre 1 et 4 conseils par épisode). Cette rubrique est toujours située à la fin du podcast et est « particulièrement appréciée » par les auditeurs selon le Raptor (épisode 4). Les questions sont envoyées sur Instagram et choisies et anonymisées par la suite par l’équipe du Raptor, qui les commente en temps réel pendant l’enregistrement du podcast.

7L’analyse de cette rubrique montre que la majorité des auditeurs choisis sont des hommes (43 contre 6 femmes et 4 où le genre n’est pas défini). Ils ont entre 14 et 30 ans, sont souvent des étudiants de la métropole ou d’une grande ville de France. Parmi les thématiques des questions, figurent : les relations amoureuses (24), la famille (10), le sport (7), la carrière/le développement personnel (5), l’amitié (4), la santé mentale (2), la religion (1). Cette caractérisation du Raptor comme « influenceur » est observable également dans notre troisième corpus qui est constitué des avis de son podcast de l’année 2022 dans l’Apple Podcasts français, récoltés à l’aide du logiciel R. Le podcast « 10 000 pas » a accumulé (au 13 mars 2022) 3,3K notes, avec une note moyenne de 4,9 sur 5 – donc une grande majorité d’avis positifs. En 2022, dans l’App store français, 421 avis avaient été rédigés. Parmi les thématiques abordées, on trouve masculinité/antiféminisme, « fachosphère », motivation, modèle à suivre, sport, « sans filtre », et enfin, quelques avis critiques, bien qu’ils soient peu nombreux.

8Enfin, pour approfondir notre vision des publics du podcast, nous avons effectué 10 entretiens semi-directifs par écrit sur Instagram et 1 entretien sur Zoom, en février-mars 2023. Pour ce faire, nous avons créé un profil Instagram anonyme @etreunhomme_fr, ce qui a permis, pour renforcer la crédibilité du personnage, de suivre des personnalités du même univers que le Raptor – par exemple, Julien Rochedy, le podcast « alternatif », « Livre noir », etc. Nous avons ensuite contacté plusieurs personnes retrouvées dans les commentaires du profil Instagram du podcast (notamment les publications de la rubrique « Test » qui étaient systématiquement les plus commentées). Une dizaine de questions ont été posées par écrit à des personnes, en restant anonymes et en préservant l’anonymat des enquêtés compte tenu de la sensibilité du sujet. Les enquêtés comptent 9 hommes et 2 femmes, 10 résidents de la France et 1 expatrié français en République Tchèque. Les enquêtés sont âgés de 17 à 29 ans. La plupart d’entre eux sont des étudiants. Ils sont souvent « plutôt d’accord » avec la vision du monde du Raptor et ont commencé à le suivre avant le lancement du podcast, sur YouTube. Ainsi, cette pluralité des corpus a fourni de nombreux éléments de contexte et d’analyse de la production des contenus du Raptor, mais aussi de ses publics, en nourrissant notre réflexion présentée dans les parties exposant les résultats de notre étude.

Faire de la masculinité hégémonique un contre-public subalterne

9Afin de comprendre les tendances observées et les inscrire dans des processus plus globaux, nous nous appuyons sur la théorie des contre-publics subalternes (Fraser, 1992) et les travaux de R.W. Connell (2005) sur les masculinités. R. W Connell recense quatre types de masculinité : hégémonique, complice, subordonnée et marginalisée. Nous nous intéressons ici plus particulièrement aux masculinités dites hégémonique et subordonnée. La masculinité hégémonique n’est pas « normale » au sens statistique mais elle est « normative » puisqu’elle « correspond à la façon actuellement la plus reconnue d’être un homme » (Connell et Messerschmitt, 2014 : 155). Parmi les traits qui la caractérisent, on trouve « l’hétérosexualité et la capacité de séduction active des femmes ; la valorisation de la rationalité ; l’affirmation de soi ; la capacité à gagner dans un monde compétitif ; l’exercice achevé de l’autorité » (Buscato, 2019 : 185). Un « Chad », décrit par le Raptor, serait ainsi un parfait exemple de cette masculinité hégémonique (podcast « être compétitif ou disparaître »). La masculinité subordonnée décrit, quant à elle, les comportements des hommes « efféminés », émotifs, passifs, et est principalement incarnée par les hommes homosexuels (ibid. : 185-186). Dans les catégories du Raptor, ce sont les « hommes soja » ou les « cucks ». Selon le Raptor, la masculinité « hégémonique » est aujourd’hui menacée par le féminisme, puisque ce serait le modèle initialement subordonné des « cucks » et « hommes soja » qui serait en train de devenir hégémonique et ainsi normatif. Le Raptor s’efforce ainsi de protéger l’hégémonie de cette forme de masculinité « traditionnelle », dans la mesure elle serait en voie d’extinction, à cause de la « matrice » que sont les médias, l’école, l’université, perçus comme promouvant à l’unisson un « gauchisme culturel » poussant les hommes à s’éloigner de ce modèle de masculinité traditionnel idéalisé et promu en France par les acteurs de l’extrême-droite masculiniste et antiféministe, notamment Alain Soral et Eric Zemmour (Studnicki, 2021).

10C’est dans ce discours que le Raptor se rapproche le plus des mouvements antiféministes, selon lesquels les inégalités du genre ont déjà disparu et « les nouveaux droits des femmes seraient des privilèges créant de nouvelles inégalités à l’encontre des hommes » (Devreux et Lamoureux, 2012 : 7). Les hommes adeptes de la « masculinité hégémonique » se considèrent ainsi marginalisés, d’où notre recours à la théorie des contre-publics subalternes qui bénéficient « d’arènes discursives parallèles dans lesquelles les membres des groupes sociaux subordonnés élaborent et diffusent des contre-discours, afin de formuler leur propre interprétation de leurs identités, leurs intérêts et leurs besoins » (Fraser, 1992 : 138). Cette théorie, initialement appliquée aux mouvements féministes et progressistes, est aujourd’hui déployée pour l’étude des mouvements anti-démocratiques et réactionnaires (Cammaerts, 2007 ; Holm, 2019 ; Zakharova, 2022). Dans le cadre de ces mouvements, il s’agit d’une marginalisation qui n’est pas structurelle mais « plutôt basée sur le type d’intérêts et de besoins qui sont formulés intérieurement et exprimés vers des publics plus larges » (Holm, 2019 : 59). Ces communautés se sentent exclues de l’espace public dominant, à la façon de communautés d’extrême droite qui « évoluent dans un contexte de relative marginalité médiatique » (Gimenez et Voirol, 2017 : 16).

11Le Raptor, autrefois le RaptorDissident, a connu la notoriété et le succès sur la plateforme de vidéos YouTube dès 2015. Rapidement, ses vidéos au ton direct, distillant sa vision nationaliste, ses opinions sur l’immigration, sur le rôle des femmes et sur le féminisme, connaissent un énorme succès. Cette chaîne et ses vidéos entendent proposer « un concept qui n’existait pas encore, une sorte de critique bien énervée de l’actualité », inspiré d’autres acteurs de la « dissidence » comme Valek, Papacito ou encore Alain Soral, dont les vidéos et le site egalite&reconciliation ont eu une influence majeure pour le Raptor, l’ayant poussé à s’intéresser à la politique.

12À ses débuts, Le Raptor propose de décrypter l’actualité selon ses propres codes, « avec une bonne grosse dose de haine » sous l’apparence d’un Raptor animé. Avec un débit de paroles ultra-rapide, un montage très saccadé, des références à la culture du LOL et à la communauté du célèbre forum 18-25 de jeuxvideos.com, il s’attache dans ses vidéos à « raptoriser », c’est à dire à détruire, ridiculiser, terroriser des figures repoussoirs. Au magazine d’opinion Valeurs Actuelles, le créateur de contenu confie combien son « humour se base sur l’exagération à l’extrême, en faire des tonnes pour très peu, parfois de manière ironique, parfois non, mais toujours au second degré » (Marianne, 2019), ou encore à quel point ses « vidéos abordent des thèmes qui se rattachent plus ou moins à la politique de manière humoristique et très orientée second-degré/exagération, avec toujours l’objectif de montrer les contradictions et l’hypocrisie de ceux que je critique » (Valeurs actuelles, 2018). Ses contenus vidéos sur YouTube regroupent ainsi tous les ingrédients de l’infotainment et du média d’opinion : des revues de presse et d’actualités où il traite de ses sujets favoris et attaque ouvertement ses cibles privilégiées, tout en étant axé sur un registre de divertissement. En effet, les sujets dont il traite sont toujours choisis sur « des thèmes où le politiquement correct est le seul son de cloche entendu à la télé ou ailleurs » (Valeurs actuelles, 2018) et pour lesquels il entend proposer un cadrage alternatif à celui des médias dominants.

13Le Raptor cherche ainsi à rendre sa ligne politique anti-68, « anti-genre » (Gabargnoli et Prearo, 2017), identitaire, nationaliste et viriliste « branché », « tendance ». C’est notamment ce que nous déclare A*, libertarien, athlète de haut niveau et étudiant en école de commerce de 21 ans, lors d’un entretien. S’il a suivi le Raptor pendant des années sur YouTube, c’est avant tout pour ses punchlines, cet aspect frontal qui visent à « démonter » les discours politiques standardisés et fades, ainsi qu’une vision politique à mille lieues du « mainstream », de l’opinion ou de l’idéologie dominante « politiquement correcte » et de ses acteurs supposés (journalistes, féministes, personnalités politiques…). C’est donc dans un combat culturel, mené en son temps par la Nouvelle Droite au travers de productions « intellectuelles », et aujourd’hui par une nouvelle génération d’acteurs au travers des réseaux sociaux et des plateformes de création et de partage de contenus comme YouTube, Instagram et TikTok. Le Web est ainsi devenu, pour la droite radicale renouvelée, une « opportunité d’échanger avec des jeunes qui n’ont pas encore été totalement gauchisés par le système et de leur transmettre un petit peu le goût de la France » selon Papacito (Valeurs Actuelles).

14Cependant, le Raptor ne se limite pas au commentaire d’actualités et à la critique acerbe de la société française et des « excès du progrès » sur YouTube. Comme il le confie au magazine Valeurs Actuelles, il ne vit pas de ses productions de vidéos. La plateforme démonétise en effet quasi systématiquement ses contenus, quand elle ne les censure pas tout simplement. Cette question de la censure, voire du bannissement de la chaîne YouTube du Raptor a en effet été posée en 2018, lorsque l’une de ses vidéos (une Foire Aux Questions/FAQ) a été suivie de cyberharcèlement massif par sa communauté à l’égard d’une autre vidéaste féministe, Marion Séclin. Le Raptor s’est alors adapté en faisant des choix plus prudents dans le montage.

15Toujours en 2018, le Raptor a toutefois travaillé sur d’autres projets, notamment « Monte une équipe » avec Papacito. Il s’agit de permettre aux membres de leurs communautés de se rencontrer pour socialiser et éventuellement s’entraîner en groupe, à la fois physiquement et intellectuellement. Selon Wiki-dissidence, il s’agit d’un projet de communautarisation qui a été vivement critiqué par les opposants de la ligne politique du Raptor et ses compères, accusés de vouloir former une milice. Mais pour Le Raptor, l’objectif de ce projet est « d’aider les jeunes français à s’intéresser à leur condition, leur proposer de réfléchir autrement qu’à travers l’idéologie dominante cosmopolitiquement correcte, et finalement comprendre que pour qu’une société change, il faut montrer l’exemple et changer soi-même » (Valeurs Actuelles, 2018). À la date du 18 juin 2024, l’aventure YouTube du Raptor est en pause, sa chaîne n’étant plus alimentée en vidéos depuis plus de 10 mois. Désormais entrepreneur, il dirige une entreprise de coaching en transformation physique ainsi qu’une autre de production/vente de compléments alimentaires. Son podcast « 10 000 pas » lancé en septembre 2022, centré sur le développement personnel, la transformation physique et morale, tout en reprenant largement les codes de ses vidéos, en fait largement la promotion, tout comme celle, plus discrète cependant, de ses positionnements politiques de droite radicale masculiniste et antiféministe.

Le modèle de masculinité promu par le Raptor dans son podcast

16Bien que le podcast du Raptor comprend toute une multitude de sujets et des thématiques, chacune dessine le modèle de masculinité connu comme « Chad » dans les milieux de la manosphère. Il s’agit d’un homme musclé, viril, fort, séduisant, indépendant dans sa façon d’agir et penser. La nouvelle rubrique « les conseils de Chad » décrit bien les recettes à suivre :

1) Manger 3 à 4 œufs par jour (apport en protéines) ;

2) Marcher 7 000 à 10 000 pas par jour (santé physique) ;

3) Arrêter de vous chercher des excuses (agir comme un homme) ;

4) Maximiser sa production naturelle de testostérone ;

5) Arrêter définitivement le porno (confiance en soi, estime de soi, éviter la diminution de sa production de testostérone) ;

6) Optimiser son sommeil.

  • 1  L’expression « hakis des rois » vient du vocabulaire des mangas, il s’agit d’une sorte de super-po (…)

17Ces conseils sont partagés sur sa page @raptorcoachingpro, consacrée aux entraînements, où l’auteur promet que les hommes suivant ces conseils deviendront « full testo », « full hakis des rois1 », « full match Tinder » (en traduction – ils deviendront des hommes virils, rares et compétitifs, du niveau supérieur). Chez les enquêtés, un « Chad » est également associé avec une forme de « vraie masculinité », pendant qu’un « homme déconstruit » serait un « homme soja », incapable de remplir son rôle traditionnel du défenseur de femme. Ainsi, H, 20 ans, étudiant, nous dit : « C’est un “Chad” qui va défendre une femme lorsqu’elle se fait agressée, les autres femmes et les hommes déconstruit ne ferons que regarder et filmer par exemple » (H, 20 ans, homme). Dans l’un des conseils disséminés au cours du « Courrier des auditeurs », le Raptor suggère à un jeune homme qui demande comment se remettre d’une rupture amoureuse qu’il est « un cuck » et qu’il devrait juste « faire des pompes » au lieu d’éprouver des émotions (épisode 2). Ainsi, à travers ces thématiques abordées dans son podcast, le Raptor va promouvoir cette version de masculinité « traditionnelle ». Mais en quoi est-elle antiféministe ?

18Afin de poursuivre la réflexion, il convient d’abord de faire la distinction entre l’antiféminisme, la misogynie et le masculinisme. Pendant que la misogynie peut être définie comme la haine ou le mépris pour le sexe féminin (Droin, 2017), et caractérisera plutôt les mouvements masculinistes des Incels ou MGTOW (Morin, 2021), l’antiféminisme désigne la haine contre une catégorie particulière des femmes qui tentent de redéfinir les rôles traditionnels dans la société et le couple, notamment les féministes (Devreux et Lamoureux, 2012). Dans ce sens, le terme de masculinisme se rapproche de celui de l’antiféminisme pour désigner « tout groupe organisé autour de la défense de la “cause des hommes” dans une confrontation/rivalité avec le féminisme et les femmes » (Gourarier, 2017 : 10), bien que plusieurs formes de masculinisme peuvent être distinguées (Morin, 2021).

19Il convient de noter que les publics du Raptor ne semblent pas tous s’opposer au féminisme en soi, mais plutôt à sa forme « contemporaine ». Leur définition du féminisme contemporain se rapproche du concept de post-féminisme dans le sens où le féminisme aurait déjà gagné l’égalité, et que le féminisme actuel ne ferait que renforcer de prétendus « privilèges » féminins, et à mettre la société dans son ensemble « sous l’emprise du nouveau matriarcat » (Devreux et Lamoureux, 2012 : 12).

20Ainsi, quand il s’agit de savoir si le modèle de « Chad » est incompatible avec le féminisme, une enquêtée répond : « C’est incompatible avec le féminisme actuel qui je pense a plus pour but de promouvoir un matriarcat que l’égalité des sexes » (M, 25 ans, étudiante). Selon B (20 ans, étudiant), « certes le “Chad” du Raptor ne cautionne pas les dérives du féministe (polyamour, etc.) mais je pense que les préceptes du Raptor sont compatibles avec le féministes (sic) des femmes de la vrai vie (en opposition du féminisme des réseaux qui représente une extrême minorité bruyante) ». D’autres enquêtés s’opposent plus ouvertement à toute forme du féminisme : « Pour être honnête avec vous, j’en ai strictement rien à foutre du féminisme » (J, 20 ans, étudiant), ou bien « Non moi je m’en fiche du féminisme je trouve ça absurde » (F, 18 ans, étudiant). M (29 ans, développeuse web), déclare « Alors je ne suis pas une féministe non plus hein 😅 », mais nous fait part d’un certain désaccord avec les propos du Raptor :

Mais parfois je le trouve un peu réducteur, oui… après tout n’est pas incompatible ! Une femme peu avoir de l’ambition et pratiquer du sport ! Mais elle peut aussi se défendre et subvenir aux besoins de sa famille (dans un de ses podcast, il suggérait notamment aux femmes de ne pas intervenir dans des fights… tout dépend évidemment le contexte, mais une femme n’est pas une chose fragile non plus quoi… et il parlait egalement du fait que cetait lui seul qui subvenait aux besoins parce que cetait son rôle…)

21Le modèle du « Chad » trouve sa réflexion dans toutes les thématiques abordées par l’influenceur dans son podcast, que ce soit les relations amoureuses, la musculation, l’actualité, la réussite professionnelle et le développement personnel.

Un contre-public antiféministe prétendument subalterne

22Le Raptor mobilise des arguments et des postures dans son podcast qui semblent a priori contradictoires avec l’idée même de contre-public subalterne, tout en les y articulant. Par exemple, dès le premier podcast, il affirme que ses auditeurs masculins, sous peine de devenir « d’énormes cucks », doivent, comme lui, refermer très fort le bouchon de leurs bouteilles d’eau gazeuse pour ne pas que « votre meuf puisse l’ouvrir par elle-même : c’est fait exprès pour qu’elle soit encore plus dépendante de moi. Faut qu’elle vienne me demander de l’ouvrir, comme ça la hiérarchie est instaurée ». Ici, se reflète la conception traditionnelle de la masculinité du Raptor, en rapport à une féminité là aussi traditionnelle. Dès lors, comment le Raptor et son public parviennent-ils à mobiliser un éthos dominant, parce qu’associé à une masculinité hégémonique, et à d’autres moments à adopter et mobiliser « une position discursive et une identité de contre-public subalterne souffrant d’illégitimité institutionnelle et dont les revendications ne seraient pas prises en compte par les politiques publiques d’égalité » (Kunert, 2017 : 97-98) ? Ceci doit en grande partie au fait que, comme dans les collectifs mobilisés autour de la « cause des hommes », que Kunert étudie, le Raptor et son public, comme plus largement les mouvements antiféministes, se perçoivent comme des résistants face à une « hégémonie féministe » qu’ils s’emploient à dénoncer.

23Ainsi, en partant du constat que « l’intelligibilité sociale d’un discours idéologique donné se trouve en bonne partie dans le(s) discours antagoniste(s) » (Rennes, 2007a : 17), nous devons replacer le discours sur le masculin et le féminin du Raptor dans deux contextes : d’un côté, la controverse entre féministes et antiféministes sur l’égalité entre les sexes et les rôles sociaux sexués et, d’un autre côté, la promotion en ligne et hors-ligne du thème du « déclin national » par les droites nationalistes dans l’espace public, qui se saisissent de ce « discours décliniste pour dénoncer des évolutions socio-culturelles et des groupes sociaux jugés néfastes (femmes, homosexuels) » (Studnicki, 2021).

24Ces derniers, par leur activisme politique sont ainsi accusés de chercher, voire de parvenir, à « dissoudre la virilité nationale », et par là, à contribuer à la « féminisation de la société » et mettre la masculinité en crise (Dupuis-Déri, 2012). De tels discours ne sont pas récents : la Nouvelle-Droite, dans les années 1960, dénonçait déjà la « dévirilisation du peuple français » après l’indépendance de l’Algérie, et plus encore au moment de Mai 68 (Shepard, 2018), tandis que depuis les années 1990, des polémistes tels que Zemmour et Soral ont pu faire la promotion auprès d’un large public, à la télévision et par des livres, d’un discours ouvertement anti-féministe : le féminisme serait la cause même du déclin national. Cette clarification nous permet ici d’atteindre un point nodal de l’analyse : derrière le cadre de développement personnel individualiste du podcast du Raptor, se fait plutôt jour la promotion d’un projet politique et culturel nationaliste destiné en premier lieu aux hommes. Il s’agit, selon un commentaire daté du 20 novembre 2022 sur Apple Podcast, d’un « super projet de rendre aux hommes leur masculinité », ou encore de « reconstituer un esprit de Chad ». Cette émasculation symbolique s’articule ainsi au combat culturel visant à diffuser des valeurs, représentations et normes.

Conclusion

25L’étude exploratoire du podcast du Raptor « 10 000 pas » permet de décrire un modèle de masculinité « hégémonique » ou « traditionnelle ». Cette vision de masculinité oppose les hommes « virils », musclés, séducteurs, dont « Chad » est un parfait exemple, aux hommes « efféminés » et « émotifs » – les « cucks » ou les « hommes-soja ». Cette masculinité trouve sa réflexion dans plusieurs thématiques abordés dans le podcast, qu’il s’agisse de la musculation (l’aspect physique ou « animal » de la masculinité), le développement personnel (le succès professionnel d’un « vrai homme »), la séduction (un « Chad » sait attirer les femmes), sans oublier la vision de la société (un représentant de masculinité hégémonique ne se laisserait pas manipuler par « la matrice », il ose avoir ses propres avis sur tout, souvent « alternatifs »). Ainsi, sans aborder directement la question de masculinité, le Raptor l’aborde indirectement dans toutes les thématiques de son podcast. Ce modèle de masculinité n’accepte pas la redéfinition des rôles traditionnelles de l’homme et de la femme dans un couple et plus largement dans la société. Cette étude n’est qu’une première tentative de définir ce modèle de masculinité et son articulation dans ce nouveau format de communication qui est le podcast. Elle est novatrice surtout dans sa méthodologie, en combinant plusieurs micro-corpus et en proposant des méthodes originales d’étude de la production et de la réception des podcasts de manière plus générale.

Gulnara Zakharova et Olivier Peria


Bibliographie

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Notes

1  L’expression « hakis des rois » vient du vocabulaire des mangas, il s’agit d’une sorte de super-pouvoir dans «One Piece» que seuls les pirates les plus puissants, revendiquant le titre de « Roi des Pirates » peuvent acquérir.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Gulnara Zakharova et Olivier Peria« L’antiféminisme à l’écoute : les Podcasts comme nouveau format émergent des discours antiféministes »Revue française des sciences de l’information et de la communication [En ligne], 28 | 2024, mis en ligne le 26 juin 2024, consulté le 02 septembre 2024URL : http://journals.openedition.org/rfsic/15783

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Auteurs

Gulnara Zakharova

Gulnara Zakharova est doctorante au CARISM (EGIC ED 455) à l’Université Paris-Panthéon-Assas, où elle prépare sa thèse qui porte sur les publics de RT France et leurs motivations. Après une licence en science politique à Moscou, elle a poursuivi ses études en sciences de l’information et de la communication à Paris. Ses thématiques de recherche portent sur l’étude de publics, les médias transnationaux, l’internationalisation de l’information, l’analyse des commentaires sur les réseaux sociaux, les contre-publics en ligne, les publics affectifs, les publics militants.

Olivier Peria

Olivier Peria est doctorant en communication à l’Université de Lyon, membre du laboratoire ELICO. Ses travaux portent sur les dynamiques de la communication numérique et leur impact sur l’engagement civique et politique des jeunes générations. Il travaille actuellement sur le projet intitulé « Communication en ligne et engagement civique : dynamiques et impacts », en collaboration avec le Laboratoire des Usages et Usages Numériques (LUUN)

Droits d’auteur

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https://journals.openedition.org/rfsic/15783

A lire sur le sujet.
● Subir la violence dans les médias : agressions symboliques et directes contre les femmes journalistes au Mexique.

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