Alors que s’ouvre le procès des organisateurs de la vague d’attentats qui ont ensanglanté Paris en 2015, La Cellule retrace, à partir des dossiers d’instruction, une année de chasse des agents de Daesh par les services de sécurité européens . La rigueur glaçante et l’immersion dans le quotidien des terroristes nous éclairent sur une réalité terrifiante.
Cela fait six ans que le 11 septembre français a eu lieu. Six ans que l’oubli thérapeutique a permis aux français de continuer à vivre, malgré la menace, toujours présente. L’assassinat de Samuel Paty nous l’a rappelé récemment. Pour qui n’a pas suivi tous ces derniers mois les évolutions de l’enquête judiciaire cet album sera un choc, un retour en forme d’épreuve sur une année où le nouveau Califat islamiste n’est pas passé loin de son objectif de mettre à genoux la patrie des droits de l’homme et de la laïcité.
Le dessinateur Nicolas Otero s’intéresse depuis longtemps aux récits journalistiques ou d’actualité en commençant sa carrière sur des enquêtes autour du Klan dans la série Amerikkka. Plus récemment il a travaillé sur la tuerie militaire de Thiaroy ou sur la problématique des abattoirs. Dans ce récit à la progression clinique il a travaillé avec le journaliste du Monde Soren Seelow et Kevin Jackson, directeur d’études au Centre d’Analyse du Terrorisme, dans un format proche du documentaire photo. Ainsi son apport a consisté à habiller la mise en page et travailler en style dessiné des photographies et notamment les portraits des terroristes impliqués de près ou de loin dans les attentats. Et c’est ce choix, s’il n’est pas le plus esthétique, qui provoque ce sentiment de tension, cette nausée sidérée que l’on garde tout au long de la lecture.
Débutant aux “prémices” des attentats de Charlie en janvier 2015, on entame alors une virée au cœur de Daesh tout au long de cette année où l’on comprend que, autant par concurrence entre Al Quaïda (organisation ayant revendiqué les premiers attentats) et le nouvellement proclamé “Califat” que pour être ceux qui provoqueront le “11 septembre français”, cette cellule menée par Abdelhamid Abaaoud s’organise pour mener son grand œuvre. Ce qui sidère et terrifie c’est la détermination sans faille, la froideur dans l’exécution, dans l’anticipation et même lorsqu’ils sont en cavale après leur forfait, de ces jeunes hommes. Si les trous béants dans la coordination entre les services belges et français (plusieurs fois les futurs tueurs seront arrêtés et relâchés) font tiquer, c’est surtout à un véritable récit d’espionnage à l’ancienne que l’on est soumis. Le professionnalisme, l’inventivité, la rigueur de ces tueurs n’ont rien à envier aux professionnels de la sécurité occidentaux, issus des plus grandes écoles et dotés du meilleur équipement. Car on touche les failles de nos démocraties et de cette Europe faite de libre circulation et d’une absence de frontières dont on saisis ici toutes les conséquences en matière de sécurité publique. Ainsi le passage par avion est strictement impossible (sans que les terroristes soient pourtant inquiétés). Les mailles du filet sont étroites, mais lors de vagues de réfugiés issus de la guerre syrienne le système s’avère débordé. Tout au long de l’enquête le Renseignement se contente de courir après Abaaoud et ses ouailles malgré de nombreux contacts infructueux faute de motifs légaux pour les incarcérer. Jusque au dernier moment, lorsque le Juge Trévidic alerte dans la presse sur l’imminence d’attentats meurtriers et sur des services démunis, on constate l’inéluctabilité du projet jusque dans sa conclusion où seul un hasard permet d’empêcher que la cellule ne lance d’autres attaques…
Tout au long des cinq parties, ces visages (issus pour la plupart de fichiers policiers) nous fixent, agrémentés de dialogues qui nous placent dans l’immédiateté documentaire. Le procédé est redoutable tant il nous donne le sentiment de vivre le quotidien de ces personnes qui loin d’être folles, se recouvrent d’une réalité alternative faite de chevalerie, de croisés et de paradis des martyres. A quelques exceptions près, quelques ratés qui font s’interroger les enquêteurs sur des hésitations de dernières minutes, jamais ils ne doutent et se saluent simplement avec rendez-vous “de l’autre côté” avant de lancer leurs offensives suicides. Si l’on connaît la rigueur sanglante de Daesh dans les décapitations et autres démonstrations de terreur on constate plutôt ici une famille bienveillante des bon contre les mécréants. Dans cet univers imaginaire la “vengeance” contre les attaques des coalisés en Irak est froidement analysée et justifiée, sans aucune faiblesse. Les stratégies de terreur incluent dans l’équation les réactions de la population, l’effet médiatique, de l’image, tout de qui fait nos démocraties devient une faille dans laquelle s’engouffrent ceux qui sont, nés qui en Belgique, qui en France. Et l’on comprend que tant que des bases opérationnelles et des soutiens logistiques seront possibles, nous ne serons jamais en sécurité tant leur détermination leur donne plusieurs coups d’avance sur les services anti-terroristes…
Outre la sècheresse du récit c’est sa sincérité qui marque. Bien sur on lance par moment un manque de moyens et des réglages inter-services qui pourraient resserrer les filets. Mais tous les agents du contre-terrorisme en sont conscients: il n’y a pas de solution de long terme pour empêcher des personnes aussi déterminées de semer la mort. Se posent alors en filigranes ce que François Durpaire avait abordé dans un mode dystopique sur sa série La présidente, la question de notre morale républicaine et démocratique, ces principes absolus qui reposent notamment sur le passage in fine de la Justice. Quoi qu’il en coûte et pour ne pas perdre notre âme dans ce conflit civilisationnel.