Le 10 octobre 2024, le film Lyd devait être projeté à Jaffa, ancienne ville portuaire rattachée à Tel-Aviv, habitée à la fois par des Juifs et des Palestiniens. Lyd est le nom arabe de la ville de Lod, connue pour abriter le principal aéroport israélien. Mi-documentaire et mi-fiction uchronique, le film dépeint la Nakba de 1947 à 1949 et imagine la vie à Lyd si cette expulsion massive n’avait pas eu lieu. Lod a connu, en juillet 1948, un massacre perpétré dans la mosquée Dahamshe où, selon les sources, entre 95 et 250 Palestiniens qui s’y étaient réfugiés périrent sous les tirs d’obus tirés par des chars israéliens. Sorti en juillet 2023, Lyd, co-réalisé par Rami Younis, un journaliste palestinien citoyen israélien né à Lod et la documentariste américaine Sarah Ema Friedland, a été diffusé dans plusieurs festivals aux États-Unis.
Des films interdits de projection
Mais, ce 10 octobre, le film n’a pas été projeté. Le matin même, la police a informé son diffuseur, Mahmoud Abou Arisha, patron du cinéma Al Saraya, que c’était interdit. Le ministre de la culture, Miki Zohar, avait requis l’intervention policière en arguant d’un « risque sérieux et immédiat pour l’ordre public ». Lui-même avait été alerté par un militant connu d’extrême droite. Inutile de préciser que ni ce dernier, ni le ministre, ni le policier n’avaient vu le film. Une pétition a été présentée par quatorze associations artistiques israéliennes pour annuler cette interdiction, faisant valoir que « le rôle de la police est de protéger la liberté d’expression, pas ceux qui veulent l’abolir ». Réponse du ministre de la police, Itamar Ben Gvir :
Les gens de gauche qui hurlent suite à l’annulation de la projection de Lyd doivent comprendre qu’une loi est une loi et un ordre, un ordre.
Lyd n’est pas le premier à être interdit de diffusion en Israël ces derniers temps. En août 2024, Jenin Jenin 2, du cinéaste et acteur Mohammad Bakri, Palestinien citoyen israélien, avait subi le même sort. Et en octobre, ce fut au tour du film 1948 — Remember, Remember Not (1948 — Se souvenir, Ne pas se souvenir), de l’Israélienne Neta Shoshani.
Mais l’accumulation de ces décisions sur un temps court est symptomatique d’une évolution notoire : la poussée de la censure dans une atmosphère générale où l’aspiration à un « État fort » et autoritaire ne cesse de croître. Habitués depuis longtemps, les Palestiniens d’Israël en sont les premières victimes. Ainsi, le 7 novembre, le parlement a voté une loi permettant que « l’expulsion d’un terroriste » puisse être accompagnée de celle de ses proches, parents, enfants, frères ou sœurs. La décision, de facto, ne concerne que les Palestiniens citoyens israéliens, car Israël n’a jamais eu besoin de législation pour expulser de leur terre des Palestiniens occupés. Ce nouveau dispositif s’ajoute à la liste toujours plus longue des lois suprémacistes séparant juridiquement le traitement des citoyens israéliens, selon qu’ils sont juifs ou palestiniens.
Parallèlement — et c’est une nouveauté — s’installe une ambiance de chasse aux « traîtres juifs ». Le parlement connaissait depuis plus d’une décennie une poussée d’autoritarisme, incarné par la détermination de la droite d’abolir les prérogatives de la Cour suprême pour la soumettre au bon vouloir du seul exécutif. On assiste désormais à un flot de votes sur des projets de loi, des décrets et décisions portant sur la restriction de la liberté d’expression et d’action qui ne concerne plus uniquement la population palestinienne1. Elle vise désormais également toute parole jugée « offensante » envers Israël et sa politique.
Ainsi, une loi a été adoptée en octobre 2024 permettant de priver de son emploi tout enseignant qui aurait manifesté « de la sympathie pour une organisation terroriste ». Lorsque l’on sait qu’est jugée « terroriste » toute manifestation de soutien à la cause palestinienne, quelle qu’en soit la forme, on imagine la pression sur des enseignants en histoire, par exemple, qui oseraient s’éloigner de la version « officielle » sur l’expulsion des Palestiniens en 1948, selon laquelle « Israël n’a expulsé aucun Arabe. Ils sont partis volontairement ». Un autre projet de loi, encore en débat, parmi plusieurs du même acabit, prévoit une amende équivalente à 3 000 euros et une année d’emprisonnement pour quiconque brandirait un drapeau palestinien dans une institution publique. Ce dernier cible clairement les étudiants.
Les menaces qui pèsent sur le journal Haaretz, à la fois « quotidien de référence », mais aussi pôle principal de résistance dans la société à la politique coloniale menée par Benyamin Nétanyahou, sont l’incarnation de cette campagne contre le droit d’expression.
Haaretz, « soutien du terrorisme »
Ainsi, le 24 novembre 2024, le gouvernement a approuvé une proposition du ministre de la communication, Shlomo Karhi, qui enjoint toute administration publique et tout organisme bénéficiant d’un soutien financier de l’État de cesser de faire de la publicité dans ce journal ou d’y abonner ses personnels. Nétanyahou a fait savoir son soutien à cette proposition. Le gouvernement l’a justifiée au motif que « de nombreux éditoriaux (…) ont porté atteinte à la légitimité de l’État d’Israël ». Il accuse le propriétaire de Haaretz, Amos Schoken, de « soutien au terrorisme ». En fait, lors d’une conférence donnée à Londres quelques jours plus tôt, le 27 octobre, devant une audience essentiellement juive, ce dernier — qui revendique son sionisme — avait vilipendé le « cruel régime d’apartheid imposé à la population palestinienne » et évoqué les « combattants palestiniens de la liberté, qu’Israël appelle des terroristes ». Il reviendra sur ces propos peu après, précisant qu’il juge « le recours à la terreur illégitime », sans pour autant renier les termes de « combattants de la liberté ».
Le gouvernement s’est emparé de l’affaire pour commencer d’instruire ce qui ressemble à un procès en trahison des Israéliens dénonçant le colonialisme de leur État. Sans attendre le vote de la proposition de loi, le ministre de l’intérieur, Moshé Arbel, a immédiatement suspendu tous les abonnements des employés de son ministère à Haaretz. Le ministre de la justice, Yariv Levin, a proposé l’adoption d’une loi visant tout Israélien sans exclusive qui appellerait à boycotter l’État d’Israël ou ses dirigeants à être condamné à dix ans de prison, et à vingt ans en temps de guerre. Le directeur de la rédaction du journal, Aluf Benn, a réagi :
Nétanyahou veut un pouvoir israélien sans justice indépendante, où la police et les agences de sécurité sont transformées en milices privées [à son service], et bien entendu sans médias critiques et libres (…) Il ne nous effraie pas, et nous ne capitulerons pas.2
Benn a l’expérience de ce type de pressions. Il y a plus d’un an, le ministre Karhi avait déjà proposé au gouvernement d’imposer un boycott du journal dans tout l’appareil d’État : « armée, police, prisons, ministères et entreprises publiques »3. Mais depuis le 7 octobre 2023, la ferveur patriotique qui a envahi la société israélienne permet à l’agenda de l’extrême droite coloniale de se positionner publiquement avec une confiance accrue.
« Le nouveau chef de la Défense l’a décidé : l’apartheid est officiel »
Selon de nombreux témoignages, la réélection de Donald Trump a rendu Nétanyahou et son extrême droite « euphoriques »4. L’idée de parvenir à changer radicalement le rapport des forces dans la région au bénéfice d’Israël s’accompagne d’un sentiment de pouvoir parallèlement installer dans le pays un régime qui impose définitivement sa domination. Un exemple stupéfiant : une des premières décisions du nouveau ministre de la Défense, Israël Katz, a consisté à mettre fin à la possibilité d’incarcérer un colon juif sous le statut dit des « détentions administratives », qui permet d’emprisonner quiconque pour « menace à la sécurité » sans notification du délit supposé, sans jugement, et sans limite de temps. Actuellement, on estime à plus de 3 000 le nombre de ces détenus palestiniens détenus sans inculpation (sans compter le nombre inconnu de Gazaouis incarcérés). Le ministre de la Défense a décidé que, désormais, les citoyens juifs, eux, seraient exemptés en totalité de la détention administrative. On en comptait 16 au moment où il a pris sa décision — tous des colons extrémistes du type de ceux qui se déchaînent actuellement en Cisjordanie contre la population palestinienne — ; ils sont libres ipso facto. Des règles pour les uns, d’autres pour les autres. « Le nouveau chef de la Défense l’a décidé : l’apartheid est officiel », a titré Haaretz, le 24 novembre. Les colons, eux, sablent le champagne.
Étant parvenu à limoger son principal concurrent politique, l’ex-ministre de la défense Yoav Gallant — fameux auteur, au lendemain du 7 octobre, de la déclaration sur les « animaux humains » palestiniens — Nétanyahou s’entoure désormais de complices conjoncturels ou d’affidés inconditionnels. Ben Gvir a déjà transformé la police en une milice armée à sa botte. Dans le viseur de l’extrême droite figurent désormais la procureur générale de l’État, Gali Baharav-Miara, et le chef du Shin Beit (le service de sécurité intérieure), Ronen Bar, jugés tous deux insuffisamment fiables.
Un « État fort » sans comptes à rendre
Quant à Herzi Halevi, le chef d’état-major, son temps semble compté : non pour avoir mené la monstrueuse guerre à Gaza, mais pour avoir soutenu une négociation qui a pourtant mené à la libération d’otages israéliens et, surtout, pour avoir radicalement récusé tout retour à une occupation militaire à Gaza. Par ailleurs, si Nétanyahou veut sortir indemne des commissions d’enquête à venir concernant les responsabilités dans le fiasco sécuritaire du 7 octobre 2023, il est important pour lui de faire porter exclusivement la faute des attentats du Hamas à l’état-major. Pour la juriste israélienne Yaël Berda, professeure de droit à l’université hébraïque de Jérusalem :
Nous y sommes. Le coup d’État autoritaire est advenu. (…) Si vous ne soutenez pas l’État, alors il se retourne contre vous. Ce tournant autoritaire ne laisse de place ni au désaccord ni au débat5.
Cet « État fort » qui se met en place est, évidemment, amoureux de Trump : une communication de fausses nouvelles (fake news) doit alimenter la maîtrise absolue d’une « information alternative ». C’est pourquoi l’une des priorités de Nétanyahou et de ses acolytes messianistes est d’empêcher la diffusion d’informations sérieuses sur ce qui est advenu et advient quotidiennement à Gaza et au Liban. Celles-ci proviennent le plus souvent du travail réalisé par des médias locaux et des ONG israéliennes. Malgré la pression exercée par un appareil de propagande massif (la célèbre « hasbara ») et les nombreux obstacles opposés par les gouvernants, dont l’impossibilité pour les journalistes d’entrer à Gaza, ces derniers continuent de fournir autant d’informations vérifiées que possible sur les guerres en cours.
Si de plus en plus d’Israéliens quittent leur pays ces temps-ci — les chiffres exacts de ces départs restent inconnus —, ce n’est pas tant à cause des crimes massifs commis dans les Territoires palestiniens occupés (TPO) qu’en raison du sentiment, dans certains secteurs de l’opinion, d’une érosion galopante de la « démocratie » dont les Juifs israéliens ont bénéficié depuis la création de leur État. De ce point de vue, l’adoption par le parlement de la loi sur « Israël État-nation du peuple juif », en 2018, a constitué un tournant majeur en officialisant le suprémacisme juif comme pilier central de l’État. La frange la plus raciste, coloniale et messianique de l’opinion a commencé alors d’imposer plus radicalement un agenda qu’elle promouvait depuis longtemps. Son poids s’est accru bien plus encore, initialement dans une atmosphère de panique devant le fiasco sécuritaire du 7 octobre, puis de plus en plus encouragé par les « succès » de la campagne de destruction de Gaza, perçue comme une revanche légitime. Le sentiment paradoxal mêlant peur, surpuissance et immunité qui s’est alors installé ne pouvait qu’alimenter fortement le rejet des « traîtres de l’intérieur », ces rares Juifs israéliens hostiles à la dérive suprémaciste qui s’est emparée de l’immense majorité de la population. La voie ouverte vers l’État fort n’est que la conséquence naturelle de cette évolution.
Sylvain Cypel a été membre de la rédaction en chef du Monde, et auparavant directeur de la rédaction du Courrier international. Il est l’auteur de Les emmurés. La société israélienne dans l’impasse (La Découverte, 2006) et de L’État d’Israël contre les Juifs (La Découverte, 2020).