Celui qui se fait appeler André Hébert quitte la France en 2017 pour le Kurdistan Syrien (ce qu’on appelle le Rojava) afin de rejoindre les brigades internationales, assistant les combattants kurdes dans leur lutte contre la terreur du « Califat ». Là-bas il découvre une utopie politique qui dépasse de loin la seule défense de la liberté face à la barbarie djihadiste…
Impliqué depuis sa première série sur des sujets très politiques, Nicolas Otero s’est résolument orienté vers la BD documentaire depuis 2018 et son formidable Morts par la France. L’an dernier il proposait une enquête au scalpel sur l’itinéraire des tueurs du 13 novembre 2015 en évoluant son dessin vers une technique de photos retouchées. Il adapte cette fois le livre autobiographique d’André Hébert (c’est un pseudonyme) dans un style hybride entre le dessin et la retouche hyper-réaliste. Alors que ce type de dessins brouillent les pistes entre la réalité et la fiction au risque d’un effet figé constaté dans les albums hyper-réalistes, Otero réussit le pari de proposer un véritable album de BD dans une synthèse remarquable entre le reportage et le récit graphique.
De la libération sanglante de Raqqa on en a eu des échos pendant quelques jours dans les médias, à une époque lointaine ou la menace djihadiste qui pesait sur notre civilisation poussait l’européen à s’intéresser à l’abominable guerre civile qui se déroule toujours en Syrie. On a déjà tracé des parallèles entre la Guerre d’Espagne comme répétition générale à la Seconde guerre mondiale et ce conflit moyen-oriental qui regroupe les marqueurs communs: une puissance russe utilisant ce conflit comme terrain de jeu avec comme perspective le conflit ukrainien actuel, un cynisme occidental qui regarde mourir les combattants de la liberté à ses portes, un afflux de combattants internationaux venus défendre une idée de la liberté et de la démocratie sur cette terre aride… C’est dans cette optique que Hébert, élevé dans une culture marxiste, décide de quitter ses proches un beau jour pour se rendre au Rojava. Sur deux séjours entrecoupés d’une arrestation et d’une surveillance renforcée de la part des services de Renseignement français qui voient d’un mauvais œil ces profiles de loups solitaires qui peuvent aussi bien être de vrais démocrates comme des djihadistes infiltrés, il devient un soldat d’une zone de guerre civile, vivant la dureté de la vie de bivouac, la faim, la peur, l’adrénaline des combats… mais surtout la fraternité.
Car c’est la principale qualité de cette BD que de nous rappeler que loin du formatage médiatique autour d’un monde monolithique sur une vision très américaine existe une multitude expériences entre-deux qui donnent des leçons à notre modèle de République laïque universaliste. Le problème Kurde est ancien et pour une fois pas complètement la faute du partage des Empires après la première guerre mondiale. Si certains territoires disputés par des nationalismes peuvent prêter à discussion, l’intégrité ethnique, religieuse, politique et même géographique du Kurdistan justifie entièrement l’existence d’une Nation, que le délitement irakien et syrien auraient pu officialiser. Malheureusement le soutien russe à la guerre civile syrienne mais surtout indéfectible soutien américain au terrible pouvoir turc qui n’a jamais accepté l’existence d’un autre peuple sur une partie de son territoire obère l’existence de cet Etat. Et pas seulement pour des raisons religieuses.
Car on l’oublie mais l’entité kurde est historiquement acquise à des valeurs rarement hissées si haut hors d’Occident: l’égalité hommes-femmes, la démocratie directe, la laïcité… C’est cela qui bouleverse Hébert lors de ses séjours et renforce l’injustice d’un Etat français dont la realpolitik préserve les alliances diplomatiques au risque de sacrifier un (rare) allié de valeurs évident au Moyen-Orient. Avec le positionnement stratégique majeur, il est même étonnant que ce Kurdistan ne soit pas plus courtisé par les grandes puissances.
A la fois récit d’une époque courte mais majeure, chronique personnelle et tableau de terrain d’une guerre sale comme toutes les autres, Jusqu’à Raqqa est passionnant de bout en bout et donne envie de se documenter plus avant sur ces années de bouleversements majeurs au Moyen-Orient et sur l’histoire d’un peuple si loin et si proche.
Bd de “André Hébert” et Nicolas Otero
Editions Delcourt 2023
120p
Billet également paru sur le blog https://etagereimaginaire.wordpress.com/