La Trinité de l’inadmissible
L’inadmissible est le résultat d’un triple « agissement » de la part des dominants :
- les dominants sont des irresponsables
- les dominants sont des incompétents
- les dominants sont des incapables.
En ces moments de pandémie, notre coopérative de presse est plus que jamais sous pression financière.
Et pourtant, jamais il n’aura été si urgent d’informer autrement,
pour mettre un terme aux politiques actuelles et explorer ensemble les possibles.
Jamais votre soutien n’aura été si important.
Vous souhaitez soutenir une presse libre, sans publicité, qui ne dépend que de ses lectrices et lecteurs ?
Abonnez-vous à www.pour.press
L’irresponsabilité
Le 23 juillet dernier, encore une fois, ils ont échoué à se mettre d’accord lors du G20 sur le principe de limiter à 1,5 degré l’augmentation de la température moyenne de l’atmosphère terrestre d’ici 2050. Ce sont des irresponsables.
La même conclusion s’applique au sujet des guerres. Les dominants le savent : les guerres ne résolvent aucun conflit, mais elles augmentent les raisons de conflits ultérieurs partout dans le monde (cas récents : l’Afghanistan, l’Irak, la Syrie, la Libye, le Soudan, l’Ukraine, …) Ils savent que dépenser 2 trillions de dollars pour les armements est insensé car cela augmente l’insécurité du monde. Les puissants, les Etats-Unis en particulier, savent que leurs 800 bases militaires déclarées à l’étranger ne sont pas un facteur de paix, mais un instrument de domination à leur service. Idem pour l’OTAN. Les groupes qui dominent les économies du monde se moquent de cela car le business militaire constitue la troisième source principale de « création de richesse » pour les riches, après l’informatique et l’industrie pharmaceutique.
Ils sont des irresponsables : les dominants se considèrent seulement responsables vis-à-vis de leurs intérêts, leur puissance et leur survie. En 2017, en Inde ils ont été capables de construire le premier porte-avion à propulsion nucléaire qui a coûté plus de 1,7 milliards de dollars, plus 1 milliard de dollars d’entretien annuel. Mais ils ont refusé de dépenser quelques centaines de milliers de $ pour empêcher en 2020-21 la mort par le Covid-19 de centaines de milliers de personnes suite au manque de bonbonnes d‘oxygène !
En réalité, tout en prétendant détenir le monopole techno-économique et le leadership politico-scientifique de la réponse « mondiale » au Covid 19, fondée sur l’engagement que « personne ne sera laissé de côté », un an et demi après le début de la contagion, plus de 60% de la population des pays « développés » (riches) a été vacciné alors que seulement 1 à 3% de la population des pays à bas revenus l’a été. Pour des milliards de personnes dans le monde la vaccination ne pourra atteindre le niveau minimal d’immunité qu’en 2024 alors que les profits des grandes compagnies multinationales américaines et occidentales ont déjà dépassé les 50 milliards !
Tout le monde sait que tant que les entreprises privées occidentales détiendront les brevets (la propriété privée exclusive à but lucratif) sur les vaccins, il n’y aura ni justice sanitaire mondiale ni sécurité sanitaire mondiale pour tous. Les inégalités face au droit à la santé entre les riches et les pauvres ne seront que plus dramatiques. Et la dépendance de milliards d’êtres humains vis-à-vis de la science et de la technologie des dominants et de leur « aide » ne fera qu’ajouter le ridicule à l’intolérable.
Enfin, depuis le début des années ’70, les dominants ont déclaré par la voix de leur institution financière-clé : la Banque mondiale, que leur objectif social prioritaire était de réduire à zéro en 2000 le nombre de personnes ayant moins de 1 dollar par jour de revenu (seuil dit d’extrême pauvreté). A l’époque, on parlait d’environ 1 milliard de personnes. Aujourd’hui le seuil est 1,90 dollar. La Banque mondiale elle-même reconnaît qu’il sera difficile de réduire à zéro (en 2030 !) le quasi 1 milliard de personnes encore en extrême pauvreté. Ce chiffre est par ailleurs « relativement bas » car il tient compte des données officielles fournies par la Chine (qui déclare qu’il n’y a plus de pauvres dans le pays) et l’Inde (qui signale une réduction de plusieurs centaines de millions de pauvres extrêmes).
Au-delà des chiffres, c’est irresponsable de se satisfaire d’une réduction de l’extrême pauvreté alors que le fait majeur des 20 dernières années est l’augmentation de la pauvreté relative et des inégalités de revenu : une poignée de milliardaires (8 pour être précis) possède la même richesse monétaire que la moitié de la population mondiale la plus pauvre (à savoir 3,6 milliards de personnes !). 1% de la population mondiale possède et contrôle 90 % de la richesse du monde.
C’est clair : le système dominant ne se considère pas responsable vis-à-vis de la vie et de la sécurité de vie de l’ensemble des habitants de la Terre. Dès lors, il agit dans l’illégalité et le non-respect de la Déclaration Universelle des Droits Humains et des Objectifs du Développement Durable de l’ONU (pourtant peu contraignants).
L’incompétence
Comme on vient de le constater, l’une des raisons structurelles de l’irresponsabilité des dominants se situe au niveau de leur vision de la vie et du monde, essentiellement mercantile, productive, techno-scientiste, asservie à l’efficience, conquérante, élitaire, violente… Cela les a amené à des conceptions et à des pratiques de la connaissance qui sont instrumentales et qui appartiennent au monde de la tekne et du « faire utile ».
Voir l’ouvrage du Groupe de Lisbonne, « Limites à la compétitivité. Pour un nouveau contrat mondial », Editions Boréal-Montréal, Labor-Bruxelles, La Découverte-Paris, 1995),
Les dominants visent la production, l’usage et la diffusion de connaissances et de compétences utiles et génératrices de puissance pour leurs activités privées, leur statut, le contrôle des marchés, la croissance de leur ROI (Return On Investment). Ils ne cherchent pas à devenir compétents pour sauvegarder et promouvoir le droit à la santé de tous. Le refus obstiné, hypocrite et intolérable des entreprises américaines et européennes de l’abolition des brevets sur le vivant exprime bien, de manière cohérente avec leur conception de la vie, la nature de la connaissance qui leur importe. Les compétences dont ces entreprises ont besoin ne sont pas celles souhaitées par la majorité des Etats, les milliers de scientifiques, les Prix Nobel, les institutions éthiques et religieuses comme l’église catholique et le Pape François, les milliers d’associations et de mouvements de la société civile du monde entier. Avec le soutien complice des pouvoirs politiques de leur pays, les entreprises détentrices des brevets veulent surtout rester propriétaires de leurs savoirs. D’abord, pour se défendre des entreprises concurrentes. Ensuite, pour conserver leur puissance en termes de capitalisation boursière grâce aux dividendes généreux que leur monopole économique des connaissances leur garantit. Pour elles, la connaissance ne peut pas être ouverte, partagée ou diffusée car elles perdraient leurs profits et leur puissance.
Les dominants sont opposés à une connaissance qui serait un bien commun public mondial. Ils n’ont aucun intérêt à acquérir des compétences pour contribuer à la construction de systèmes sociaux pacifiques, non violents, justes, promoteurs des droits universels et de valeurs telles que le respect de l’autre, l’amitié, la gratuité, le partage… Ils envoient les jeunes dans les écoles de gestion et d’administration, les « business schools » où ils acquièrent les compétences pour conquérir les marchés, éliminer les concurrents, maximiser le ROI à court terme, faire supporter par d’autres les externalités négatives de leurs activités, augmenter la puissance des armes.
Dès lors, ce n’est pas étonnant que, selon les dominants, la politique d’éducation et la politique d’innovation soient strictement centrées sur l’objectif de formation des « ressources » humaines et technologiques pour qu’elles acquièrent les savoirs et les compétences dont les entreprises « locales » ont besoin pour gagner les guerres compétitives sur les marchés mondiaux. Il est rare de lire que les objectifs prioritaires d’éducation et d’innovation soient de favoriser la capacité de nos sociétés de concrétiser hic et nunc les droits universels, la responsabilité collective du bien-être commun, la sécurité de l’humanité, la fraternité.
Incompétents, les dominants sont incapables de régir la vie de la Terre et de ses habitants dans la sauvegarde des droits universels, la promotion de la responsabilité individuelle et collective, la garantie de la sécurité collective, la solidarité commune.
L’incapacité
L’incapacité des dominants à résoudre les problèmes qu’ils ont créés est sous nos yeux évidente, même aux dominants. Mais ceux-ci ne peuvent pas l’admettre. Ainsi, ils cachent cette incapacité en évoquant comme source principale des difficultés (oh ironie !) la nature humaine égoïste, individualiste, l’augmentation de la population mondiale et la gravité exceptionnelle du « changement climatique ». Des arguments qui, séparément et ensemble, ne tiennent pas debout. Le dernier, par exemple, fait semblant d’oublier que le changement climatique n’est pas un phénomène endogène « naturel », mais le résultat évident de l’action humaine comme le démontre le dernier rapport du GIEC sur le climat et l’énergie du 6 août 2021.
Cfr. https://www.ipcc.ch/assessment-report/ar6/
Que faire ? Pour un autre agenda mondial : repenser la connaissance, esprit de la vie, bien commun universel.
Voir pour un approfondissement de ces problèmes mes ouvrages Pour une nouvelle narration du monde (2007) et Au nom de l’Humanité (2015).
La connaissance est le champ où le processus de libération peut et doit, à mon avis, se manifester et se développer principalement.
Le travail de construction d’un autre agenda passe par le rejet des brevets au nom d’une éthique libérée des intérêts privés, d’une culture animée par la force des valeurs universelles (liberté, justice, égalité, fraternité) et non pas par la valeur de la puissance et de la domination.
Il ne s’agit pas de rester dans l’optique d’une critique d’une partie du monde de la connaissance (la science et la technologie) en partant de leurs usages et de leurs effets. Il ne s’agit pas non plus de travailler sur comment obliger les entreprises privées et les pouvoirs publics à pratiquer une plus grande transparence, une « responsabilité sociale » et une « responsabilité environnementale ». L’histoire des 30 dernières années montre que hélas, c’est peine perdue. Il faut partir de la compréhension de la crise de la connaissance à la base de nos économies et de nos sociétés dominantes, en particulier la compréhension de leur agenda politique, économique et social. (A ce sujet, voir Debbie Kasper, Beyond the Knowledge Crisis, Springer Nature, 2021.)
Il faut repenser ce qu’est et doit être la connaissance à l’ère de la mondialité de la condition humaine et de l’anthropocène.
Un travail considérable de reconceptualisation concernant la connaissance attend les nouvelles générations. A cette fin, la seule voie possible pour l’humanité c’est libérer le devenir de la vie de la soumission au système dominant.
Riccardo Petrella
Nota : Pendant 15 ans, entre 1979 et 1994, Riccardo Petrella a dirigé, au sein de la Commission Européenne de la Communauté Européenne à Bruxelles, le programme de recherche Forecasting and Assessment in Science and Technology (FAST).