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Les récentes sorties de Pierre Wunsch (gouverneur de la BNB) ont été l’occasion de mettre à nouveau en lumière une institution aussi fondamentale que méconnue : la Banque nationale de Belgique (BNB). Dans un article intitulé
« Notre Banque nationale est-elle de droite ? »,
Le Soir commence par rappeler que «
La Banque nationale n’est pas une banque comme la vôtre. C’est la “banque des banques” – autrement dit : la banque centrale. À ce titre, elle est chargée de mettre en œuvre la politique monétaire – d’influencer le niveau des taux d’intérêt – selon les décisions prises avec la Banque centrale européenne (BCE) et les autres banques centrales nationales des États partageant la monnaie unique. La BNB a également pour mission de surveiller les banques afin d’assurer la stabilité financière – comprenez : d’éviter la faillite d’une ou plusieurs banques. »
Ces missions d’intérêt public, poursuit l’article, la BNB doit les mener en toute « indépendance » du pouvoir politique, une caractéristique présentée comme « essentielle » et qu’elle partagerait d’ailleurs avec « les Banques centrales des autres pays avancés ». Une « évidence » qui aurait toutefois mérité d’être remise en contexte.
La sanctuarisation des marchés
La démocratie comme une menace à circonscrire pour le « bon » fonctionnement de l’économie capitaliste
L’indépendance des Banques centrales est en effet une notion relativement récente qui ne s’est largement imposée au niveau mondial que dans le cadre du tournant néolibéral des années 1980 dont elle fut, et reste à ce jour, un instrument majeur. Il ne s’agit en rien d’une théorie robuste, mais plutôt d’un présupposé politique, popularisé par les monétaristes en Europe et aux États-Unis, parmi lesquels Milton Friedman, l’un des pères fondateurs du néolibéralisme. Cette indépendance vise un double objectif : éviter les conséquences que peuvent avoir des choix politiques sur l’inflation pour protéger les capitaux et promouvoir l’idée d’une «
constitution économique ». Dans cet ordre d’idées, Milton Friedman considérait par exemple la démocratie comme une menace à circonscrire pour le « bon » fonctionnement de l’économie (capitaliste).
Un seul et même objectif fondamental : limiter les marges de manœuvre des gouvernements nationaux
Des dispositifs comme l’indépendance des Banques centrales, mais aussi la multiplication des traités de libre-échange ou encore la levée des contrôles sur la circulation des capitaux poursuivent donc un seul et même objectif fondamental : limiter les marges de manœuvre des gouvernements nationaux face à des demandes « populaires » qui risqueraient de nuire au marché ! Il s’agit donc bien de discipliner ces mêmes gouvernements par la sanctuarisation du marché, au nom de prétendues «
lois économiques supérieures »… que les Banques centrales sont pourtant les premières à enfreindre lorsqu’il s’agit de voler au secours de financiers peu scrupuleux.
Toute politique économique est toujours une affaire d’arbitrage entre différents intérêts
Le fait est qu’il n’y a pas de «
lois économiques », du moins pas de lois indépendantes des rapports de force qui structurent nos sociétés. L’économique est nécessairement encastré dans le politique, comme l’a démontré l’économiste Karl Polanyi. Toute politique économique, y compris monétaire, est donc toujours une affaire d’arbitrage entre différents intérêts. Prétendre le contraire, c’est simplement œuvrer à reproduire une société à l’identique qui protège de facto les intérêts dominants.
L’Union européenne a poussé cette logique à son paroxysme
Pour en revenir à la question posée par
Le Soir, une Banque centrale « indépendante » est donc par construction de droite (ou du moins « néolibérale »), dans la mesure où cette indépendance traduit précisément une idée (néolibérale) selon laquelle l’économie (capitaliste) doit être sanctuarisée dans son fonctionnement face aux aléas de la vie politique démocratique. On ajoutera d’ailleurs que c’est d’autant plus le cas au sein de l’Union européenne, qui a poussé cette logique à son paroxysme.
L’« indépendance », pour quoi faire ?
D’abord, en faisant de la lutte contre l’inflation l’unique priorité de la BCE (là où la Fed, par exemple, doit à la fois lutter contre l’inflation et promouvoir le plein-emploi, deux objectifs potentiellement antagonistes entre lesquels elle doit essayer de trouver un équilibre). Mais aussi et surtout en gravant l’indépendance de la BCE dans le marbre des traités, selon l’ordo-libéralisme allemand (n’oublions pas que la BCE, basée à Francfort, a été créée sur le modèle de la Bundesbank). Dans « les autres pays avancés », l’indépendance de la Banque centrale est généralement de l’ordre du « fonctionnel », elle reste soumise au contrôle du parlement et elle peut être modifiée par la loi, ce qui n’est pas le cas dans la zone euro.
Une politique monétaire contre-démocratique
La politique monétaire européenne s’accompagne en outre, depuis 2010, d’une politique budgétaire «
qui ne dit pas son nom », visant essentiellement à encadrer les salaires et la dépense publique pour garantir les objectifs de la BCE. Par contre, elle ne s’accompagne toujours pas d’un mécanisme de solidarité entre États membres « digne de ce nom ». Résultat : on se retrouve avec une politique monétaire contre-démocratique et une politique budgétaire influencée par une institution non-élue, dont « l’indépendance » sert d’abord et avant tout les intérêts des classes sociales et des États les plus puissants de la zone euro, Allemagne en tête.
Un cadre structurellement néolibéral, dont il est urgent de sortir
De ce point de vue, le problème n’est donc pas tant la personnalité « trop libérale » de Pierre Wunsch, mais bien le cadre structurel dans lequel ce dernier et la BNB sont amenés à exercer leurs missions. Un cadre structurellement néolibéral, dont il est urgent de sortir pour répondre aux multiples crises (sociales, écologiques, démocratiques) actuelles.
Cédric Leterme, GRESEA
GRESEA : Groupe de recherche pour une stratégie économique alternative (www.gresea.be)