La libéralisation du transport ferroviaire national de passagers a été votée par le Parlement fédéral en décembre 2018. C’est un changement d’importance puisque la SNCB n’opérera plus en monopole et pourra être concurrencée par d’autres entreprises, dans le but de rendre le rail plus performant. Au même moment, les jeunes se mobilisent pour le climat et pour que les transports en commun remplacent la voiture. La libéralisation contribuera-t-elle à cet objectif ? Est-elle le coup de pouce dont le rail belge a besoin pour rattraper son retard sur la voiture, ou un projet hautement risqué ?
En quoi consiste la libéralisation du rail ?
Détaillons d’abord en quoi consiste la libéralisation du rail, qui se décline en deux volets. Le premier, voté en décembre 2018 à la Chambre des représentants, vise à permettre à d’autres entreprises que la SNCB d’utiliser les voies et infrastructures d’Infrabel afin de transporter des passagers. Des compagnies étrangères (SNCF, Deutsche Bahn…), régionales (Stib, De Lijn…) ou des entreprises privées (Virgin Trains, Italo…) pourraient dès lors faire rouler leurs trains en Belgique aux côtés ou à la place de ceux de la SNCB. Si certaines lignes sont jugées suffisamment rentables (essentiellement entre les grandes villes), il serait dès lors possible que des sociétés étrangères ou privées y proposent des voyages. Néanmoins, il faudra un an ou deux avant que ce premier volet dévoile ses effets.
La deuxième partie de la réforme est déjà votée au niveau européen et sera d’application en 2023. Elle vise à attribuer les franchises (entendez par là les subsides actuellement reçus par la SNCB) des différents tronçons actuellement couverts par la SNCB (ou carrément de l’ensemble du réseau), via des appels. Des entreprises proposant des offres moins chères pour l’État que celles que propose la SNCB pourraient dès lors obtenir ses subsides et rouler à sa place. Il ne s’agit pas d’une privatisation directe au sens où l’État vendrait la SNCB à une grande entreprise, mais indirecte au sens où l’on offre une place (sans doute croissante) au privé et à ses méthodes de gestion. La libéralisation du rail est une volonté de la Commission européenne, avec le soutien des États membres, dont la Belgique. Son objectif général est de pousser les entreprises ferroviaires à la performance en créant de la concurrence. Et ce, afin de diminuer le coût pour les contribuables, ou encore d’améliorer le service et augmenter l’utilisation du train par rapport aux autres modes de transport. Du coup, on pourrait s’attendre à ce qu’elle rende le train plus attractif que la voiture et contribue donc à la transition écologique.
Mais la libéralisation va-t-elle honorer les promesses que ses partisans placent en elle ? Nous avons réalisé une étude portant sur les expériences de libéralisation ayant eu lieu en Angleterre, en Suède et en Allemagne, les trois pays européens les plus avancés en la matière, dont nous vous livrons les conclusions.
Une augmentation des voyageurs ?
Pour déterminer si la libéralisation rend le rail plus attractif, il faut regarder si la “part modale” a augmenté dans les pays les plus libéralisés. La part modale, c’est le pourcentage de voyageurs utilisant le train plutôt que d’autres modes de transport (voiture et bus).
On observe que la part modale a bel et bien augmenté dans les pays les plus libéralisés. Les 15-20 années ayant suivi la libéralisation, la part du train a augmenté de 4 points de pourcentage (pp) en Grande-Bretagne, de 3 pp en Suède, et de 2 pp en Allemagne. La part du train dans le transport des passagers avoisine les 9 % aujourd’hui dans chacun de ces pays, ce qui est plus élevé que la moyenne européenne. Faut-il conclure que c’est la libéralisation qui a mené à ces performances ? Si l’on veut faire une mauvaise analyse, oui. Mais l’intérêt de notre étude a été de lier la question des performances avec le financement global du rail.
Nous avons été surpris de constater que suite aux libéralisations, les subsides de l’État accordés au rail n’ont pas diminué, comme les promoteurs de la réforme l’annonçaient, mais ont fortement augmenté. En Grande-Bretagne et en Suède, les subsides au rail ont atteint des niveaux deux à trois fois supérieurs aux niveaux pré-libéralisation. En Allemagne, la hausse des subsides fut plus modeste, d’environ 10 %. Ces augmentations de subsides se sont faites de manière progressive sur les dix années ayant suivi la libéralisation. Elles ont, soit, compensé les inefficacités dues au morcellement des acteurs entre la compagnie en charge de l’infrastructure et celles qui gèrent les trains ; soit, elles ont constitué des subsides indirects aux nouvelles compagnies privées à qui l’on a octroyé des coups de pouce à l’installation (notons au passage qu’en Grande-Bretagne, ces subsides ont en partie fini dans la poche des nouveaux actionnaires privés).
Mais aussi, les gouvernements ont engagé, parallèlement à la libéralisation, de vastes investissements dans les infrastructures ferroviaires et les opérateurs : nouvelles lignes, tunnels, équipements… Selon le rapport Steer Davies pour la Commission européenne (2015), ce réinvestissement colossal explique l’essentiel des gains en part modale en Grande-Bretagne, en Suède et en Allemagne, mais aussi dans d’autres pays pas ou peu libéralisés à l’époque, qui ont réinvesti dans le rail (Danemark, Pays-Bas). Ce n’est donc pas la libéralisation qui a été bonne pour la transition écologique, mais bien l’augmentation de l’investissement public qui s’est produit en parallèle de celle-ci.
La voie hasardeuse de la libéralisation
Lors de nos recherches, nous n’avons pu établir aucun lien clair entre une plus grande attractivité du train et la libéralisation, pas plus qu’entre cette dernière et d’éventuels changements du niveau des prix ou de la qualité pour les usagers, et encore moins en termes de diminution du coût public.
Seuls deux éléments se dégagent avec clarté des expériences actuelles de libéralisation : d’une part, la flexibilisation horaire des tarifs : plus chers en heure de pointe, moins chers en heure creuse. D’autre part, la baisse de la qualité des conditions de travail pour les cheminots. En Allemagne, par exemple, 60 % des employés déclaraient apprécier travailler pour la Deutsche Bahn au moment de la libéralisation, contre 49 % trois ans plus tard. Lorsque des gains d’efficience ont pu être observés, ils ont été majoritairement dus à une augmentation des cadences de travail, du stress et une précarisation des contrats. Mais nous doutons que des gains d’efficience au prix de la dégradation de la qualité de vie de dizaines de milliers de personnes constituent un projet positif.
L’introduction de la concurrence dans le rail ne sera donc probablement pas l’accélérateur d’une transition de la voiture vers le train. Si la mise en concurrence pour attribuer les subsides est déjà votée, les règles européennes offrent la possibilité d’en reporter la mise en œuvre jusqu’en 2033. Il est souhaitable que la Belgique se saisisse de cette possibilité.
Notons que d’ici là, vu les évolutions politiques en Europe, il est possible que les cartes politiques soient fortement rebattues et que le consensus bon gré mal gré autour de la libéralisation vole en éclat. Rien n’est donc encore joué.
En tout cas, plutôt qu’emprunter cette voie hasardeuse de la libéralisation, nous plaidons pour reproduire en Belgique ce qui a réellement marché pour augmenter la part modale dans les autres pays : un refinancement du rail. Selon les études, entre deux et quatre milliards d’euros s’envolent chaque année en déductions fiscales pour les voitures de société. Utiliser ne serait-ce que la moitié de cet argent pourrait multiplier le nombre de lignes et les fréquences, résoudre le problème des retards, et même rendre le rail gratuit. Plutôt qu’une libéralisation, c’est un électrochoc de ce type dont la mobilité a besoin en Belgique.