En 1921 parait un texte très critique sur la situation de la population afro-caribéenne dans les colonies néerlandaises, sous la forme d’une lettre envoyée au Negro World, un journal de langue anglaise disposant du vaste lectorat international. Ce texte constitue une étape importante, pourtant non encore décrite, dans l’histoire de l’anticolonialisme dans les Antilles néerlandaises. Les indices ponctuant le texte semblent mener à Medardo de Marchena, une épine dans le pied de l’autorité coloniale de Curaçao.
Le 23 avril 1921, une lettre au ton ouvertement critique, signée de la main de Filogène Maillard et intitulée «Autocracy in the Dutch West Indies» (« Autocratie dans les Antilles néerlandaises ») est publiée dans le Negro World, le journal du mouvement fondé par l’activiste des droits civiques jamaïcain Marcus Garvey. De cette lettre on sait bien peu de choses, mais il s’agit incontestablement d’un tournant dans l’histoire de l’anticolonialisme dans les Antilles néerlandaises à cette époque.
Jusqu’alors, les premiers témoignages critiques recensés étaient l’épilogue du roman Zuid-Zuidwest (« Sud-Sud-Ouest ») de l’auteur surinamien Albert Helman, rédigé en 1926, trois ans avant la première publication en 1929 de Medardo de Marchena, quant à lui originaire de Curaçao: «Ignorance, ou la formation d’un peuple» (titre original : Ignorancia o educando un pueblo). Contrairement à ces deux publications plus tardives, la lettre parue dans le Negro World a touché un public beaucoup plus large: au-delà du lectorat néerlandais ayant un intérêt pour la question coloniale, ce texte a été reçu par les partisans anglophones de Marcus Garvey aux États-Unis et dans les Caraïbes: soit un public de millions de personnes.
Le ton de la lettre de 1921 est dur; le contributeur informe les membres du mouvement que les abus contre lesquels ils luttent se produisent également dans les colonies néerlandaises des Caraïbes et affirme en outre que la population afro-antillaise, en particulier celle de Curaçao, y participe. La grande influence du clergé catholique y est spécifiquement mentionnée :
It is painful to state that this population is absolutely ruled by a half dozen Hollanders who are ignorant of the needs of the people. The inhabitants of these colonies, the Negroes especially, have entirely nothing to do with the government of their respective birthplaces. But it is their fault, as they also simply pass their lives ‘fooling’ with the bible.
(« Il est douloureux de constater que cette population est totalement dominée par une demi-douzaine de Hollandais qui ne connaissent pas les besoins du peuple. Les habitants de ces colonies, les Noirs surtout, n’ont absolument rien à voir avec le gouvernement de leurs lieux de naissance respectifs. Mais c’est aussi leur faute, car eux aussi passent leur vie à “tromper” la Bible.»)
Ce qui est frappant, c’est que l’anglais utilisé dans la lettre ne semble pas être celui d’un auteur francophone, ni d’un anglophone natif. Par exemple, le mot Hollanders est utilisé tel quel, et certaines tournures de phrase telles que have entirely nothing to do with («n’ont entièrement rien à voir avec») se démarquent par une certaine influence du néerlandais. Tout semble indiquer que l’auteur ayant signé la lettre, Filogène Maillard, écrivain franco-caribéen de tendance anticoloniale, a reçu l’aide d’un infiltré. Lui-même n’avait aucun lien démontrable avec les Antilles néerlandaises, il n’avait jusqu’alors rédigé que quelques articles critiques sur les colonies françaises. Sur base du contenu et de l’élaboration de la lettre, il paraît évident que la «taupe» de Maillard ait été Pedro Pablo Medardo de Marchena (1899-1968), le Curacien qui faisait grincer des dents les autorités néerlandaises.
En termes de contenu, l’article s’appuie par ailleurs sur deux arguments caractéristiques qui occupent une place centrale dans toutes les publications de de Marchena: la critique du rôle de l’Église catholique aux îles Sous-le-Vent, et l’attention portée au pouvoir des masses que, selon de Marchena, les Afro-Curaciens n’ont jamais exploité. Ce dernier argument s’inscrivait dans le sillage de l’une des idées centrales du garveyisme, mouvement ayant fortement influencé la pensée de De Marchena. Il n’est guère surprenant que Maillard ait signé la lettre en tant qu’unique auteur: ce dernier n’avait pas grand-chose à perdre, tandis que de Marchena aurait sans aucun doute dû faire face à des représailles et autres conséquences s’il avait publié dans ce journal sous son propre nom.
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